Les murs du château étaient formés par la neige qui chasse, et les portes et les fenêtres par le vent qui coupe ; il contenait plus de cent salles, toutes formées de neige, tombant comme un rideau blanc, mais sans jamais s’amasser. La plus vaste de ces chambres avait à elle seule plus de trois milles ; la blanche lumière du nord les éclairait, et elles étaient toutes si grandes, si vides, si blanches, si glaciales, qu’elles étaient mortellement tristes à regarder. Jamais, dans ce palais, le moindre plaisir ni la moindre animation. Pas un pauvre petit bal, où les femmes des ours blancs pussent déployer, en se balançant, leurs grâces naturelles, tandis que la tempête eût servi d’orchestre. Jamais la plus petite soirée de jeu entre loups et blaireaux, jamais la plus petite invitation à prendre le thé ou le café, aux femmes et aux filles des renards bleus et des martres. Non, les salles de la Reine des Neiges étaient éternellement vides, vastes et calmes. Au milieu de ces salles interminables, et dans la plus grande de toutes était un lac gelé au milieu duquel s’élevait un trône de glace ; c’était là que se tenait la Reine des Neiges quand elle était au logis, et alors elle prétendait être assise sur le miroir de l’esprit, le plus grand et le meilleur qu’il y eût au monde.
Le petit Peters était devenu tout bleu de froid, mais il ne s’en apercevait point, parce que la Reine des Neiges lui avait enlevé la crainte du froid par ses baisers et que, grâce à l’éclat de verre qui avait pénétré jusqu’à son cœur, il était devenu pareil à un glaçon. Il passait sa vie à assembler des éclats de glace sur lesquels il y avait des lettres, comme on fait quand on joue à un jeu que vous connaissez bien, c’est-à-dire au casse-tête chinois, afin d’en former soit une figure, soit un mot. Et jamais il ne parvenait à former la figure qu’il voulait et qui était un soleil, jamais à écrire le mot qu’il cherchait et qui était le mot Éternité. Car la Reine des Neiges lui avait dit : « Quand de tous ces glaçons qui ont chacun une forme différente, et qui portent chacun une lettre, tu auras formé un soleil ayant à son centre le mot Éternité, tu redeviendras ton maître et je te donnerai le monde entier avec une paire de patins neufs. »
Mais il ne venait point à bout de faire son soleil et d’écrire le mot Éternité.
En attendant, il dessinait les figures les plus bizarres et les plus incohérentes, qui lui semblaient magnifiques et qui lui faisaient passer le temps sans qu’il s’aperçût que le temps passât.
Un jour, la Reine des Neiges lui dit :
– Je vais partir pour les pays chauds. Je veux aller regarder ce qui se passe au fond des marmites noires que fait bouillir le feu éternel – c’était ainsi que la Reine des Neiges appelait l’Etna, le Vésuve, le Stromboli et les autres volcans –, je vais les blanchir un peu, cela fera du bien aux citrons et aux raisins.
Et la Reine des Neiges s’envola, et Peters resta seul à assembler ses morceaux de glace, dans la grande salle vide et glacée. Tout à coup, quelque chose craqua en lui, et il demeura raide et immobile. On eût pu le croire gelé.
C’était juste en ce moment que la petite Gerda entrait au château par la grande porte. Elle était fermée par le vent qui coupait, mais elle dit un Ave, Maria, et le vent tomba comme s’il allait se coucher. Alors elle traversa la cour, où elle laissa le reste de ses pauvres petits souliers rouges, entra dans les grandes salles vides et froides, et parvint enfin à celle où était le lac glacé et où se tenait le petit Peters.
Dès la porte elle le reconnut, et, courant à lui, lui sauta au cou et le serra entre ses bras en criant :
– Peters, mon cher petit Peters, je t’ai donc enfin retrouvé !
Mais lui continua de demeurer immobile, raide et froid.
La petite Gerda se mit à pleurer, et de même qu’une fois déjà, chez la vieille fée aux fleurs, ses larmes avaient pénétré la terre et en avaient fait sortir les rosiers, cette fois ses larmes pénétrèrent jusqu’au fond de la poitrine de Peters, et firent fondre son cœur.
Il ne parlait pas encore, mais déjà il la regardait avec des yeux qui s’animaient de plus en plus.
Alors Gerda se mit à chanter la chanson qu’ils chantaient ensemble près de la fenêtre, quand allait venir la Noël.
Les roses déjà se fanent et tombent ;
Nous allons revoir le petit Jésus.
Alors la sensibilité revint tout à fait au petit Peters. Il fondit en larmes et pleura tant, tant, que le grain de verre qu’il avait dans le cœur lui sortit par l’œil avec une larme plus grosse que les autres.
Aussitôt il reconnut Gerda et s’écria dans un transport de joie, qui depuis bien longtemps lui était inconnu :
– Gerda, ma bonne petite Gerda, où as-tu donc été si longtemps ?
Il oubliait que c’était lui qui avait été, et non la petite Gerda.
Et il regardait de tous côtés avec étonnement.
– Ah ! qu’il fait froid ici ! continua-t-il ; comme c’est vaste et vide !
Et il se cramponnait à Gerda, qui pleurait de joie, en souriant, tant il avait peur que Gerda s’en allât, l’abandonnant dans le palais de la Reine des Neiges.
Et sa satisfaction et sa crainte, mêlées l’une à l’autre, étaient si touchantes, que les glaçons se mirent à danser de bonheur et les murs de neige à pleurer de joie.
Pendant ce temps-là, les fragments de glace avec lesquels Peters avait joué pendant si longtemps s’agitaient de leur côté, et en s’agitant finirent par former d’eux-mêmes un soleil au milieu duquel était écrit le mot : Éternité.
