VI Le parisien

En effet, sur l’adresse de la lettre, Bernard avait reconnu l’écriture d’un jeune homme nommé Louis Chollet, fils d’un négociant en bois de Paris, lequel était venu s’installer, depuis deux ans, chez monsieur Raisin, le premier marchand de bois de Villers-Cotterêts, qui était en même temps maire de la ville.

Il apprenait là le côté pratique de son état, c’est-à-dire qu’il faisait chez monsieur Raisin le métier de garde-vente, comme en Allemagne, et particulièrement sur les bords du Rhin, les fils des plus grands hôteliers remplissent chez des collègues de leur père l’emploi de premiers garçons.

Le père Chollet était très riche, et faisait à son fils, pour les menus plaisirs, une pension de cinq cents francs par mois.

Avec cinq cents francs par mois, à Villers-Cotterêts, on a tilbury, cheval de selle et cheval de voiture.

En outre, et surtout quand on s’habille à Paris, et que l’on trouve moyen de faire payer son tailleur à la caisse paternelle, on est le roi de la fashion provinciale.

C’est ce qui arrivait à Louis Chollet.

Jeune, riche, beau garçon, habitué à la vie de Paris, où de faciles amours lui avaient donné des femmes cette idée que s’en font les jeunes gens qui n’ont jamais connu que des grisettes ou des filles entretenues, Chollet avait pensé que rien ne saurait lui résister, et que, y eût-il à Villers-Cotterêts les cinquante filles du roi Danaüs, il accomplirait avec elles, dans un temps plus ou moins long, le treizième travail d’Hercule, qui avait fait dans l’antiquité, au fils de Jupiter, la plus belle part de sa réputation.

Donc, en arrivant, et dès le premier dimanche, pensant que, grâce à son frac taillé sur le dernier patron, à son pantalon de couleur tendre, à sa chemise brodée à jour et à sa chaîne de montre aux mille breloques, il n’aurait, comme un autre Soliman, qu’à jeter le mouchoir, il s’était présenté à la salle de danse, et, examen fait de toutes les jeunes filles, il avait jeté le mouchoir à Catherine Blum.

Malheureusement il lui était arrivé, à lui, ce qui était arrivé trois siècles auparavant à l’illustre Soliman auquel nous lui avons fait l’honneur de le comparer ; le mouchoir ne fut pas plus relevé par la Roxelane moderne qu’il ne l’avait été par la Roxelane du moyen-âge, et le Parisien, c’était de ce sobriquet qu’on avait tout d’abord baptisé le nouveau venu, en avait été pour ses frais.

Il y avait plus : comme le Parisien s’était occupé avec affectation de Catherine, Catherine n’avait point paru à la danse le dimanche suivant.

Et cela s’était fait d’une façon toute naturelle ; elle avait lu dans les yeux de Bernard l’inquiétude que lui avait causée l’assiduité du jeune garde-vente, et, la première, elle avait proposé à son cousin, ce que celui-ci avait accepté d’enthousiasme, de venir passer le dimanche à la Maison-Neuve, au lieu que son cousin, comme il avait l’habitude de le faire depuis que Catherine habitait la ville, vînt passer son dimanche à Villers-Cotterêts.

Mais le Parisien ne s’était point tenu pour battu : il avait commandé des chemises à mademoiselle Rigolot, puis des mouchoirs, puis des faux cols, ce qui lui avait donné pour voir Catherine une multitude d’occasions dans lesquelles celle-ci n’avait pu opposer qu’une grande politesse comme première demoiselle de comptoir, et une grande froideur comme femme.

Ces visites du Parisien chez mademoiselle Rigolot, visites à la cause desquelles il n’y avait point à se tromper, avaient fort inquiété Bernard : mais comment empêcher ces visites ? Le futur marchand de bois était le seul et unique juge du nombre de chemises, de mouchoirs et de faux cols qu’il devait posséder, et, s’il lui plaisait d’avoir vingt-quatre douzaines de chemises, quarante-huit douzaines de mouchoirs et six cents faux cols, cela ne regardait aucunement Bernard Watrin.

