XVIII Le regard d’un honnête homme

Les deux hommes se regardèrent, il y avait dans l’air quelque chose comme le pressentiment d’un malheur.

Pendant cet instant de silence et d’inquiétude, on entendit prononcer deux fois le nom de monsieur Watrin.

La mère rentrait en ce moment.

– Qu’est-ce que cela, et qui donc appelle le vieux, demanda-t-elle ?

– C’est la voix de la mère Tellier, dit Guillaume ; ouvre, femme.

Marianne alla vivement à la porte, l’ouvrit, et en effet la mère Tellier, toute haletante de la rapidité de sa course, parut sur le seuil.

– Bonsoir, monsieur Watrin et la compagnie, dit-elle ; une chaise s’il vous plaît, une chaise : j’ai toujours couru depuis la fontaine du Prince.

Les deux hommes, à ce nom de la fontaine du Prince, se regardèrent de nouveau.

Puis Guillaume le premier, d’une voix altérée :

– Et qui nous procure le plaisir de vous voir à pareille heure, mère Tellier ? demanda-t-il.

Mais, pour toute réponse, la mère Tellier porta la main à sa gorge.

– Un peu d’eau pour l’amour de Dieu ! dit-elle, j’étrangle !

La mère Watrin s’empressa d’apporter à la bonne femme ce qu’elle demandait.

Elle but avidement.

– La mère, dit-elle, maintenant que je puis parler, je vais vous dire ce qui m’amène.

– Dites, la mère, dites, firent ensemble Guillaume et Marianne, tandis que François se tenait à part, secouant tristement la tête.

– Eh bien ! continua la mère Tellier, je viens de la part de votre garçon.

– De la part de Bernard ?

– De la part de mon fils ? dirent ensemble Guillaume et Marianne.

– Que lui est-il donc arrivé, à ce pauvre jeune homme ? demanda la messagère ; il est entré chez moi, il y a une heure, pâle comme un mort.

– Femme ! dit Guillaume en regardant Marianne.

– Tais-toi, tais-toi, murmura celle-ci, comprenant tout ce qu’il y avait de reproches dans ce seul mot.

– Il a bu coup sur coup deux ou trois verres de vin. Quand je dis coup sur coup, je me trompe, il les a bus d’un seul coup, car il buvait à même la bouteille.

Ce seul détail suffit pour épouvanter Guillaume ; boire à même la bouteille était chose si peu dans les habitudes de Bernard, que cette action indiquait un dérangement considérable dans l’équilibre de son esprit.

– Bernard buvait à même la bouteille, répéta Guillaume, impossible !

– Et il buvait comme cela sans rien dire ? demanda Marianne.

– Si fait, reprit la bonne femme, il m’a dit au contraire comme cela : « Mère Tellier, faites-moi le plaisir d’aller jusqu’à la maison ; vous direz à Catherine que je lui écrirai bientôt. »

– Comment ! il a dit cela ? s’écria la mère Watrin.

– Écrire à Catherine ! et pourquoi écrire à Catherine ? demanda Guillaume de plus en plus inquiet.

– Oh ! le coup de fusil ! le coup de fusil ! murmura François.

– Et il a dit cela et rien de plus ? demanda Marianne.

– Oh ! si fait, attendez donc.

Jamais narrateur n’avait eu auditoire plus attentif.

La mère Tellier continua :

– Alors, je lui ai demandé : « Et pour le père, n’y a-t-il rien ? n’y a-t-il rien pour la mère ? »

– Ah ! vous avez bien fait, firent les deux époux en respirant comme des gens qui vont enfin savoir quelque chose.

– Alors il a répondu : « Au père et à la mère, annoncez-leur que je suis passé par ici, et dites-leur adieu de ma part. »

– Adieu ? répétèrent trois voix en même temps, avec trois intonations différentes.

Puis Guillaume seul :

– Il vous a chargée de nous dire adieu ?

