Ayant d’abord mis à mort Habîb, le vizir et le confident de son père[73], Motadhid tourna ses armes contre les Berbers et principalement contre ceux de Carmona, ses voisins. Il avait un motif tout particulier pour haïr les Berbers, car il croyait que, s’il n’y pourvoyait, ils ôteraient le trône à lui ou à ses descendants, ses astrologues lui ayant prédit que sa dynastie serait renversée par des hommes nés hors de la Péninsule[74]. Il mit donc tout en œuvre pour les extirper. Cette guerre fut de longue durée. Mohammed, le prince de Carmona, fut tué après s’être laissé attirer dans une embuscade (1042-3)[75]; mais comme son fils Ishâc lui succéda[76], les hostilités continuèrent.
En même temps Motadhid étendait ses limites du côté de l’ouest. En 1044 il enleva Mertola à Ibn-Taifour[77]. Puis il attaqua Ibn-Yahyâ, seigneur de Niébla. Ce n’était pas un Berber, c’était un Arabe, mais quand il s’agissait d’arrondir son territoire, Motadhid n’y regardait pas de si près. Réduit à l’étroit, Ibn-Yahyâ se jeta dans les bras des Berbers. Modhaffar de Badajoz vint à son secours, repoussa Motadhid, et se mit à former contre lui une ligue formidable dans laquelle entrèrent Bâdîs, Mohammed de Malaga et Mohammed d’Algéziras. Abou-’l-Walîd ibn-Djahwar, qui, dans l’année 1043, avait succédé à son père comme président de la république de Cordoue, fit tout ce qu’il pouvait pour réconcilier les deux partis; mais ce fut en vain: personne ne prêta l’oreille à ses ambassadeurs.
Les Berbers avaient formé le projet de marcher contre Séville aussitôt qu’ils auraient réuni leurs troupes et opéré leur jonction. Motadhid les prévint. Profitant de l’absence de Modhaffar qui n’avait pas suffisamment pourvu à la défense de ses propres Etats, il fit d’abord ravager le territoire de Badajoz; puis, se mettant en personne, contre sa coutume, à la tête de son armée, il marcha contre Niébla, attaqua les ennemis dans une espèce de défilé près des portes de la ville, et les culbuta en partie dans le Tinto; mais Modhaffar réussit à rallier ses soldats, les ramena à la charge, et força Motadhid à la retraite.
Modhaffar se réunit ensuite à ses alliés; mais pendant qu’il ravageait avec eux le pays sévillan, Ibn-Yahyâ se détacha de son parti, Motadhid l’ayant forcé de conclure une alliance avec lui. Modhaffar le punit en s’appropriant l’argent qu’il lui avait confié, et en faisant piller la campagne de Niébla[78]. Alors Ibn-Yahyâ implora le secours de Motadhid. Celui-ci fit attaquer les troupes de Badajoz, les attira dans une embuscade, et les mit en déroute. Non content de ce succès, il fit ravager les environs d’Evora par son fils Ismâîl. Afin de repousser cette attaque, le roi de Badajoz fit prendre les armes à tous ceux qui étaient en état d’en porter, et, ayant reçu un renfort de son allié, Ishâc de Carmona, il alla à la rencontre de l’ennemi. En vain les Berbers de Carmona l’exhortaient à ne pas le faire. «Vous ignorez, lui disaient-ils, que l’armée sévillane est fort nombreuse; nous au contraire, nous le savons, car nous avons reçu des nouvelles de Séville, et qui plus est, nous avons vu les troupes de Motadhid.» Le bouillant Modhaffar ne voulut pas les croire. Son audace lui coûta cher. Il essuya une terrible déroute et perdit au moins trois mille hommes. Parmi les morts on comptait le fils du prince de Carmona, qui avait commandé les troupes de son père. Sa tête fut apportée à Motadhid, qui la plaça dans sa cassette, à côté de celle de l’aïeul du jeune prince.