Il était, en outre, maître de commander des chemises une à une, et les mouchoirs et les faux cols un à un, ce qui lui permettrait d’entrer trois cent soixante-cinq fois par an chez mademoiselle Rigolot.

De ce nombre de jours, nous devons cependant défalquer les dimanches, non pas que, le dimanche, mademoiselle Rigolot fermât son magasin, mais tous les samedis, à huit heures du soir, Bernard venait chercher sa cousine, qu’il ramenait tous les lundis, à huit heures du matin. Et il était à remarquer que, du moment où cette habitude avait été connue du Parisien, le Parisien n’avait jamais eu l’idée, non seulement de rien commander le dimanche à mademoiselle Rigolot, mais même de s’informer, ce jour-là, si les objets commandés par lui pendant la semaine étaient prêts.

C’était sur ces entrefaites qu’était venue, de la part de mademoiselle Rigolot, la proposition d’envoyer Catherine à Paris, proposition qui, ainsi que nous l’avons dit en son temps, avait été accueillie favorablement par Guillaume et la mère Watrin, et à laquelle Bernard eût certes apporté une bien autre résistance, s’il n’eût pas songé que l’exécution de ce projet mettait soixante-douze kilomètres de distance entre le détesté Louis Chollet et la bien-aimée Catherine Blum.

Cette idée avait donc un peu, à l’endroit de Bernard, adouci la douleur de la séparation.

Mais, quoiqu’il n’y eût point de chemin de fer à cette époque, soixante-douze kilomètres n’étaient pas un empêchement pour un amoureux, surtout quand cet amoureux, garde-vente amateur, n’avait pas besoin de demander le congé de son patron, et possédait cinq cents francs par mois d’argent de poche.

Il en résulta donc que, contre les deux voyages qu’avait faits Bernard à Paris dans l’espace de dix-huit mois, Chollet, qui était libre de ses actions, et qui touchait, à chaque trentième jour de ces mois, la même somme que Bernard touchait seulement ou plutôt avait touché le trois cent soixante-cinquième jour de l’année ; il en résulta, dis-je, que, contre ces deux voyages, Chollet en fit douze !

Et il y avait cela de remarquable : c’est que, depuis le départ de Catherine pour Paris, Chollet avait cessé de se fournir de chemises chez mademoiselle Rigolot, place de la Fontaine, à Villers-Cotterêts, et qu’il se fournissait à Paris, chez madame Cretté et compagnie, rue Bourg-l’Abbé, 15.

Il va sans dire que Bernard avait été immédiatement mis par Catherine au courant de ce détail, qui avait une grande importance pour mademoiselle Rigolot, mais qui avait une importance bien autrement grande pour lui.

Or, le cœur humain est ainsi fait ; quoiqu’il fût sûr du sentiment que lui avait voué sa cousine, cette poursuite du Parisien ne laissait point que de l’alarmer.

Vingt fois il avait eu l’idée de chercher à Louis Chollet quelqu’une de ces bonnes querelles qui se terminent par un coup d’épée ou un coup de pistolet, et comme, grâce à ses exercices particuliers, Bernard tirait le pistolet de première force ; comme, grâce à un de ses camarades qui avait été prévôt dans un régiment, et qui, de voisin à voisin, lui avait donné autant de leçons qu’il lui avait plu d’en prendre, il maniait très agréablement la brette, la chose poussée à ses dernières conséquences ne l’eût que médiocrement inquiété ; mais le moyen de chercher querelle à un homme dont il n’avait aucunement à se plaindre ; qui, poli avec tout le monde, l’était peut-être plus particulièrement avec lui qu’avec tout autre ? C’était chose impossible !

Il fallait donc attendre l’occasion. Bernard l’avait attendue dix-huit mois, et, pendant ces dix-huit mois, elle ne s’était pas une seule fois présentée.

Mais voilà que, le jour même où devait revenir Catherine Blum, on lui remettait une lettre adressée à la jeune fille, et qu’il reconnaissait que l’adresse de cette lettre était écrite de la main de son rival.