Et se retournant vers sa femme avec un ton d’indicible reproche :

– Oh ! femme ! femme ! s’écria-t-il en portant sa main sur ses deux yeux.

– Mais ce n’est pas tout, continua la messagère.

Un même mouvement rapprocha d’elle Guillaume, Marianne et François.

– Qu’a-t-il ajouté ? demanda Guillaume.

– Il a ajouté : « Dites-leur encore qu’ils gardent Catherine avec eux, que je leur serai reconnaissant de toutes les bontés qu’ils auront pour elle, et, si je venais à mourir comme votre pauvre Antoine… »

– À mourir ! interrompirent ensemble et en pâlissant les deux vieillards.

– « Dites-leur, continua la mère Tellier, qu’ils fassent Catherine leur héritière. »

– Femme ! femme ! femme ! cria Guillaume en se tordant les bras.

– Oh ! le malheureux coup de fusil ! murmura François.

Marianne était tombée sur une chaise en éclatant en sanglots, car elle sentait, la pauvre mère, qu’elle était la cause première de tout cela, et, de plus que l’inquiétude qu’éprouvait son mari, elle en avait encore le remords.

En ce moment un cri douloureux retentit au-dehors.

– Au secours ! au secours ! criait une voix éteinte.

Si éteinte que fût cette voix, chacun la reconnut, et Guillaume, Marianne, François et la mère Tellier crièrent ensemble :

– Catherine !

Mais, de tous, Guillaume fut le premier à la porte.

La porte en s’ouvrant laissa apparaître Catherine, pâle, les yeux hagards, échevelée, presque folle.

– Assassiné ! cria-t-elle, assassiné !

– Assassiné ! s’écrièrent les spectateurs de ces deux scènes, pendant lesquelles la terreur allait croissant.

– Assassiné ! assassiné ! répétait Catherine haletante entre les bras du père Guillaume.

– Assassiné ! mais qui ?

– Monsieur Louis Chollet…

– Le Parisien ! s’écria François presque aussi pâle à son tour que Catherine.

– Mais quoi ? mais que racontes-tu donc ? Voyons, parle ! répéta Guillaume.

– Assassiné ! où ? chère demoiselle Catherine, demanda François.

– À la fontaine du Prince, murmura celle-ci.

Guillaume qui la soutenait faillit la laisser tomber.

– Mais par qui ? demandèrent à la fois la mère Tellier et la mère Watrin, qui, n’ayant pas les mêmes raisons que Guillaume et François de craindre un grand malheur, avaient conservé la faculté d’interroger.

– Par qui ?

– Je ne sais, répondit Catherine.

Les deux hommes respirèrent.

– Mais enfin, demanda Guillaume, comment cela s’est-il passé ! Comment étais-tu là ?

– Je croyais aller rejoindre Bernard à la fontaine du Prince.

– Rejoindre Bernard ?

– Oui, Mathieu m’avait donné rendez-vous en son nom.

– Oh ! s’il y a du Mathieu dans cette affaire, murmura François, nous ne sommes pas au bout.

– Et, interrogea Guillaume, tu as été à la fontaine du Prince ?

– Je croyais que Bernard m’y attendait ; je croyais qu’il voulait me dire adieu. Ce n’était pas vrai, ce n’était pas lui.

– Ce n’était pas lui ! s’écria Guillaume, se rattachant à chaque lueur d’espérance.

– C’était un autre homme.

– Le Parisien ! s’écria François.

– Oui, en m’apercevant il vint à moi, car, par le magnifique clair de lune qu’il fait, il pouvait, à travers la clairière, me voir à plus de cinquante pas. Quand nous ne fûmes plus qu’à dix pas l’un de l’autre, je le reconnus : je compris alors que j’étais tombée dans un piège. J’allais crier, appeler au secours, quand tout à coup un éclair a brillé dans la direction du grand chêne qui couvre le cabaret de madame Tellier. Un coup de fusil s’est fait entendre, monsieur Chollet a poussé un cri, a porté la main à sa poitrine et est tombé. Alors moi-même, vous le comprenez, je me suis sauvée comme une folle ; j’ai toujours couru, et me voilà ; mais, si la maison eût été seulement de vingt pas plus éloignée, je m’évanouissais, je mourais sur le chemin.