Badajoz présenta longtemps un spectacle lugubre. Les boutiques y étaient fermées, les marchés déserts, l’élite de la population ayant péri dans cette bataille fatale[79]. Pour comble de misère, les Sévillans continuaient à détruire les moissons, de sorte que la famine désolait le royaume. Modhaffar n’y pouvait rien. Abandonné par ses alliés qu’il appelait en vain à son secours, il était condamné à rester inactif et immobile dans Badajoz, où il se dévorait les entrailles de colère. Cependant son orgueil ne se laissait pas fléchir. Il ne voulait pas entendre parler d’un accommodement, quoique son ennemi victorieux ne refusât pas positivement la médiation d’Ibn-Djahwar. Il feignait de ne pas se soucier de ses pertes, au point qu’il envoya quelqu’un acheter des chanteuses à Cordoue. Elles y étaient rares alors, et ce fut à grand’peine qu’on en trouva deux; encore étaient-elles d’un médiocre talent. On s’étonna d’abord du caprice du roi de Badajoz. On le connaissait pour un homme grave, studieux et qui à l’ordinaire ne faisait nul cas de chanteuses. On ne comprenait pas qu’il eût choisi, pour en faire acheter, le moment même où ses Etats présentaient le spectacle d’une affreuse dévastation. Mais l’étonnement cessa quand on découvrit le motif de sa conduite. Modhaffar avait appris qu’à la vente des biens d’un vizir cordouan qui venait de mourir, Motadhid s’était procuré une chanteuse renommée, et c’était pour montrer qu’il pouvait s’occuper de chanteuses avec autant de liberté d’esprit que son adversaire, qu’il en avait fait acheter à son tour.
Cependant Ibn-Djahwar continuait ses efforts pour amener une réconciliation, et dans le mois de juillet 1051, ils furent enfin couronnés du succès, car à cette époque et par son entremise, Modhaffar et Motadhid conclurent la paix après une longue négociation[80].
Motadhid tourna alors toutes ses forces contre Ibn-Yahyâ de Niébla, désormais réduit à ses propres ressources. Pour lui cette expédition ne fut pas une campagne, ce ne fut qu’une promenade militaire. Convaincu de sa faiblesse, Ibn-Yahyâ n’essaya pas même de se défendre. Il prit le chemin de Cordoue avec l’intention d’aller passer dans cette ville le reste de ses jours, et Motadhid eut la courtoisie de lui envoyer un escadron en guise d’escorte[81].
Le prince qui régnait sur Huelva et la petite île de Saltès, Abdalazîz le Becrite, comprit alors que son tour était venu. Cependant il espérait encore pouvoir sauver quelque chose du naufrage. Il s’empressa donc d’écrire à Motadhid, le félicita de sa nouvelle conquête, lui rappela les relations amicales qui avaient toujours existé entre sa propre famille et celle des Abbâdides, se déclara son vassal, et lui offrit Huelva à condition qu’il lui laisserait Saltès. Motadhid accepta son offre, et feignant de vouloir s’aboucher avec lui, il prit la route de Huelva. Abdalazîz jugea prudent de ne pas l’attendre, et se rendit avec ses trésors à Saltès. Ayant pris possession de Huelva, Motadhid retourna à Séville; mais il laissa à Huelva un de ses capitaines, qui devait empêcher qu’Abdalazîz ne quittât son île et que personne ne se rendît auprès de lui. Informé de ces mesures, Abdalazîz prit le parti le plus sage: il entra en pourparlers avec le capitaine de Motadhid, vendit au prince de Séville ses vaisseaux et ses munitions de guerre au prix de dix mille ducats, et obtint la permission de se rendre à Cordoue. Pendant son voyage, le perfide Motadhid voulut l’attirer dans un piége et s’emparer de ses richesses; mais Abdalazîz pénétra son dessein, et grâce à une escorte qu’il demanda au prince de Carmona, il arriva sans encombre à Cordoue[82].
Ensuite Motadhid attaqua la petite principauté de Silves, où régnaient aussi des Arabes, les Beni-Mozain, dont les ancêtres, qui possédaient déjà des propriétés étendues dans cette partie de la Péninsule, avaient souvent rempli, du temps des Omaiyades, des postes importants[83].
Résolu à mourir plutôt que de se rendre, le prince de Silves se défendit avec le courage du désespoir. Mais l’armée sévillane, dont Mohammed (Motamid), un fils de Motadhid, était le général, mais seulement de nom, car à cette époque il comptait à peine treize ans[84], poussa le siége avec non moins de vigueur, et Silves fut enfin pris d’assaut. Ibn-Mozain chercha en vain la mort au plus fort de la mêlée; on épargna sa vie, et Motadhid se contenta de l’exiler[85]. Puis, ayant donné le gouvernement de Silves à son fils Mohammed, il fit marcher son armée contre la ville de Santa-Maria, située près du cap qui porte encore aujourd’hui ce nom. Le calife Solaimân l’avait donnée en fief à un certain Saîd ibn-Hâroun, de Mérida, dont on ne connaît pas la généalogie, et qui peut-être n’était ni Arabe ni Berber, car les hommes dont l’origine était inconnue aux chroniqueurs arabes, étaient ordinairement des Espagnols. Après la mort de Solaimân, il s’était déclaré indépendant, et quand il eut rendu le dernier soupir, son fils Mohammed lui avait succédé. Ce dernier, attaqué par les Sévillans, n’opposa qu’une courte résistance. Motadhid réunit le district de Santa-Maria à celui de Silves, et voulut que son fils Mohammed les gouvernât conjointement (1052)[86].
