IV L’Oiseau de mauvais augure

À peine François fut-il hors de sa vue, que Mathieu releva la tête, et qu’une expression d’intelligence dont on eût cru sa lourde physionomie incapable passa comme un éclair sur son visage.

Puis il écouta le bruit des pas du jeune garde qui s’éloignait, le bruit de sa voix qui allait s’affaiblissant, et, sur la pointe du pied, il s’avança vers la bouteille d’eau-de-vie, regardant, grâce à ses yeux louches, d’un côté, la porte par laquelle était sorti le père Guillaume, de l’autre, celle par laquelle venait de disparaître François.

Alors, soulevant la bouteille, et la plaçant dans le rayon de jour qui traversait la maison comme une flèche d’or, afin de voir ce qui manquait de liquide, et ce qu’il en pouvait, par conséquent, absorber, sans trop d’inconvénient :

– Ah ! le vieux cancre ! dit-il ; quand on pense qu’il ne m’en a pas offert !

Et, pour réparer l’oubli du père Guillaume, Mathieu approcha de ses lèvres le goulot de la bouteille et avala rapidement trois ou quatre gorgées du breuvage de flamme, comme si c’eût été la boisson la plus anodine, et cela, sans même faire entendre ni le hum ! du père Guillaume, ni le houch ! de François.

Puis, comme les pas de celui-ci se rapprochaient de la chambre, le vagabond alla, de sa même allure rapide et muette, reprendre sa place sur l’escabeau, au coin de la cheminée, attaquant, avec un air d’innocence qui eût trompé François lui-même, une chanson, dont le régiment des dragons de la reine, longtemps caserné au château de Villers-Cotterêts, avait laissé la tradition dans la ville.

Mathieu en était au second couplet de sa chanson quand François reparut sur le seuil du fournil.

Sans doute, pour témoigner du peu d’intérêt que lui causait la présence ou l’absence de François, Mathieu Goguelue allait-il continuer l’interminable romance, et aborder le second couplet ; mais François, s’arrêtant devant lui :

– Allons ! dit-il, voilà que tu chantes, maintenant !

– Est-il défendu de chanter ? demanda Mathieu. Alors, que monsieur le maire fasse publier la chose à son de trompe, et l’on ne chantera plus.

– Non, répondit François, ça n’est pas défendu, mais ça va me porter malheur !

– Et pourquoi ça ?

– Parce que, quand le premier oiseau que j’entends chanter le matin est une chouette, je dis : « Mauvaise affaire. »

– C’est-à-dire, alors, que je suis une chouette ?… Allons ! va pour la chouette… Je suis tout ce qu’on veut, moi !…

Et, rapprochant ses deux mains l’une de l’autre, après avoir pris l’indispensable précaution de cracher dedans, Mathieu Goguelue fit entendre un cri qui imitait à s’y tromper le chant triste et monotone de l’oiseau de nuit.

François lui-même en tressaillit.

– Veux-tu te taire, oiseau de mauvais augure ! lui dit-il.

– Me taire ?

– Oui.

– Et si j’ai quelque chose à te chanter, moi, que diras-tu ?

– Je dirai que je n’ai pas le temps de t’écouter… Tiens, fais-moi plutôt un plaisir.

– À toi ?

– Oui, à moi… Supposes-tu donc que tu ne puisses faire plaisir à personne, ou rendre service à qui que ce soit ?

– Si fait… que demandes-tu ?

– Que tu tiennes mon fusil devant le feu, pour qu’il sèche, pendant que je vas changer de guêtres.

– Oh ! changer de guêtres ! Voyez donc monsieur François qui a peur de s’enrhumer.

– Je n’ai pas peur de m’enrhumer, mais je vas mettre les guêtres d’ordonnance, attendu que l’inspecteur peut venir à la chasse, et que je veux qu’il me trouve au complet comme habillement… Eh bien ! ça ne te va pas, de faire sécher mon fusil ?

– Ni le tien ni un autre… Je veux qu’on m’écrase la tête entre deux pierres, comme à une bête puante, si, à partir d’aujourd’hui jusqu’au jour où l’on me portera en terre, j’en touche jamais un, de fusil !

– Eh bien ! je dis qu’il n’y aura pas de perte, pour la façon dont tu t’en sers, dit François ouvrant une espèce de soupente dans laquelle était enfermée une collection de guêtres de tout genre, et cherchant ses guêtres au milieu de celles de la famille Watrin.

Mathieu le suivit de son œil gauche, tandis que son œil droit semblait s’occuper exclusivement de la dernière pomme de terre, qu’il épluchait avec lenteur et maladresse, puis il grommela, tout en le suivant de l’œil.