– Un coup de fusil ! répéta Guillaume.

– C’est celui que j’avais entendu, murmura François.

Tout à coup une idée terrible qui paraissait l’avoir abandonnée parut revivre dans l’esprit de Catherine ; elle regarda autour d’elle avec un effroi croissant, et, voyant que celui qu’elle cherchait n’était point là :

– Où est Bernard, cria-t-elle, où est Bernard ? au nom du ciel, où est-il ? qui l’a vu ?

Le plus morne silence eût répondu seul à cette douloureuse interrogation, si du seuil de la porte entrouverte depuis l’entrée de Catherine, une voix glapissante n’eût dit :

– Où il est, pauvre monsieur Bernard ? où il est ? je vas vous le dire, moi… il est arrêté.

– Arrêté ! balbutia simplement Guillaume.

– Arrêté ! Bernard, mon enfant ! s’écria la mère.

– Oh ! Bernard ! Bernard ! voilà ce que je craignais, murmura Catherine en laissant tomber sa tête sur son épaule comme si elle s’évanouissait.

– Quel malheur ! mon Dieu ! fit la mère Tellier en joignant les mains.

Seul, François, l’œil fixé sur le vagabond, comme s’il eût voulu lire en lui-même tout ce qu’il dirait et surtout tout ce qu’il ne dirait pas, grinça entre ses dents :

– Mathieu ! Mathieu !

– Arrêté ! répéta Guillaume, comment, pourquoi cela ?

– Dame ! je ne peux pas trop vous dire, moi, répondit Mathieu, traversant d’un pas lent et pénible toute la largeur de la salle pour aller s’asseoir dans la cheminée, sa place ordinaire. Il paraît qu’on a tiré un coup de fusil sur le Parisien. Les gendarmes de Villers-Cotterêts, qui revenaient de la fête de Corcy, ont vu Bernard qui se sauvait, alors ils ont couru après lui, ils lui ont mis la main sur le collet, ils l’ont garrotté, et ils l’emmènent.

– Mais où cela l’emmènent-ils ? demanda Guillaume.

– Oh ! je n’en sais rien, moi ; où on emmène les gens qui ont assassiné. Seulement, moi je me suis dit comme ça : J’aime monsieur Bernard, j’aime monsieur Guillaume, j’aime toute la maison Watrin, qui m’a fait du bien, qui m’a nourri, qui m’a chauffé : il faut que je leur dise le malheur qui est arrivé au pauvre monsieur Bernard, parce que enfin s’il y a un moyen de le sauver…

– Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria la mère, et quand on pense que c’est moi, mon entêtement, mon misérable entêtement qui est cause de tout cela !

Quant au père Guillaume, il paraissait plus calme et plus fort, mais peut-être, malgré l’apparence, souffrait-il plus que sa femme.

– Et tu dis, François, demanda-t-il à voix basse, que tu as reconnu le bruit de son fusil ?

– Puisque je vous l’ai dit ; ça, voyez-vous, j’en réponds.

– Bernard un assassin ! murmura Guillaume, impossible !

– Écoutez, dit François comme frappé d’une illumination subite.

– Quoi ! demanda le vieux garde chef.

– Je vous demande trois quarts d’heure.

– Pourquoi faire ?

– Pour vous dire si Bernard est ou n’est pas l’assassin de monsieur Louis Chollet.

Et sans prendre ni son chapeau ni son fusil, François s’élança hors de la maison, et disparut en courant sous la futaie.

Guillaume était tellement préoccupé de ce que venait de lui dire François, et cherchait avec tant d’acharnement à se rendre compte de son projet, qu’à peine s’apercevait-il de deux choses. La première, c’est que sa femme était évanouie, et la seconde, c’est que l’abbé Grégoire venait de rentrer.

