5

Lyderic passa la fin de la journée en prières ; puis, vers le point du jour, il se confessa au saint évêque de Noyon, qui lui donna l’absolution de ses péchés.

Quant au prince de Buck, il agit d’une bien autre façon : car, complètement rassuré par la vue du jeune homme contre lequel il allait combattre, il n’avait conservé aucune crainte, et, si mauvaise que fût sa cause, il comptait bien que son bras ne lui ferait pas défaut dans une pareille occasion. Au lieu de passer la nuit en prières et en dévotions, comme il aurait dû faire, il commanda donc un grand souper, afin de faire fête à tous ses officiers, et, en manière de brave, il invita la princesse Ermengarde à en venir prendre sa part en lui disant qu’il lui avait réservé une place à sa table en face de lui.

La princesse Ermengarde fit répondre à Phinard que la seule table dont elle dût s’approcher en un pareil moment était celle du Seigneur. En effet, le messager rapporta à Phinard qu’il avait trouvé Ermengarde agenouillée dans la chapelle.

Phinard se mit joyeusement à table avec ses officiers, en laissant la place de la comtesse vide, afin que, si elle changeait d’avis, elle pût la venir prendre ; puis il s’assit en face de cette place, et donna le signal en se versant à boire et en passant à ses convives une cruche pleine de vin.

Le souper se prolongea fort avant dans la nuit au milieu des chants de joie, des blasphèmes et des éclats de rire ; tandis que la cloche sonnait tristement les heures que le temps emportait et que Phinard aurait dû employer d’une tout autre façon.

Au premier coup de minuit, les lampes pâlirent, et l’on entendit comme un pas lourd qui s’approchait lentement par la salle d’armes, à l’autre extrémité de laquelle était la chapelle ; chacun se retourna en silence du côté par où venait le bruit ; et, comme la cloche frappait pour la douzième fois, la porte s’ouvrit, et un chevalier parut.

Mais ce qui fit frissonner tout le monde jusqu’au fond du cœur, c’est que ce chevalier était de marbre, et que chacun reconnut en lui la statue du père du prince de Buck, qui depuis trente ans était restée immobile et couchée sur son tombeau.

À cet aspect, tout le monde se leva, et Phinard comme les autres ; seulement, peut-être était-il encore plus pâle que les autres, car il savait que c’était une habitude dans sa famille, que les pères vinssent prévenir ainsi les fils la veille de leur mort.

La statue s’avança d’un pas lent et roide, la visière de son casque levée et ses yeux de marbre fixés sur Phinard ; puis elle vint s’asseoir à la place vide en face de lui.

Alors Phinard ordonna à l’échanson de remplir la coupe de son père, et à l’écuyer tranchant de lui couvrir son assiette ! Mais ni l’un ni l’autre n’osèrent s’approcher du convive de pierre. Phinard se leva, remplit la coupe de son père du meilleur vin qui eût été servi à souper, et couvrit son assiette d’une tranche de viande coupée au meilleur morceau. La statue le regardait faire, tournant la tête sur son cou roide, sans que le reste du corps bougeât de place. Mais elle ne décroisa pas les mains de dessus sa poitrine, et ne but ni ne mangea ; seulement, lorsque Phinard se fut rassis à sa place, il lui semblait que deux grosses larmes coulaient des paupières de marbre de la statue ; c’est que Phinard était le dernier de sa race, et que la statue, toute de marbre qu’elle était, pleurait de voir finir cette race d’une façon si fatale et si ignominieuse.

Les deux larmes roulèrent des joues sur les moustaches du vieux prince, puis des moustaches tombèrent sur la table. Alors les yeux de la statue redevinrent secs, et elle se leva, en faisant de la tête signe à Phinard de la suivre.

Phinard prit, dans une des mains de fer scellées au mur, une branche de sapin allumée, et suivit la statue ; quant aux autres convives, ils restèrent immobiles à leurs places comme si eux-mêmes étaient devenus de pierre.

La statue, toujours suivie du prince, s’engagea dans la salle d’armes ; mais, au lieu de la traverser entièrement comme elle avait dû le faire pour venir de la chapelle, elle prit une porte latérale et sortit dans le préau ; arrivée là, elle retourna la tête pour voir si Phinard la suivait toujours, et, comme elle vit qu’il marchait derrière elle, elle continua son chemin, traversa le préau, entra dans une cour isolée où l’on jetait toutes sortes de débris, et s’arrêta près d’une tombe fraîchement creusée.

