3

Comme Lyderic n’avait pas d’or pour acheter l’épée qu’il convoitait, il résolut de s’en forger une lui-même. Alors, s’approchant de la forge :

– Maître, dit-il en s’adressant à Mimer, je voudrais bien une épée comme celle que tu viens de vendre à ce chevalier ; mais, comme je n’ai ni or ni argent pour l’acheter, il faut que tu me permettes de la faire moi-même à ta forge et avec tes marteaux ; j’y travaillerai deux heures par jour ; le reste de mon temps sera à toi, et, en échange de ce temps, tu me donneras une barre de fer : le reste me regarde.

À cette demande étrange et à la vue de cet enfant sans barbe, les compagnons se mirent à rire, et maître Mimer, le regardant par-dessus son épaule :

– J’accepte ta proposition, lui dit-il ; mais encore faut-il que je sache si tu as la force de lever un marteau.

Lyderic sourit, entra dans la forge, prit la masse la plus pesante, et, la faisant voltiger d’une seule main autour de sa tête, comme un enfant aurait fait d’un maillet en bois, il en frappa un si rude coup sur l’enclume que l’enclume s’enfonça d’un demi-pied dans la terre ; et, avant que maître Mimer et ses compagnons fussent revenus de leur surprise, il avait frappé trois autres coups avec la même force et le même résultat, si bien que l’enclume était prête à disparaître.

– Et maintenant, dit Lyderic en reposant sa masse, croyez-vous, maître Mimer, que je suis digne d’être votre apprenti ?

Maître Mimer était stupéfait : il s’approcha de l’enclume, pouvant à peine croire ce qu’il avait vu, et essaya de l’arracher de terre ; mais, voyant qu’il ne pouvait y parvenir, il ordonna à ses compagnons de l’aider : les compagnons aussitôt se mirent à l’œuvre, mais tous leurs efforts furent inutiles ; alors on alla chercher des leviers, des cordes et un cabestan ; mais ni cabestan, ni cordes, ni leviers ne la purent faire bouger d’une ligne. Ce que voyant Lyderic, il prit pitié du mal que se donnaient ces pauvres gens ; et, leur ayant fait signe de s’écarter, il s’approcha de l’enclume à son tour et l’arracha avec la même facilité qu’un jardinier eût fait d’une rave.

Maître Mimer n’avait garde de refuser un tel compagnon, car il avait mesuré du premier coup de quel secours il lui pouvait être ; en conséquence, il se hâta de dire à Lyderic qu’il acceptait les conditions qu’il lui avait proposées, tant il craignait que celui-ci ne se repentît d’avoir été si facile et ne lui en demandât d’autres. Mais, comme on le pense bien, Lyderic n’avait qu’une parole, et, à l’instant même, il fut installé chez maître Mimer, avec le titre de treizième compagnon.

Tout alla à merveille : Lyderic choisit la barre de fer qui lui convenait, et, tout en s’acquittant fidèlement des obligations contractées avec maître Mimer, grâce aux deux heures qu’il s’était réservées chaque jour, sans leçons, sans enseignement, rien qu’en imitant ce qu’il voyait faire, il parvint en six semaines à se forger la plus belle et la plus puissante épée qui fût jamais sortie des ateliers de maître Mimer. Elle avait près de six pieds de long, la poignée et la lame étaient faites d’un même morceau ; la lame était si fortement trempée qu’elle tranchait le fer comme une autre eût tranché le bois, et la poignée, si délicatement finie qu’on eût dit, non pas l’ouvrage d’un homme, mais l’œuvre des génies.

Lyderic l’appela Balmung.