On comprend donc l’agitation et la pâleur qui s’étaient emparées de Bernard à la seule vue de cette lettre.

Il la tourna et la retourna, comme nous l’avons dit, dans sa main, tira son mouchoir de sa poche et s’essuya le front.

Puis, comme s’il eût pensé qu’il aurait encore besoin de son mouchoir, il le maintint sous son bras gauche, au lieu de le mettre dans sa poche, et, de l’air d’un homme qui prend une grande résolution, il décacheta la lettre.

Mathieu le regardait faire avec son méchant sourire, et, s’apercevant qu’il devenait plus pâle et plus agité au fur et à mesure qu’il lisait :

– Voyez-vous, monsieur Bernard, voilà ce que je me suis dit en prenant cette lettre dans la poche de Pierre… je me suis dit : « Bon ! je vas éclairer monsieur Bernard sur les manigances du Parisien, et, du même coup, je ferai chasser Pierre ! » En effet, ça n’a pas manqué : quand Pierre est venu dire qu’il avait perdu la lettre… l’imbécile ! comme s’il ne pouvait pas dire qu’il l’avait mise à la poste, je vous demande un peu ! Ça aurait d’abord eu cet avantage que le Parisien, croyant que la première était partie, n’en aurait pas écrit une seconde, et que, par conséquent, mademoiselle Catherine ne l’aurait pas reçue, et, ne l’ayant pas reçue, n’y aurait pas répondu.

En ce moment, Bernard, qui lisait la lettre pour la seconde fois, s’interrompit, et, avec une espèce de rugissement :

– Comment, répondu ? s’écria-t-il ; tu dis, malheureux, que Catherine a répondu au Parisien ?

– Ouais ! dit Mathieu en garantissant sa joue avec sa main, de peur d’un second soufflet, je ne dis point précisément cela !

– Et que dis-tu, alors ?

– Je dis que mademoiselle Catherine est femme, et que le péché tente toujours une fille d’Ève.

– Je te demande positivement si Catherine a répondu ! entends-tu, Mathieu ?

– Peut-être bien que non… Mais, dame ! vous savez, qui ne dit rien consent.

– Mathieu ! s’écria le jeune homme en faisant un geste de menace.

– Dans tous les cas, il devait partir ce matin pour aller au-devant d’elle avec le tilbury.

– Et est-il parti ?

– S’il est parti ?… est-ce que je sais cela, dit Mathieu, puisque j’ai couché ici dans le fournil ! Mais voulez-vous le savoir ?

– Oui, certes, je le veux !

– Eh bien ! c’est chose facile. En vous informant à Villers-Cotterêts, la première personne à qui vous demanderez : « A-t-on vu monsieur Louis Chollet aller du côté de Gondreville avec son tilbury ? » vous répondra : « Oui ! »

– Oui !… mais il y a donc été alors ?

– Oui ou non… Moi, je suis un imbécile, comme vous savez… Je vous dis qu’il devait y aller, je ne vous dis point qu’il y ait été, moi !

– Mais comment peux-tu savoir cela !… En effet, la lettre avait été décachetée et recachetée.

– Ah ! dame ! je n’en sais rien… Peut-être le Parisien l’a-t-il rouverte pour écrire un post-scriptum, comme on dit.

– Alors, ce n’est pas toi qui l’as décachetée et recachetée ?

– Pourquoi faire ? je vous le demande… Est-ce que je sais lire, moi ! Est-ce que je ne suis pas une bête brute à laquelle on n’a jamais pu faire entrer l’A, B, C, D dans la tête ?

– C’est vrai, murmura Bernard ; mais, enfin, comment sais-tu qu’il devait aller au-devant d’elle ?

– Ah ! il m’a dit comme ça : « Mathieu, il faudra étriller le cheval de bon matin, parce que je pars à six heures avec le tilbury, pour aller au-devant de Catherine. »

– Il a dit Catherine tout court ?

