1 La bête malicieuse

Il y avait une fois un vieux tailleur qui avait trois fils et une chèvre.

Comme les yeux du vieux tailleur avaient faibli, et qu’il ne pouvait plus faire grande besogne, la chèvre était devenue la providence des trois jeunes gens et du vieillard, qu’elle nourrissait de son lait.

Mais la maligne bête se lassa d’être obligée de se faire traire deux fois par jour, et elle résolut de se débarrasser de cet esclavage et de conquérir sa liberté.

Or, comme mieux elle était nourrie, plus elle rendait de lait, le vieux tailleur recommandait à ses trois fils, qui avaient charge de la mener paître chacun à son tour, de la conduire dans les plus gras pâturages qu’ils pussent trouver.

Un jour, l’aîné la mena paître dans le cimetière où croissaient des herbes aussi hautes qu’elle, et, là, il lui permit de brouter et de sauter tout à son aise ; ce que la chèvre ne manqua point de faire.

Puis, quand l’heure fut venue, le jeune garçon demanda à la chèvre :

– Chèvre, es-tu rassasiée ?

La chèvre répondit :

– Je crois bien ; jamais je n’ai fait un si bon dîner !… Bê ! bê ! bê !

– Alors, allons-nous-en, dit le jeune homme.

Et, la prenant par son licou, il la ramena à l’étable et l’attacha au râtelier.

– Eh bien, demanda le tailleur en voyant rentrer l’aîné de ses enfants, la chèvre a-t-elle suffisamment mangé ?

– Ah ! je crois bien, dit le jeune homme ; elle m’a déclaré n’avoir jamais fait un si bon dîner.

Le vieux tailleur voulut s’assurer de la chose par lui-même ; il alla à l’étable, caressa la chèvre et lui demanda :

– Chèvre, es-tu rassasiée ?

La chèvre répondit d’un air de mauvaise humeur :

– Comment serais-je rassasiée ? Je n’ai fait que sauter sur des tombes et je n’ai pas trouvé le plus petit brin d’herbe à brouter ! Bê ! bê ! bê !

– Ah ! fit le tailleur furieux, c’est comme cela !

Et, courant vers la maison, il dit à son fils aîné :

– Comment ! menteur que tu es, tu viens me dire que la chèvre a eu de l’herbe tout son content, et elle vient de me dire, elle, que tu l’as laissée jeûner ! Attends ! attends !

Et, dans sa colère, il prit son aune, et chassa l’aîné de ses fils en le frappant de toutes ses forces.

Le lendemain, ce fut le tour du cadet.

Instruit de ce qui était arrivé à son frère, celui-ci résolut de prendre ses précautions pour qu’il ne lui en advînt pas autant.

Il choisit donc, au bout du jardin, un endroit bien plantureux, et y lâcha la chèvre.

La chèvre s’en donna à cœur joie, et brouta l’herbe au ras du sol.

Le soir venu, le cadet s’approcha et lui dit :

– Chèvre, es-tu rassasiée ?

La chèvre répondit :

– Je crois bien, jamais je n’ai fait un si bon dîner ! Bê ! bê ! bê !

– Alors rentrons à la maison, dit le jeune homme.

Et il attacha la chèvre dans l’étable comme avait fait son frère.

– Eh bien ? demanda le vieux tailleur en le voyant rentrer.

– Oh ! dit le jeune homme, elle a mangé à n’en pouvoir plus !

Mais le tailleur, ne voulant pas plus se fier à la parole de son second fils qu’il n’avait fait à celle du premier, alla lui-même à l’étable, et demanda à la chèvre :

– Chèvre, es-tu rassasiée ?

La chèvre répondit tout en rechignant :

– Rassasiée de quoi ! je n’ai fait que sauter sur les taupinières, où je n’ai pas trouvé le plus petit brin d’herbe à brouter ! Bê ! bê ! bê !

– Ah ! l’indigne scélérat ! s’écria le tailleur. Une si bonne bête, la laisser jeûner !

Et, là-dessus, rentrant tout furieux à la maison, le tailleur prit son aune, et, le battant, chassa son second fils comme il avait fait du premier.