Quand maître Mimer vit cette belle épée, il en fut jaloux ; car il pensa qu’adroit et fort comme était Lyderic, il pourrait lui faire un grand tort s’il lui prenait envie de s’établir dans le canton : ce fut bien pis quand Lyderic lui demanda à rester chez lui encore trois autres mois pour se forger le reste de l’armure, convaincu qu’il était que les chevaliers qui verraient ce qui sortait de la main du compagnon ne voudraient plus de ce que faisait le maître. Aussi, tout en faisant semblant d’accepter aux mêmes conditions ce prolongement d’apprentissage, chercha-t-il les moyens de se débarrasser de Lyderic. En ce moment, son premier compagnon, nommé Hagen, qui craignait que le nouveau venu ne prît sa place, s’approcha de Mimer :

– Maître, lui dit-il, je sais à quoi vous pensez : envoyez Lyderic faire du charbon dans la Forêt-Noire, et il sera immanquablement dévoré par le dragon.

En effet, il y avait alors dans la Forêt-Noire un dragon monstrueux qui avait déjà dévoré mainte et mainte personne ; si bien que nul n’osait plus passer dans la forêt. Mais Lyderic ignorait cela, n’ayant jamais quitté la grotte du bon anachorète.

Mimer trouva le conseil bon, et dit à Lyderic :

– Lyderic, le charbon commence à nous manquer : il serait bon que tu allasses dans la Forêt-Noire et que tu renouvelasses notre provision.

– C’est bien, maître, dit Lyderic, j’irai demain.

Le soir, Hagen s’approcha de Lyderic et lui donna le conseil d’aller faire son charbon à un endroit appelé le Rocher qui pleure, lui disant que c’était là où il trouverait les chênes les plus beaux et les hêtres les plus forts : Hagen lui indiquait cet endroit, parce que c’était celui où se tenait habituellement le dragon. Lyderic, sans défiance, se fit bien expliquer le chemin par Hagen, et résolut d’aller le lendemain faire son charbon à la place qu’on lui avait désignée.

Le lendemain, comme il allait partir, le plus jeune des compagnons monta à sa chambre : c’était un bel enfant à la figure ronde et enjouée, aux longs cheveux blonds et aux beaux yeux bleus, nommé Peters, qui était aussi bon que les autres compagnons étaient méchants. Aussi, comme il était le dernier, avait-il eu beaucoup à souffrir de ses camarades jusqu’au moment où Lyderic était entré dans la forge ; car, de ce moment, Lyderic s’était constitué son défenseur, et personne, dès lors, n’avait plus osé lui rien dire, ni lui faire aucun mal.

Peters venait dire à Lyderic de ne point aller à la forêt parce qu’il y avait un dragon ; mais Lyderic se mit à rire, et, tout en remerciant Peters de sa bonne intention, il ne s’apprêta pas moins à partir pour la forêt, mais toutefois après avoir pris Balmung, qu’il eût laissée sans doute s’il n’eût été averti. Maître Mimer lui demanda alors pourquoi il prenait son épée : Lyderic lui répondit que c’était pour couper les chênes et les hêtres dont il comptait faire son charbon. Puis, s’étant informé une seconde fois à Hagen du chemin qui conduisait au Rocher qui pleure, il se mit en route joyeusement.

En arrivant au bord de la Forêt-Noire, Lyderic, qui craignait de se tromper, demanda à un paysan le chemin du Rocher qui pleure. Le paysan, croyant que Lyderic ignorait le danger qu’il y avait à s’approcher de cet endroit, lui dit qu’il se trompait sans doute ; que le rocher servait de caverne à un dragon qui avait dévoré déjà plus de mille personnes. Mais Lyderic répondit qu’il avait du charbon à faire en cet endroit, parce qu’on lui avait dit que c’était celui où il trouverait les chênes les plus beaux et les plus forts ; que, quant au dragon, s’il osait se montrer, il lui couperait la tête avec Balmung.

Le paysan, convaincu que Lyderic était fou, lui indiqua la route qu’il demandait, puis se sauva à toutes jambes en faisant le signe de la croix.

Lyderic entra dans le bois, et, lorsqu’il eut marché une heure à peu près dans la direction que lui avait indiquée le paysan, il reconnut à la beauté des chênes et à la force des hêtres qu’il devait approcher de la retraite du dragon. En outre, la terre était tellement semée d’ossements humains, qu’on ne savait où poser le pied pour ne point marcher dessus. En effet, ayant fait quelques pas encore, il aperçut une énorme pierre, au bas de laquelle était l’ouverture d’une caverne. Comme cette pierre était toute mouillée par une source qui suintait le long de sa paroi, Lyderic reconnut la Roche qui pleure.