– Tiens ! et pourquoi donc m’en servirais-je mieux que cela, d’un fusil, quand je m’en sers pour les autres ?… Que l’occasion se présente de m’en servir pour mon compte, et tu verras si je suis plus manchot que toi !

– Et que toucheras-tu, si tu ne touches pas un fusil ? demanda François, le pied sur une chaise, et commençant à boucler ses longues guêtres.

– Je toucherai mes gages donc ! Monsieur Watrin m’avait proposé de me faire recevoir garde surnuméraire, mais, comme il faut servir gratis un an, deux ans et quelquefois même trois Son Altesse, merci, j’y renonce… J’aime mieux entrer domestique chez monsieur le maire.

– Comment ! domestique chez monsieur le maire ? domestique chez monsieur Raisin, le marchand de bois ?

– Chez monsieur Raisin, le marchand de bois, ou chez monsieur le maire, c’est tout un.

– Bon ! dit François, tout en bouclant ses guêtres, et avec un mouvement d’épaules qui indiquait le mépris qu’il faisait d’un domestique.

– Ça te fâche ?

– Moi ? répondit François, ça m’est bien égal ! Je me demande seulement, dans tout ça, ce que devient le vieux Pierre.

– Dame ! fit insoucieusement Mathieu, apparemment qu’il s’en va.

– Il s’en va ? répéta François avec une nuance d’intérêt pour le vieux serviteur dont il était question.

– Sans doute ! puisque je prends sa place, il faut bien qu’il s’en aille, continua Mathieu.

– Mais impossible ! reprit François ; il est dans la maison Raisin depuis vingt ans !

– Raison de plus, alors, pour que ce soit le tour d’un autre, dit Mathieu avec son méchant sourire.

– Tiens, tu es un vilain garçon, Louchonneau ! s’écria François.

– D’abord, répondit Mathieu de cet air niais qu’il savait prendre, je ne m’appelle pas Louchonneau ; c’est le chien que tu viens de reconduire à sa niche qu’on appelle Louchonneau, et non pas moi.

– Oui, tu as raison, dit François ; et quand il a su qu’on te donnait quelquefois, par hasard, le même nom qu’à lui, il a réclamé, pauvre bête ! en disant qu’il serait incapable, lui qui est limier du père Watrin, d’aller réclamer la place du limier de monsieur Deviolaine, quoique la maison d’un inspecteur soit naturellement meilleure que celle d’un garde chef ; et, depuis sa réclamation, tu louches toujours, c’est vrai, mais on ne t’appelle plus Louchonneau.

– Voyez-vous cela ! si bien que je suis un vilain garçon, à ton avis, hein, François ?

– Oh ! à mon avis et à celui de tout le monde !

– Et pourquoi donc ça ?

– N’as-tu pas de honte de prendre le pain de la bouche à un pauvre vieux comme Pierre ? Que va-t-il devenir sans place ! Il va être obligé de mendier pour sa femme et ses deux enfants.

– Eh bien ! tu lui feras une pension sur les cinq cents livres que tu touches par an de l’administration comme garde adjoint.

– Je ne lui ferai pas une pension, répondit François, parce que, avec ces cinq cents francs-là, je nourris ma mère, et que, la pauvre bonne femme, elle avant tout ! mais il trouvera toujours à la maison, quand il voudra y venir, une assiettée de soupe à l’oignon et un morceau de gibelotte de lapin, l’ordinaire du garde… Domestique chez monsieur le maire ! continua François, qui avait achevé de boucler sa seconde guêtre ; comme ça te ressemble de te faire domestique !

– Bah ! livrée pour livrée, dit Mathieu, j’aime mieux celle qui a de l’argent dans le gousset que celle qui a les poches vides.

– Eh ! un instant, l’ami ! s’écria François.

Puis se reprenant :

– Non, dit-il, je me trompe, tu n’es pas mon ami… Notre habit n’est point une livrée : c’est un uniforme.

– Qu’il y ait une feuille de chêne brodée au collet, ou un galon cousu à la manche, cela se ressemble diablement ! fit Mathieu avec un mouvement de tête qui établissait par le geste en même temps que par la parole le peu de différence qu’il faisait de l’une à l’autre.

– Oui, reprit François, qui ne voulait pas que son interlocuteur eût le dernier mot ; seulement, avec la feuille de chêne au collet, on travaille, n’est-ce pas ? tandis que, avec le galon à la manche, on se repose… C’est ce qui t’a fait donner la préférence au galon sur la feuille de chêne, dis, fainéant ?