Le lendemain ce fut le tour du troisième.

Celui-ci voulut n’avoir rien à se reprocher, il choisit un endroit où croissaient les plus tendres arbustes et l’herbe la plus parfumée. Là, il fit brouter la chèvre.

Le soir venu, il lui demanda :

– Eh bien, chèvre, es-tu rassasiée ?

La chèvre répondit :

– Je crois bien, jamais je n’avais fait un si bon dîner ! Bê ! bê ! bê !

Et, se reposant sur cette réponse, le troisième fils ramena la chèvre, l’attacha au râtelier, et vint dire à son père :

– Ah ! cette fois, vous pouvez interroger la chèvre, je vous réponds qu’elle ne se plaindra pas.

Le père ne s’en rapporta pas plus à la parole de son troisième fils qu’il n’avait fait à celle des deux autres.

Il alla lui-même à l’étable et demanda à la bête :

– Eh bien, chèvre, cette fois, est-ce vrai que tu es rassasiée ?

– Bon Dieu ! et de quoi serais-je rassasiée ? répondit la bête. Je n’ai fait que sauter sur des rochers et n’ai pas trouvé un seul brin d’herbe à brouter ! Bê ! bê ! bê !

– Ah ! chien de menteur ! s’écria le tailleur, tu es donc aussi oublieux de ton devoir que les autres ? Eh bien, tu ne te moqueras pas plus longtemps de moi.

Et, transporté de colère, il frappa si rudement l’enfant de son aune, que celui-ci s’enfuit de la maison comme avaient fait ses deux frères.

Le vieux tailleur resta donc seul à la maison.

Quand il se vit ainsi, il trouva la chambre bien grande et se vit bien abandonné.

Il se mit à réfléchir qu’il n’était pas probable que ses trois fils, l’un après l’autre, eussent ainsi manqué à leur devoir et menti de la même façon.

Il soupçonna la chèvre de malice, et voulut voir de ses yeux l’endroit où les enfants l’avaient conduite.

Il commença par le cimetière, et vit l’herbe complètement rasée sur un espace de douze à quinze pieds.

– Ah ! ah ! fit-il, je crois que j’ai eu tort de chasser mon fils aîné, et que la chèvre a menti.

Et, tout pensif, il s’en alla visiter le bout du jardin, où son second fils avait mené paître la chèvre, la place n’était pas moins bien nettoyée que le cimetière.

– Ah ! méchante bête, dit-il, voilà ce que tu appelles ne pas trouver un brin d’herbe à brouter ? Mais, continua-t-il, voyons un peu avant de nous fâcher tout à fait.

Et il s’en alla à l’endroit du bois où son troisième fils avait mené la chèvre. Un faucheur, avec sa faux nouvellement aiguisée, n’aurait pas fait mieux que la bête avec ses dents.

– Ah ! dit le pauvre vieux tailleur, décidément, mademoiselle Jeannette est une infâme coquine, et elle va avoir affaire à moi.

Et, ce disant, il alla prendre son rasoir, sa savonnette et son fouet.

Puis il entra dans l’étable, et, sans écouter les bê ! bê ! bê ! de la chèvre, il lui savonna le museau et la tête, et la rasa de telle sorte qu’il ne lui resta pas un poil de cette barbe dont elle était si fière !

Après quoi, il lui coupa les deux oreilles aussi au ras de la tête qu’elle avait tondu l’herbe au ras de la terre.

Puis, enfin, il prit son fouet et lui donna une telle volée de coups qu’elle s’enfuit en bêlant de douleur.

Et le pauvre vieux tailleur rentra chez lui et se vit plus seul que jamais, car il n’avait plus ni ses enfants ni sa chèvre, et il se trouvait privé de la tendresse de ses fils, qui étaient le pain de son âme, et du lait de sa chèvre, qui était la nourriture de son corps.

Et il s’informa de tous côtés si l’on avait vu ses fils ; mais personne ne savait ni le chemin qu’ils avaient pris, ni ce qu’ils étaient devenus.

Mais comme nous le savons, nous, nous allons vous le raconter, en commençant par l’aîné, en passant de celui-ci au cadet et du cadet au dernier.

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