Phinard était passé pendant la soirée dans cette cour, et l’avait trouvée dans son état habituel ; la fosse avait donc été creusée pendant qu’il soupait. Phinard regarda autour de lui, et ne vit personne, si ce n’est la statue qui se remit en route, marchant toujours de son pas grave et inanimé.

Cette fois la statue se dirigeait vers la chapelle souterraine où était sa propre tombe, toujours suivie de Phinard, qui marchait derrière elle comme entraîné par une puissance surhumaine. Devant le fantôme de pierre, la porte s’ouvrit toute seule, et Phinard, en plongeant son regard sous la voûte, vit que la statue qu’il suivait manquait au tombeau. Seulement, le lion de marbre, qui était couché à ses pieds, en signe que le noble prince dont il gardait le corps était mort sur un champ de bataille, s’était levé sur ses pattes de devant, et, la tête tournée vers la porte, semblait attendre le retour de son maître. Alors la statue marcha droit au tombeau, s’étendit à la même place où elle dormait depuis trente ans ; le lion se recoucha à ses pieds, et tout rentra dans le silence et dans l’immobilité de la mort.

Phinard était un cœur de fer que le démon avait détourné de la voie où avaient marché ses ancêtres ; mais qui, pour être devenu criminel, n’en était pas moins ferme et moins puissant. Il voulut donc s’assurer qu’il n’était pas le jouet de quelque vision, et s’approcha du tombeau : la pierre s’était déjà reprise à la pierre comme si elle n’en avait jamais été séparée. Il tourna la tête alors du côté de la tombe de sa mère, placée en face de celle de son mari, et dont la statue était ordinairement couchée comme la sienne, excepté qu’au lieu d’avoir un lion à ses pieds, en signe de courage, elle avait un chien, en signe de fidélité. La statue maternelle avait miraculeusement changé de position : elle était à genoux et priait.

Dès lors, Phinard n’eut plus de doute que tout ceci ne fût un avertissement de Dieu : le fantôme de pierre était venu lui annoncer, comme c’était l’habitude, que son dernier jour était proche. La tombe qu’il lui avait montrée, creusée dans une terre profane, était la tombe infâme où il devait dormir jusqu’au jour du jugement dernier ; et sa mère, qu’il avait trouvée priant sur son tombeau, priait le Seigneur qu’à défaut du corps il sauvât au moins, dans sa miséricorde, l’âme de son fils.

Toutes ces choses apparurent aussi clairement à Phinard que s’il les voyait écrites en lettres de feu. Il retourna donc tout pensif dans la salle du festin ; la salle était vide, car chacun s’était promptement retiré de son côté. Phinard appela ses gens ; mais ce ne fut qu’au troisième appel qu’un vieux serviteur, qui savait par expérience combien il était dangereux de faire attendre son maître, se présenta tout tremblant.

– Mon vieux Niklans, dit le prince de Buck d’une voix douce, va me chercher le chapelain.

Le vieux serviteur regarda Phinard avec toutes les marques du plus profond étonnement. Celui-ci renouvela sa demande.

– Mais, monseigneur, répondit Niklans, vous savez bien que voilà tantôt quinze ans que le chapelain est mort, et que, depuis ce temps, vous n’avez jamais songé à le remplacer.

– C’est vrai, répondit Phinard en soupirant, je l’avais oublié. Alors, va jusqu’au camp du roi des Francs, mon seigneur et maître, et supplie l’évêque de Noyon de venir entendre la confession d’un pauvre pécheur.

Le vieux serviteur obéit sans répliquer, et l’évêque le suivit sans même lui demander quel était l’homme qui réclamait son ministère.

Le lendemain, au point du jour, la lice étant prête, le roi Dagobert, accompagné de toute sa chevalerie, monta sur l’estrade qui lui avait été préparée. Quant à Lyderic, il était dans son pavillon, où le roi lui avait envoyé une magnifique armure forgée et bénie pour lui-même par l’évêque de Noyon ; mais, après en avoir essayé les différentes pièces, il s’était trouvé gêné dans toute cette ferraille, et, comme elle lui était inutile, puisqu’il était invulnérable, à l’exception de l’endroit où était tombée la feuille de tilleul, il l’avait renvoyée au roi, en lui faisant dire que sa coutume n’était point de combattre ainsi appareillé.