– C’est encore possible, répondit Mathieu.

Puis, passant tout à coup d’une idée à une autre, comme si cette idée se présentait subitement à son esprit.

– À propos, reprit-il, on dit que Catherine revient aujourd’hui de Paris…

– Qu’est-ce que c’est que ça, Catherine ? demanda François.

– Eh bien ! mais, dit Mathieu, Catherine, c’est Catherine, quoi ! la nièce du père Guillaume, la cousine de monsieur Bernard, qui a fini son apprentissage de lingère et de faiseuse de modes à Paris, et qui va reprendre le magasin de mademoiselle Rigolot, sur la place de la Fontaine, à Villers-Cotterêts.

– Eh bien ! après ? demanda François.

– Ah ! mais c’est que si elle revenait aujourd’hui, je ne m’en irais que demain… Il va sans doute y avoir noce et festin ici pour le retour de ce miroir de vertu !

– Écoute, Mathieu, dit François d’un air plus sérieux qu’il n’avait fait jusqu’alors, quand tu parleras devant d’autres que moi de mademoiselle Catherine, dans cette maison, il faut faire attention devant qui tu en parles !

– Et pourquoi ça ?

– Mais parce que mademoiselle Catherine est la fille de la propre sœur de monsieur Guillaume Watrin.

– Oui, et la bien-aimée de monsieur Bernard, n’est-ce pas ?

– Quant à ça, si on te le demande, Mathieu, reprit François, je te conseille de dire que tu n’en sais rien, vois-tu !

– Eh bien ! c’est ce qui te trompe : je dirai ce que je sais… On a vu ce que l’on a vu, et l’on a entendu ce que l’on a entendu !

– Tiens, dit François regardant Mathieu avec une expression de dégoût et de mépris si parfaitement fondus ensemble, qu’il était impossible de comprendre lequel des deux sentiments l’emportait sur l’autre ; tu as décidément eu raison de te faire laquais : c’était ta vocation, Mathieu espion et rapporteur !… Bonne chance dans ton nouveau métier ! Si Bernard descend, je l’attends à cent pas d’ici, au rendez-vous, c’est-à-dire au Saut du Cerf, entends-tu ?

Et, jetant son fusil sur son épaule, de ce mouvement qui n’appartient qu’à ceux qui ont une suprême habitude du maniement de cette arme, il sortit en répétant :

– Oh ! je ne m’en dédis pas, Mathieu, tu es un vilain et méchant garçon !

Mathieu le regarda s’éloigner avec son éternel sourire ; puis, lorsque le jeune garde eut disparu, cet éclair d’intelligence qui n’avait fait qu’y apparaître brilla de nouveau sur son front, et d’une voix pleine de menaces grossissant à mesure que celui qui était menacé s’éloignait :

– Ah, tu ne t’en dédis pas ! ah, je suis un méchant garçon ! dit-il ; ah, je tire mal ! ah, le chien de Bernard a réclamé parce qu’on m’appelait Louchonneau comme lui ! ah, je suis un espion, un fainéant, un rapporteur !… Patience ! patience ! patience ! le monde ne finit pas encore aujourd’hui, et peut-être bien que je te revaudrai ça avant la fin du monde !

En ce moment, les planches de l’escalier qui conduisait au premier étage craquèrent, une porte s’ouvrit, et un beau et vigoureux jeune homme de vingt-cinq ans, complètement équipé en garde-chasse, moins le fusil, parut sur le seuil.

C’était Bernard Watrin, ce fils de la maison dont il a déjà été question deux ou trois fois dans les chapitres précédents.

La tenue du jeune garde était irréprochable : son habit bleu à boutons d’argent, fermé du haut en bas, dessinait une taille admirablement prise ; un pantalon de velours collant, et une guêtre de cuir venant jusqu’au-dessus du genou, faisaient valoir une cuisse et une jambe du plus beau modèle ; enfin, des cheveux blond-fauve et des favoris d’une teinte un peu plus chaude que les cheveux s’harmonisaient parfaitement avec des joues dont le hâle et le soleil n’avaient pu enlever la juvénile fraîcheur.

Il y avait quelque chose de si profondément sympathique dans celui que nous venons d’introduire en scène, que, malgré la fermeté de son œil bleu-clair et l’arête un peu dure de son menton, signe d’une volonté poussée jusqu’à l’entêtement, il était impossible de ne pas se sentir tout de suite entraîné vers lui.