Ce fut Catherine qui, la première, aperçut le digne prêtre, que son vêtement noir empêchait de distinguer dans l’obscurité.

– Oh ! s’écria-t-elle en courant à lui, c’est vous, monsieur l’abbé, c’est vous !

– Oui, dit-il. Je me suis douté qu’il y avait des larmes à essuyer ici, et je suis revenu.

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! c’est ma faute, s’écria la mère Watrin en se laissant tomber de sa chaise à genoux ; c’est ma faute ! c’est ma très grande faute !

Et la pauvre pécheresse repentante frappait de toute la force de ses poings sa poitrine maternelle.

– Hélas ! mon cher Guillaume, il l’avait dit en vous quittant : que le malheur retombe sur vous ! et c’est sur vous en effet que retombe le malheur.

– Oh ! monsieur l’abbé, s’écria le vieux garde chef, est-ce que vous aussi allez dire comme les autres qu’il est coupable ?

– Nous allons bien le savoir, dit l’abbé.

– Eh bien ! oui, nous allons le savoir, répondit Guillaume. Bernard est vif, emporté, colère, mais il n’est point menteur.

Le père Watrin prit son chapeau.

– Où allez-vous ?

– Je vais à la prison.

– Inutile, nous l’avons rejoint sur la grande route entre ses deux gendarmes, et monsieur le maire a ordonné de le ramener ici pour procéder en votre présence au premier interrogatoire ; il espère que vous aurez sur Bernard qui vous aime tant le pouvoir de lui faire dire la vérité.

En ce moment, comme s’il n’eût attendu que l’instant d’être annoncé par l’abbé, le maire entra.

En l’apercevant, Guillaume tressaillit d’instinct. Il sentait bien qu’il se trouvait en face d’un ennemi.

– Ma foi ! monsieur Watrin, dit le maire avec un méchant sourire, vous m’aviez défendu de passer le seuil de votre porte… mais vous comprenez bien qu’il y a telle circonstance…

Guillaume avait vu son sourire.

– Et vous n’êtes pas fâché de la circonstance, n’est-ce pas, monsieur le maire ? dit-il.

En ce moment, on entendit le piétinement des chevaux à la porte ; ce bruit tira le maire d’embarras en le dispensant de répondre.

Il tourna le dos à Guillaume, et, s’adressant aux gendarmes encore invisibles :

– Faites entrer le prévenu, dit-il, et gardez la porte.

À peine cet ordre était-il donné que Bernard, pâle, le front couvert de sueur, mais calme, parut sur le seuil de la porte, les deux pouces des mains liés l’un à l’autre.

En l’apercevant, la mère Watrin revint à elle, et avec un admirable élan de mère :

– Mon enfant ! mon cher enfant ! s’écria-t-elle en s’apprêtant à s’élancer dans ses bras, tandis que Catherine voilait son visage de ses deux mains.

Mais Guillaume l’arrêta par le poignet.

– Un instant, dit-il, il s’agit auparavant de savoir si nous parlons à notre enfant ou à un assassin.

Et s’adressant au maire, tandis que les gendarmes conduisaient Bernard dans le fond de la salle :

– Monsieur le maire, dit-il, je demande à regarder Bernard en face, à lui dire deux mots, et ensuite c’est moi qui vous déclarerai s’il est coupable ou s’il ne l’est pas.

La permission était trop difficile à refuser tout à fait. Le maire fit entendre un grognement qui pouvait passer pour une autorisation.