– Attendez qu’il ait pris des mitaines pour ça !

– Ah ! murmura Bernard, si j’avais été là, si j’avais eu le bonheur de l’entendre !

– Oui, vous lui auriez donné un soufflet comme à moi… ou plutôt, non, vous ne le lui auriez pas donné.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que vous tirez bien le pistolet, c’est vrai, mais qu’il y a des arbres, dans la vente de monsieur Raisin, qui prouvent, tout criblés de balles qu’ils sont, qu’il ne tire pas mal non plus… parce que vous tirez bien l’épée, c’est vrai, mais que lui, il a fait, l’autre jour, assaut avec le sous-inspecteur, un qui sort des gardes du corps, et qu’il l’a joliment boutonné, comme on dit !

– Bon ! dit Bernard, et tu crois que c’est cela qui m’aurait retenu ?

– Je ne dis pas ça ; mais vous auriez peut-être un peu plus réfléchi tout de même à donner un soufflet au Parisien qu’à en donner un au pauvre Mathieu Goguelue, qui n’a pas plus de défense qu’un enfant.

Un bon mouvement, un mouvement de pitié et presque de honte, passa dans le cœur de Bernard, et, tendant la main à Mathieu :

– Pardonne-moi, lui dit-il, j’ai eu tort.

Mathieu lui donna timidement sa main froide et frissonnante.

– Quoique… quoique… continua Bernard, quoique tu ne m’aimes pas, Mathieu !

– Ah ! Dieu de Dieu ! s’écria le vagabond, pouvez-vous dire cela, monsieur Bernard ?

– Sans compter que tu mens chaque fois que tu ouvres la bouche.

– Bon ! reprit Mathieu, prenons que j’ai menti… Qu’est-ce que ça me fait, à moi, que le Parisien soit ou ne soit pas le bon ami de mademoiselle Catherine, et aille ou n’aille pas au-devant d’elle dans son tilbury, du moment où monsieur Raisin, qui fait tout ce que veut monsieur Chollet, dans l’espérance que celui-ci épousera sa fille Euphrosine, a renvoyé Pierre, et m’a pris pour domestique en son lieu et place ?… Ça me va mieux, je dois le dire, qu’on ne sache pas que c’est moi qui, par dévouement pour vous, ai pris la lettre dans la poche du vieux. C’est un mauvais gars que maître Pierre, sournois en diable ; et quand le sanglier est forcé, dame ! vous savez, monsieur Bernard, gare au coup de boutoir !

Bernard, tout en répondant à ses propres pensées, tout en froissant la lettre dans sa main, écoutait Mathieu, quoiqu’il eût l’air de ne pas l’entendre.

Tout à coup, se retournant de son côté et frappant à la fois la lettre du pied et de la crosse de son fusil :

– Tiens, décidément, Mathieu, dit-il, tu es…

– Oh ! ne vous retenez pas, monsieur Bernard, dit Mathieu de son air moitié bête, moitié malin : ça fait du mal de se retenir !

– Tu es une canaille ! dit Bernard ; va-t’en !

Et il fit un pas vers le vagabond pour le faire sortir de force, dans le cas où celui-ci ne serait pas disposé à sortir de bonne volonté : mais, selon son habitude, Mathieu n’opposa aucune résistance : au pas que fit Bernard en avant, il répondit en faisant deux pas en arrière.

Puis, tout en s’éloignant à reculons, et en regardant derrière lui pour ne pas manquer la porte :

– Peut-être, répondit-il, vaudrait-il mieux me remercier autrement ; mais c’est votre manière à vous… Chacun sa manière, comme on dit. Au revoir, monsieur Bernard ! au revoir !…

Puis, de la porte, et d’un accent où débordait toute sa vieille et sa nouvelle haine :

– Entendez-vous ? cria-t-il ; je vous dis : AU REVOIR !

Et, accélérant son pas, d’ordinaire si lent et si endormi, il sauta le fossé qui sépare la route de la forêt, et s’enfonça sous l’ombre des grands arbres, où il disparut.

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