Grâce à ces conquêtes rapides, la principauté de Séville s’était fort étendue du côté de l’Ouest. Cependant elle n’avait encore que peu d’extension vers le Sud, où régnaient des princes berbers. La plupart d’entre eux étaient alors en paix avec Motadhid et avaient même reconnu sa suzeraineté, ou plutôt celle du soi-disant Hichâm II. Motadhid, toutefois, ne se contentait pas de si peu: son intention était de tuer ces princes et de prendre possession de leurs Etats; mais, procédant avec modération et prudence, il ne voulait s’aventurer à une tentative aussi hardie que quand les manœuvres souterraines auraient rendu le succès certain.
Après la conquête de Silves, il alla donc rendre visite, accompagné seulement de deux serviteurs, à deux de ses vassaux, Ibn-Nouh, le seigneur de Moron, et Ibn-abî-Corra, le seigneur de Ronda, sans les avoir prévenus de son intention. Quand on songe à la haine que ces Berbers lui portaient, on s’étonne avec raison qu’il eût l’imprudence d’aller se mettre ainsi à leur merci; mais le fait est qu’il ne manquait pas d’audace, et que, malgré sa perfidie envers tout le monde, il se fiait à la bonne foi des autres. A Moron il fut accueilli de la manière la plus honorable. Ibn-Nouh lui témoigna sa joie à cause de cette visite inattendue, le festoya avec une hospitalité somptueuse, et l’assura de nouveau qu’il serait toujours un vassal fidèle. Mais Motadhid n’était pas venu pour écouter des compliments ou recevoir des témoignages d’affection; son but était tout autre. Il voulait sonder le terrain, et gagner, si cela était possible, quelques personnages influents. Il s’aperçut facilement que la population arabe brûlait du désir de secouer le joug berber, et que, dans l’occasion, il pourrait compter sur son appui. Grâce aux pierres précieuses et à l’argent que portaient les deux serviteurs qui l’accompagnaient, il corrompit même plusieurs officiers berbers, sans qu’Ibn-Nouh eût le moindre soupçon de ces intrigues.
Fort content des résultats de sa visite, Motadhid continua son voyage en prenant la route de Ronda. Il y fut reçu avec la même bienveillance, et ses pratiques secrètes y réussirent aussi bien, mieux peut-être, car les Arabes de Ronda étaient encore plus impatients que ceux de Moron de s’affranchir de la domination berbère, les Beni-abî-Corra étant, à ce qu’il paraît, des maîtres plus durs que les Beni-Nouh. Motadhid fut donc à même d’ourdir une conspiration terrible qui éclaterait au premier signal.
Peu s’en fallut, cependant, qu’il ne payât de sa vie son audacieuse entreprise. Une fois, vers la fin d’un repas dans lequel le vin n’avait pas été épargné, il se sentit gagner par le sommeil.
—Je me sens fatigué et j’ai envie de dormir, dit-il à son hôte; mais n’interrompez pas pour cela vos conversations ni vos rasades; un petit somme m’aura bientôt remis et je reviendrai alors reprendre ma place à table.
—Faites comme vous voulez, seigneur, lui répondit Ibn-abî-Corra en le conduisant à un sofa.
Au bout d’une demi-heure environ, lorsque Motadhid semblait dormir d’un profond sommeil, un officier berber pria les autres de l’écouter un moment, puisqu’il avait quelque chose d’important à leur dire. Ayant obtenu le silence: «Il me semble, dit-il à voix basse, que nous avons là un gras bélier qui est venu s’offrir spontanément au couteau. C’est pour nous une bonne fortune à laquelle nous étions loin de nous attendre. Eussions-nous donné, pour avoir cet homme ici, tout l’or de l’Andalousie, cela ne nous eût servi de rien, et voilà qu’il vient de lui-même.... Cet homme est le démon en personne, vous le savez tous, et quand il aura cessé de vivre, personne ne nous disputera plus la possession de ce pays»....