Alors Guillaume, comme on dit au théâtre, s’empara de la scène, et, tandis qu’un demi-cercle se faisait, dont Bernard et les deux gendarmes formaient le point central, il étendit la main, et, avec un accent qui n’était point dépourvu d’une certaine solennité :

– Soyez tous témoins, vous qui êtes ici, de ce que je vais lui demander et de ce qu’il va me répondre, dit-il. En présence de cette femme qui est ta mère, de cette autre femme qui est ta fiancée ; en présence de ce digne prêtre qui a fait de toi un chrétien, Bernard, moi, ton père, moi, qui t’ai formé à l’amour de la vérité et à la haine du mensonge, Bernard, je te demande ici, comme Dieu te le demandera un jour : Bernard es-tu coupable ou es-tu innocent ?

Et il fixa sur le jeune homme un regard qui semblait vouloir lire au plus profond de son cœur.

– Mon père…, répondit le jeune homme d’une voix douce et calme.

Mais Guillaume l’interrompit :

– Prends ton temps, Bernard, ne te hâte pas de répondre, afin que ton cœur ne se précipite pas dans l’abîme, tes yeux sur mes yeux, Bernard, et vous tous, regardez-le bien, écoutez-le bien. Réponds, Bernard.

– Je suis innocent, mon père, dit Bernard avec une voix aussi calme que s’il se fût agi pour lui de la question la plus indifférente.

Excepté des bouches de Mathieu, du maire et des gendarmes, un cri de joie sortit de toutes les bouches.

Guillaume étendit la main, et, la posant sur l’épaule de Bernard :

– À genoux, mon fils, dit-il.

Bernard obéit.

Alors, avec une expression de foi difficile à rendre :

– Je te bénis, mon enfant, dit Guillaume ; tu es innocent, c’est tout ce qu’il me faut. Quant à la preuve de ton innocence, elle viendra quand il plaira à Dieu. C’est maintenant une affaire entre les hommes et toi. Embrasse-moi, et que la justice ait son cours.

Bernard se releva et se jeta dans les bras de son père.

– Maintenant, dit celui-ci en faisant un pas de côté pour démasquer Bernard, à toi, la vieille !

– Oh ! mon enfant ! mon cher enfant ! s’écria la mère Watrin, il m’est donc permis encore de t’embrasser.

Elle lui jeta les bras autour du cou.

– Ma bonne, mon excellente mère ! s’écria Bernard.

Catherine attendait ; mais, quand elle fit un mouvement pour aller au prisonnier, celui-ci fit un geste de ses mains.

– Plus tard, dit-il, plus tard. Moi aussi, Catherine, sur votre salut éternel, j’ai une question à vous faire.

Catherine se recula avec un doux sourire, car elle aussi, maintenant, était aussi sûre de l’innocence de Bernard que de la sienne.

Ce que Catherine pensait tout bas, la mère Watrin le dit tout haut :

– Oh ! moi aussi, s’écria-t-elle après l’avoir embrassé, j’en réponds bien, qu’il est innocent.

– Bien ! dit le maire en ricanant, n’allez-vous pas croire, s’il est coupable, qu’il va tout bonnement dire comme ça : « Eh bien ! oui, là ! c’est moi qui ai tué monsieur Chollet ? » Pas si bête, pardieu !

Bernard fixa sur le maire son œil clair et presque impératif, et avec une grande simplicité d’accent :

– Je dirai, non pas pour vous, monsieur le maire, mais pour ceux-là qui m’aiment, je dirai, et Dieu qui m’entend sait si je mens ou si je dis la vérité : oui, mon premier mouvement a été de tuer monsieur Chollet, quand j’ai vu apparaître Catherine et quand je l’ai vu, lui, se lever pour aller au-devant d’elle ; oui, je me suis élancé dans cette intention ; oui, dans cette intention, j’ai appuyé la crosse de mon fusil à mon épaule ; mais alors Dieu est venu à mon aide ; il m’a donné la force de résister à la tentation : j’ai jeté mon fusil loin de moi, et j’ai fui ; c’est pendant que je fuyais qu’on m’a arrêté ; seulement, je fuyais, non pas parce que j’avais commis un crime, mais pour ne pas le commettre.

Le maire fit un signe ; un gendarme lui présenta un fusil.