Mais Mathieu n’était point de ceux qui se laissent aller à ces sortes d’entraînements. La beauté physique de Bernard, qui faisait un contraste si complet avec sa laideur, à lui, Mathieu, avait été constamment chez le vagabond une cause d’envie et de haine ; et, certes, s’il n’eût eu qu’à se souhaiter un malheur pour qu’un malheur double du sien arrivât à Bernard, il n’eût point hésité à se souhaiter de perdre un œil pour que Bernard perdît les deux yeux, ou de se casser une jambe pour que les deux jambes de Bernard fussent cassées.

Ce sentiment était si invincible chez lui que, quelque effort qu’il fît pour sourire à Bernard, il ne lui souriait jamais, comme on dit, que du bout des dents.

Ce jour-là, son sourire fut encore plus vert et plus aigre que d’habitude. Il y avait dans ce sourire quelque chose d’une joie contrainte et impatiente : c’était celui de Caliban au premier roulement de tonnerre présageant une tempête.

Bernard ne fit point attention à ce sourire. Lui, au contraire, semblait avoir un joyeux concert chantant la jeunesse, la vie et l’amour au fond de son cœur.

Son regard s’étendit avec étonnement, je dirai presque avec inquiétude autour de lui.

– Tiens ! dit-il, je croyais avoir entendu la voix de François… N’était-il donc pas ici tout à l’heure ?

– Il y était, c’est vrai ! mais il s’est impatienté de vous attendre, et il s’en est allé.

– Bon ! nous nous retrouverons au rendez-vous.

Et Bernard alla à la cheminée, décrocha son fusil, souffla dans les canons pour s’assurer qu’ils étaient vides et propres, amorça les deux bassinets, fit couler une charge de poudre dans chaque canon, et tira de son carnet deux bourres en feutre.

– Tiens, dit Mathieu, vous vous servez donc toujours de bourres à l’emporte-pièce ?

– Oui, je trouve qu’elles pressent la poudre plus également… Eh bien ! qu’ai-je donc fait de mon couteau ?

Bernard chercha dans toutes ses poches, mais ne put y trouver l’objet dont il avait besoin.

– Voulez-vous le mien ? demanda Mathieu.

– Oui, donne.

Bernard prit le couteau, traça deux croix sur deux balles, et glissa ces deux balles dans les canons de son fusil.

– Que faites-vous donc là, monsieur Bernard ? demanda Mathieu.

– Je marque mes balles, afin de pouvoir les reconnaître, s’il y avait contestation. Quand on tire à deux sur le même sanglier, et que le sanglier n’a qu’une balle, on n’est pas fâché de savoir qui l’a tué.

Et Bernard s’avança vers la porte.

Mathieu le suivit de son œil louche, et cet œil avait, en ce moment, une incroyable expression de férocité.

Puis, quand le jeune homme toucha presque le seuil de la porte :

– Bah ! dit-il, un petit mot encore, monsieur Bernard… Du moment où c’est François, votre bichon, votre favori, votre toutou, qui a détourné le sanglier, vous savez bien que vous ne ferez pas buisson creux… D’ailleurs, si matin que ça, les chiens n’ont pas de nez.

– Eh bien ! voyons, qu’as-tu à me dire ? Parle.

– Ce que j’ai à vous dire ?

– Oui.

– Est-ce vrai que la merveille des merveilles arrive aujourd’hui ?

– De qui veux-tu parler ? demanda Bernard en fronçant le sourcil.

– De Catherine, donc !

À peine Mathieu avait-il prononcé ce nom, qu’un vigoureux soufflet retentissait, appliqué sur sa joue.

Il recula de deux pas sans que l’expression de sa physionomie changeât ; mais, portant sa main à la partie frappée :

– Tiens, demanda-t-il, qu’avez-vous donc ce matin, monsieur Bernard ?

– Rien, répondit le garde forestier, seulement, je désire t’apprendre à prononcer désormais ce nom avec le respect que tout le monde a pour lui, et moi le premier.

– Oh ! dit Mathieu en laissant toujours une de ses mains sur sa joue, et en fouillant de l’autre à sa poche, quand vous saurez ce qu’il y a dans ce papier-là, vous aurez regret du soufflet que vous venez de me donner.

– Dans ce papier ? répéta Bernard.

– Oui.

– Voyons ce papier, alors.

– Oh ! patience !

– Voyons ce papier, te dis-je !

Et faisant un pas vers Mathieu, il lui arracha le papier des mains.

C’était une lettre portant cette suscription :

À Mademoiselle Catherine Blum, rue Bourg-l’Abbé, n° 15, à Paris.

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