Tous gardèrent le silence; mais on se consulta du regard, et comme l’idée d’assassiner celui qu’ils craignaient et haïssaient tous, dont ils connaissaient tous les voies tortueuses, ne souriait que trop à ces hommes endurcis dès leur enfance à toutes sortes de crimes, leurs visages basanés n’exprimaient ni surprise ni répugnance. Un seul, plus loyal que les autres, sentit son sang bouillir à l’idée d’une trahison aussi infâme. C’était Moâdh ibn-abî-Corra, un parent du seigneur de Ronda. Les yeux enflammés d’une généreuse indignation, il se leva, et, prenant la parole: «Au nom du ciel, ne faisons pas cela! dit-il à demi-voix, mais d’un ton ferme. Cet homme, en venant ici, a compté sur notre loyauté; sa conduite prouve qu’il nous croit incapables de le trahir, et notre honneur exige que nous justifions sa confiance. Que diraient nos frères des autres tribus, s’ils apprenaient que nous avons violé les droits sacrés de l’hospitalité, que nous avons assassiné notre hôte? Que Dieu maudisse celui qui oserait commettre un tel crime!»
Les Berbers se sentirent touchés par ces nobles paroles. En leur rappelant d’une manière aussi énergique les devoirs de l’hospitalité, Moâdh avait fait vibrer dans leurs cœurs une corde que l’on touche rarement en vain chez les peuples de l’Asie et de l’Afrique.
Cependant Motadhid, bien qu’il fît semblant de dormir, était parfaitement éveillé. En proie à une indicible angoisse, il avait entendu tout ce qui se disait. Rassuré maintenant par l’effet qu’avaient produit les paroles de Moâdh, il feignit de s’éveiller et alla se remettre à table. Tous les convives se levèrent aussitôt, l’embrassèrent et lui baisèrent respectueusement le front. Ils mirent d’autant plus d’effusion dans leurs caresses, que leur conscience n’était pas tout à fait tranquille, et qu’ils se reprochaient en secret d’avoir eu un instant l’idée d’envoyer leur hôte dans l’autre monde.
—Mes amis, leur dit alors le prince, il me faudra bientôt retourner à Séville; mais à la veille de vous quitter, je ne puis assez vous dire combien je suis content de votre accueil. Je voudrais vous donner quelques faibles marques de ma reconnaissance; malheureusement la provision de petits cadeaux que portaient mes serviteurs, est épuisée ou à peu près. Mais donnez-moi de l’encre et du papier; que chacun de vous me dicte son nom; qu’il dise ce qu’il désire le plus, des vêtements d’honneur, de l’argent, des chevaux, des jeunes filles, des esclaves, ou autre chose, et qu’il envoie dans ma capitale, quand j’y serai de retour, un serviteur qui vienne prendre le présent que je lui destine.
Tous s’empressèrent d’obéir aux désirs du prince, et quand celui-ci fut retourné à Séville, les serviteurs des Berbers y accoururent en foule et rapportèrent à Ronda des présents magnifiques.
Les meilleures relations semblaient donc exister entre Motadhid et les Berbers; les vieilles rancunes paraissaient oubliées pour faire place à une liaison étroite, à une amitié intime et cordiale, lorsque, six mois après la visite qu’il leur avait faite, Motadhid invita les seigneurs de Ronda et de Moron à un grand festin, qu’il voulait leur offrir, disait-il, pour leur témoigner sa reconnaissance de leur bon accueil. Il envoya aussi une invitation au Berber Ibn-Khazroun, le seigneur d’Arcos et de Xérès, et bientôt ils arrivèrent tous les trois à Séville (1053). Motadhid leur fit une réception magnifique, et selon la coutume, il leur offrit un bain, de même qu’aux principaux personnages de leur suite; mais, sous un prétexte quelconque, il retint le jeune Moâdh auprès de sa personne.
Environ soixante Berbers se rendirent à l’édifice que le prince leur avait indiqué. Après s’être déshabillés dans la première salle, ils entrèrent dans la seconde, la véritable salle de bain. Comme cela se voit encore aujourd’hui dans les pays musulmans, elle était bâtie en pierres, revêtue de marbre, et couronnée d’une coupole percée de trous en étoiles fermés par des verres dépolis. De distance à distance il y avait des cuves de marbre, et des tuyaux, disposés dans l’épaisseur des murs et partant d’une chaudière, y maintenaient un degré de chaleur très-élevé.