– Reconnaissez-vous ce fusil ? demanda-t-il à Bernard.

– Oui, c’est le mien, répondit simplement le jeune garde.

– Il est déchargé du côté droit, comme vous voyez.

– C’est vrai.

– Et on l’a trouvé au pied du chêne qui domine la petite vallée de la fontaine du Prince.

– C’est, en effet, là que je l’ai jeté, dit Bernard.

En ce moment Mathieu se leva avec effort, porta la main à son chapeau, et l’on entendit une voix, à la modestie de laquelle on attribua son peu d’assurance, qui disait :

– Pardon ! excuse, monsieur le maire, mais j’ai peut-être une raison à faire valoir pour innocenter ce pauvre monsieur Bernard. Mais peut-être en cherchant bien qu’on retrouverait les bourres ; monsieur Bernard ne charge pas, comme les autres gardes, avec du papier, mais avec des ronds de feutre enlevés à l’emporte-pièce.

Un murmure flatteur accueillit cette ouverture inattendue ; depuis un quart d’heure Mathieu était complètement oublié.

– Gendarmes, dit le maire, l’un de vous ira sur le théâtre de l’assassinat, et essaiera de retrouver les bourres.

– Demain matin au petit jour on y sera, répondit un des gendarmes.

Bernard jeta un regard franc sur Mathieu et rencontra le regard terne de celui-ci ; il lui sembla voir l’œil d’un serpent briller dans l’ombre. Il se détourna avec dégoût.

Sous le rayon de flamme que projetait l’œil du jeune homme, peut-être Mathieu fût-il resté muet, mais Bernard s’étant détourné comme nous l’avons dit, le vagabond prit courage et continua :

– Et puis, dit-il, il y a encore une chose qui sera bien autrement convaincante pour l’innocence de monsieur Bernard.

– Laquelle ? dit le maire.

– J’étais là ce matin, dit Mathieu, quand monsieur Bernard a chargé son fusil pour aller à la battue du sanglier : eh bien ! à seule fin de reconnaître ses balles, il les avait marquées d’une croix.

– Ah ! ah ! dit le maire, il les avait marquées d’une croix.

– Ça, j’en suis sûr, dit Mathieu, c’est moi qui lui ai prêté mon couteau pour faire la croix ; pas vrai, monsieur Bernard ?

Sous l’intention bienveillante, Bernard sentait si instinctivement la dent aiguë et douloureuse de la vipère qu’il ne répondit même pas.

Le maire attendit un instant et, voyant que Bernard gardait le silence :

– Prévenu, dit-il, ces deux circonstances sont-elles exactes ?

– Oui, monsieur, dit Bernard, c’est la vérité.

– Dame ! reprit Mathieu, vous comprenez bien, monsieur le maire, si l’on pouvait retrouver la balle et qu’elle n’eût point de croix, je répondrais bien alors que ce n’est point monsieur Bernard qui a fait le coup, de même que si, par exemple, la balle portait une croix et que les bourres fussent en feutre je ne saurais plus que dire.

Un gendarme s’approcha du maire, et portant la main à son chapeau :

– Pardon ! excuse, monsieur le maire, dit-il.

– Qu’y a-t-il, gendarme ?

– Il y a, monsieur le maire, que ce garçon a dit la vérité.

Et le gendarme montrait Mathieu.

– Comment savez-vous cela, gendarme ? demanda le maire.

– Voilà : pendant que ce garçon parlait, j’ai débourré le côté gauche du fusil. La balle a une croix et les bourres sont en feutre : voyez.

Le maire se tourna vers Mathieu.

– Mon ami, lui dit-il, tout ce que vous venez de dire dans une bonne intention pour Bernard tourne malheureusement contre Bernard, puisque voilà son fusil, et que son fusil est déchargé.

– Ah ! c’est-à-dire, reprit Mathieu, que le fusil fût déchargé, ça ne voudrait rien dire, monsieur le maire ; monsieur Bernard peut avoir déchargé son fusil ailleurs ; il n’y a que si l’on trouve la balle et les bourres en feutre, ah ! dame ! alors ce sera malheureux, très malheureux !