Lyderic pensa que le plus pressé était d’exécuter d’abord les ordres de maître Mimer. En conséquence, il se mit à faire choix d’un emplacement pour établir son fourneau ; puis, ce choix fait, il frappa si rudement avec Balmung sur les arbres qui l’entouraient, qu’en moins d’un quart d’heure il eut construit un énorme bûcher. Le bûcher construit, Lyderic y mit le feu.

Cependant, aux premiers coups qui avaient retenti dans la forêt, le dragon s’était éveillé et avait allongé la tête jusqu’à l’entrée de sa caverne. Lyderic avait vu cette tête qui le regardait avec des yeux flamboyants ; mais il avait pensé qu’il serait temps de s’interrompre de son ouvrage quand le dragon viendrait à lui. Cependant, soit que le monstre fût repu, soit qu’il vît à qui il avait affaire, il se tint tranquille tout le temps que Lyderic fut occupé à bâtir son fourneau ; mais, lorsqu’il vit briller la flamme, il se mit à siffler avec tant de violence, que tout autre que le jeune homme en eût été épouvanté. C’était déjà quelque chose, mais ce n’était point assez pour Lyderic, qui, afin de l’exciter davantage, prit des tisons ardents au bûcher et commença de les jeter à la tête du dragon.

Le monstre, provoqué d’une façon aussi directe, sortit de la caverne, déroula ses longs anneaux et s’avança en battant des ailes vers Lyderic, qui, après avoir fait une courte prière, lui épargna la moitié du chemin. Aussitôt commença un combat terrible, pendant lequel le dragon poussait de si horribles hurlements, que les animaux qui étaient à deux lieues à la ronde sortirent de leurs tanières et s’enfuirent : il n’y eut qu’un rossignol qui resta tout le temps de la lutte perché sur une petite branche au-dessus de la tête de Lyderic, ne cessant d’encourager le jeune homme par son chant. Enfin, le dragon, percé déjà par plusieurs coups de la terrible Balmung, commença de battre en retraite vers son repaire, laissant le champ de bataille tout couvert d’une mare de sang. Mais Lyderic prit un tison allumé à son fourneau, le poursuivit dans sa caverne, où il s’enfonça après lui, et, au bout de dix minutes, reparut à l’entrée, tenant, comme le chevalier Persée, la tête du monstre à la main.

Alors, en le voyant venir ainsi victorieux, le rossignol se mit à chanter :

« Gloire à Lyderic, au pieux jeune homme qui a mis sa confiance en Dieu au lieu de la mettre en sa force. Qu’il dépouille ses vêtements, qu’il se baigne dans le sang du monstre, et il deviendra invulnérable. »

Lyderic n’eut garde de négliger l’avis que lui donnait le rossignol ; il jeta aussitôt le peu de vêtements qu’il avait, s’approcha de la mare de sang qu’avait répandue le dragon ; mais, dans le trajet, une feuille de tilleul étant tombée sur son dos, elle s’y attacha, car, après un si rude combat, la peau du jeune homme était tout humide de sueur.

Lyderic se roula dans le sang du monstre, et, à l’instant même, tout son corps se couvrit d’écailles, à l’exception de l’endroit où était tombée la feuille de tilleul.

Le soir même, comme son charbon était fait, Lyderic en chargea un grand sac sur son dos, et, prenant à la main la tête du dragon, il s’achemina vers la forge de maître Mimer, où il arriva le lendemain matin.

L’étonnement fut grand à la forge : personne ne comptait plus voir Lyderic. Néanmoins, avec quelque sentiment qu’on le vît revenir, chacun lui fit bonne mine, et surtout Hagen, qui, pour rien au monde, n’aurait voulu que le jeune homme se doutât du mauvais tour qu’il avait voulu lui jouer. Mais le maître et lui, de plus en plus envieux contre Lyderic, rêvèrent aussitôt à quels nouveaux dangers ils pourraient l’exposer.

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