Six heures sonnèrent ; c’était l’heure fixée pour le combat, et l’on était fort étonné de n’avoir pas encore vu paraître le prince de Buck, qui devait occuper le pavillon opposé à celui de Lyderic ; mais le roi, ayant pensé qu’il se tenait tout armé derrière ses murailles, commanda que le signal fût donné comme s’il eût été présent, et la trompette retentit quatre fois, portant aux quatre coins de l’horizon le défi de Lyderic.

Le roi ne s’était point trompé ; le dernier appel guerrier venait d’expirer à peine, lorsque la porte du château s’ouvrit, et que Phinard parut, non point, comme on s’y attendait, monté sur son cheval de guerre et portant sa lance de bataille, mais à pied, le corps vêtu d’un sac, les cheveux couverts de cendres, pieds nus et la corde au cou ; derrière lui marchaient, montés sur deux magnifiques chevaux, la princesse de Dijon, portant son manteau et sa couronne, et le digne évêque de Noyon revêtu de ses habits épiscopaux ; puis enfin, derrière la princesse et l’évêque, toute la garnison couverte de ses armes défensives, mais sans casque et sans épée.

L’étrange cortège entra ainsi dans la lice, et Phinard, montant les degrés de l’estrade, vint s’agenouiller devant le roi. Alors chacun fit silence pour entendre ce qu’il allait dire.

– Sire, dit Phinard, vous voyez à vos genoux un grand pécheur que la grâce a touché et qui a mérité la mort, mais qui supplie Votre Majesté de lui accorder la vie pour qu’il puisse pleurer ses fautes et en obtenir le pardon de Dieu. Tout ce qu’a dit contre moi le seigneur Lyderic est vrai ; mais je le prie de me pardonner, comme m’a déjà pardonné sa noble mère, et de recevoir de moi, à titre d’expiation et de dédommagement du tort que je lui ai causé, ma principauté de Buck et mon comté d’Harlebecque, convaincu que je suis que je ne pouvais en faire don à un plus noble et à un plus brave que lui.

– Prince, répondit le roi, si ceux que vous avez tenus en oppression et en captivité vous ont pardonné, je n’ai pas le droit d’être plus sévère qu’eux ; je vous fais donc grâce de la vie ; quant à votre âme, je n’ai aucun pouvoir sur elle, et c’est une affaire entre vous et Dieu. Prince de Dijon, ajouta le roi en se retournant du côté de Lyderic, avez-vous entendu, et pardonnez-vous à Phinard comme je lui pardonne ?

Mais Lyderic était déjà dans les bras de sa mère. Ermengarde, en voyant paraître ce beau jeune homme à la porte de son pavillon, l’avait instinctivement reconnu pour son enfant ; et tous deux s’approchant du roi :

– Oui, sire, dit Ermengarde, et non seulement nous lui pardonnons, tant notre cœur est joyeux, mais encore nous supplions Votre Majesté de lui laisser son titre et ses biens au moins pendant sa vie durant. Notre principauté de Dijon est assez noble et assez puissante pour donner dans l’occasion à notre bien-aimé fils le pouvoir de servir efficacement Votre Majesté.

Mais Phinard n’attendit pas même que le roi manifestât son intention sur ce point ; et, déposant aux pieds du roi les clefs de son château, il lui dit qu’il en faisait, ainsi que du reste de ses terres, l’abandon à l’instant même, et qu’il ne s’y réservait, avec la permission du nouveau maître, que les six pieds de terre où était creusée la fosse miraculeuse à laquelle il devait sa conversion. Puis, à ces mots, dits avec une telle fermeté que chacun vit bien que sa résolution était prise, il salua le roi et s’enfonça dans la forêt, où on le vit disparaître.

Le même jour, le roi reçut, dans le château même de Buck, le serment et l’hommage de Lyderic pour la principauté de Dijon, la principauté de Buck et le comté d’Harlebecque, et, voulant ajouter un nouveau titre à ceux qu’il avait déjà, il le nomma premier forestier de Flandre.

Puis, quand le roi eut été bien fêté avec toute sa cour au château de Buck, il reprit la route de Soissons, sa capitale.

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