Le maire se retourna vers le prévenu :

– Ainsi, demandait-il, vous n’avez rien autre chose à dire pour votre défense ?

– Rien, répondit Bernard, sinon que les apparences sont contre moi, mais que je suis innocent.

– J’avais espéré, dit solennellement le maire, que la vue de vos parents, de votre fiancée… il montra l’abbé Grégoire, de ce digne prêtre, vous inspirerait de dire la vérité, voilà pourquoi je vous ai ramené ici. Je me trompais, il n’en est rien.

– Je ne puis dire que ce qui est, monsieur le maire. Je suis coupable d’une mauvaise pensée, je ne suis pas coupable d’une mauvaise action.

– C’est bien décidé ?

– Quoi ? demanda Bernard.

– Vous ne voulez pas avouer ?

– Je ne mentirais pas pour moi, monsieur, je ne saurais mentir contre moi.

– Allons ! gendarmes, dit le maire.

Les gendarmes firent un mouvement de la tête, et, poussant Bernard de la main :

– Allons, marchons, dirent-ils.

Mais alors la mère Watrin, sortant de sa stupeur, s’élança entre la porte et son fils.

– Eh bien ! que faites-vous donc, monsieur le maire, s’écria-t-elle, vous l’emmenez ?

– Sans doute je l’emmène, dit le maire.

– Mais où cela ?

– En prison, pardieu !

– En prison, mais vous n’avez donc pas entendu qu’il est innocent ?

– Le fait est, murmura Mathieu, que tant qu’on n’aura pas retrouvé la balle marquée d’une croix et les bourres de feutre…

– Ma chère madame Watrin, ma belle demoiselle, dit le maire, c’est un devoir bien rigoureux. Je suis magistrat. Un crime a été commis. Je n’examine pas à quel point doit me toucher ce crime qui frappe un jeune homme placé chez moi par ses parents, un jeune homme qui m’était cher, un jeune homme sur lequel j’étais chargé de veiller. Non, Chollet, comme votre fils, ne sont à mes yeux que deux étrangers. Mais il faut que la justice ait son cours. Il y a mort d’homme. Le cas est donc des plus graves. Allons ! gendarmes.

Les gendarmes poussèrent de nouveau Bernard vers la porte.

– Adieu, mon père ; adieu, ma mère ! dit le jeune homme.

Bernard, suivi du regard ardent de Mathieu, qui semblait le pousser des yeux comme les gendarmes le poussaient de la main, fit quelques pas vers la porte.

Mais alors, à son tour, Catherine se trouva sur sa route.

– Et moi, Bernard, n’y a-t-il donc rien pour moi ? demanda-t-elle ?

– Catherine, dit le jeune homme d’une voix étouffée, au moment de mourir, et de mourir innocent, peut-être te pardonnerai-je ; mais en ce moment-ci, oh ! je n’en ai pas la force.

– Oh ! l’ingrat ! s’écria Catherine en se détournant, je le crois innocent et il me croit coupable !

– Bernard ! Bernard ! dit la mère Watrin, avant de la quitter, par grâce ! mon enfant, dis à ta pauvre mère que tu ne lui en veux pas.

– Ma mère, dit Bernard avec une résignation pleine de tristesse et de grandeur, si je dois mourir, je mourrai en fils reconnaissant et respectueux, remerciant le Seigneur de m’avoir donné de si bons et si tendres parents.

Puis, à son tour, se retournant vers les gendarmes :

– Allons ! messieurs, dit-il, je suis prêt.

Et au milieu des cris étouffés, des pleurs, des sanglots, il fit de la main un dernier signe d’adieu et s’avança vers la porte.

Mais sur le seuil il trouva François, haletant, la sueur au front, sans cravate, son habit sur le bras, et qui lui barrait le passage.

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