Savourant avec délices le bien-être que procure le bain, les Berbers entendirent bien un bruit léger, comme si des maçons fussent à l’œuvre, mais ils n’y firent pas grande attention d’abord. Au bout de quelque temps, toutefois, la chaleur devenant de plus en plus étouffante, ils voulurent ouvrir la porte. Qu’on se figure leur effroi! La porte était murée, tous les ventilateurs étaient bouchés.... Ils moururent tous suffoqués[87].
Cependant le jeune Moâdh, après avoir attendu longtemps le retour de ses compagnons, finit par devenir fort inquiet et se hasarda à demander à Motadhid pourquoi ils tardaient tant à rentrer. Le prince n’hésita pas à le lui dire, et comme il voyait une terreur profonde se peindre sur son visage:
—Quant à toi, lui dit-il, tu n’as rien à craindre. Tes parents et tes amis méritaient de périr puisqu’ils ont eu un instant l’idée de m’assassiner. Sache que je ne dormais pas au moment où cette proposition fut faite; mais j’ai entendu aussi les nobles paroles que tu as prononcées à cette occasion, et jamais je n’oublierai que, si je vis encore, c’est à toi que j’en suis redevable. Tu peux choisir maintenant: si tu consens à rester ici, je suis prêt à partager avec toi toutes mes richesses; mais si tu préfères de retourner à Ronda, je t’y ferai reconduire après t’avoir comblé de présents.
—Hélas! seigneur, lui répondit Moâdh d’un ton profondément triste, comment pourrais-je retourner à Ronda, où tout me rappellerait le souvenir de ceux que j’ai perdus?
—Eh bien, reste donc à Séville, reprit le prince; tu n’auras pas à te plaindre de moi.
Puis, s’adressant à un de ses serviteurs:
—Prends soin, lui dit-il, qu’un beau palais soit mis en ordre sur-le-champ, afin que Moâdh puisse venir l’habiter. Fais-y transporter mille pièces d’or, dix chevaux, trente jeunes filles et dix esclaves.—Je te donne d’ailleurs, continua-t-il en s’adressant de nouveau à Moâdh, un traitement annuel de douze mille ducats.
Moâdh resta donc à Séville, où il vécut dans une opulence princière. Chaque jour Motadhid lui envoyait des cadeaux d’un grand prix ou d’une rare élégance; il lui confia un commandement dans son armée[88], et aussi souvent qu’il consultait ses vizirs sur les affaires de l’Etat, il réservait la place d’honneur pour celui qui avait sauvé sa vie.
Ayant déposé les têtes des seigneurs berbers dans cette affreuse cassette dont il aimait tant à repaître ses regards, Motadhid envoya des troupes prendre possession de Moron, d’Arcos, de Xérès, de Ronda et d’autres places. Aidées par la population arabe et par des traîtres qui s’étaient vendus à Motadhid, elles y réussirent sans trop de peine. La prise de Ronda, où Abou-Naçr avait succédé à son père, semblait devoir coûter le plus d’efforts, car, bâtie sur une montagne très-élevée, elle était entourée de précipices et passait pour inexpugnable. Mais les Arabes s’insurgèrent en masse contre les Berbers, et se mirent à les massacrer avec une aveugle fureur. Abou-Naçr lui-même tâcha inutilement de se sauver par la fuite: au moment où il essayait de grimper à la muraille, son pied glissa, et son cadavre alla rouler dans le précipice[89].
Ce fut surtout la prise de Ronda qui causa au prince de Séville une joie indicible. Il se hâta de rendre cette ville plus forte encore qu’elle ne l’était déjà; puis, les travaux de fortification achevés, il alla les inspecter, et tressaillant d’aise, il composa ces vers:
Mieux fortifiée que tu ne l’as jamais été, tu es maintenant le plus beau bijou de mon royaume, ô Ronda! Les lances et les épées tranchantes de mes braves guerriers m’ont procuré l’avantage de te posséder; à présent tes habitants m’appellent leur seigneur et ils seront pour moi le plus ferme appui. Ah! pourvu que ma vie soit assez longue, je saurai bien abréger celle de mes ennemis. Pour me tenir en haleine, je ne cesserai jamais de les combattre. J’ai passé au fil de l’épée bataillons sur bataillons, et les têtes de mes ennemis, enfilées comme des perles, servent de collier à la porte de mon palais[90]!