Au même instant, toutes les portes du palais s’ouvrirent, chaque porte par laquelle devaient passer Gerda et Peters gardée par deux anges.
Gerda baisa les joues de Peters, et elles devinrent roses, de bleues qu’elles étaient.
Elle baisa ses yeux, et ils devinrent aussi brillants que les siens.
Elle baisa ses mains et ses pieds, et l’immobilité qui les enchaînait disparut.
Maintenant, la Reine des neiges pouvait rentrer si elle voulait ; le soleil de glace brillait à terre, et au milieu du soleil le mot : Éternité !
Alors les deux enfants se prirent par la main, et sortirent du château, escortés des anges et parlant de la grand-mère et des roses qui fleurissaient à la fenêtre, et, partout où ils passaient, les vents se taisaient et le soleil brillait.
Quand ils arrivèrent à l’arbuste aux fruits rouges, ils virent le renne qui les attendait.
Il était accompagné d’un renne femelle dont les pis étaient pleins de lait. Les deux enfants burent de ce lait et se trouvèrent tout réchauffés.
Alors, comme Gerda et le petit Peters n’avaient plus besoin des anges, ceux-ci prirent congé d’eux en leur disant qu’ils se reverraient un jour au ciel, et ils disparurent en laissant l’air tiède et parfumé.
Gerda remonta sur son renne et Peters sur l’autre, et les deux animaux se mirent à galoper jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à la chaumière de la Finnoise, où ils se réchauffèrent tout à fait et où Gerda, qui était nu-pieds, ses souliers rouges ayant été usés à la recherche de Peters, retrouva ses bottines et ses gants de poils.
C’était là qu’était resté le petit traîneau de Peters.
Les deux rennes s’y attelèrent, les deux enfants s’y assirent, se rapprochant et se tenant chaud l’un l’autre. La Finnoise les couvrit d’une peau d’ours blanc, et les deux rennes s’élancèrent dans la direction de la hutte de la Laponne.
Pendant leur absence, la bonne femme leur avait fait des pelisses de renard bleu, dont ils avaient grand besoin car les vêtements des deux enfants n’avaient guère moins souffert que les souliers rouges de la petite Gerda.
Ils ne prirent que le temps de manger un morceau et de revêtir leurs pelisses, et partirent en remerciant de tout leur cœur la bonne femme.
Trois jours après, ils étaient à la frontière des Neiges ; là commençaient à ramper les premières mousses et les premiers lichens.
Là les rennes les quittèrent.
La séparation fut triste, on pleura beaucoup de part et d’autre, mais les rennes n’osaient point se hasarder dans un autre pays que le leur. Celui qui avait du lait aurait bien été plus loin, mais celui qui avait été prisonnier retint sa compagne en lui disant ce qu’il avait souffert pendant sa captivité.
Les deux enfants furent forcés d’abandonner le traîneau du petit Peters et s’en allèrent se tenant par la main. Peu à peu aux mousses et aux lichens succédèrent des bruyères et des rhododendrons, puis aux bruyères et aux rhododendrons des buissons épineux, puis aux buissons épineux de maigres sapins tout rabougris, puis de beaux sapins, puis des chênes verts, puis enfin ils entendirent chanter les petits oiseaux, ils trouvèrent les premières fleurs, enfin ils aperçurent une grande forêt de hêtres et de marronniers.
De cette forêt sortit, sur un magnifique cheval que Gerda reconnut aussitôt pour un des deux chevaux qui avaient été attelés à son carrosse doré, une belle jeune fille coiffée d’un bonnet écarlate et portant deux pistolets à sa ceinture.
C’était la fille des voleurs.
Gerda la reconnut et elle reconnut Gerda, toutes deux coururent l’une à l’autre et s’embrassèrent tendrement.
La fière amazone s’était ennuyée de la vie qu’elle menait au château de la forêt. Elle avait pris une grosse somme en or au château des voleurs, en avait bourré ses poches, avait tiré un des deux chevaux donnés par la princesse à Gerda, avait sauté sur son dos et était partie.
Ce fut une grande joie pour les deux jeunes filles.
– Et qu’est-ce que ce petit garçon ? demanda la fille des voleurs en montrant Peters.
Gerda lui dit que c’était le petit compagnon qu’elle cherchait avec tant d’anxiété, quand elle avait été arrêtée par les voleurs.
Alors, se tournant vers le petit Peters :
– Tu es un rude voyageur, lui dit-elle, et je voudrais bien savoir si tu mérites réellement que l’on aille te chercher au bout du monde.
Gerda lui frappa doucement sur la joue, et s’informa du prince et de la princesse.
– Ils voyagent à l’étranger, répondit la fille des voleurs.
– Et les corneilles ? demanda Gerda.
– La corneille sauvage est morte d’indigestion, de sorte que la corneille apprivoisée est veuve. Elle porte un crêpe à la patte gauche, et se lamente horriblement. C’est tout ce que je sais. Maintenant, raconte-moi à ton tour ce qui est arrivé, et comment tu as retrouvé ton fugitif.
Gerda et le petit Peters lui racontèrent tout.
– Bon ! dit-elle, tout est pour le mieux ; retournez à la grande ville, et si j’y passe jamais, j’irai vous faire une petite visite.
Et les ayant embrassés tous deux sans mettre pied à terre, elle mit son cheval au galop et disparut.
Peters et Gerda se remirent en route, s’en allant la main dans la main, et, après avoir traversé des pays couverts de verdure et de fleurs qui leur firent oublier cette affreuse Laponie, tant vantée par les Russes, ils entendirent le son des cloches et finirent par reconnaître à l’horizon la grande ville où ils étaient nés.
Le petit Peters reconnut encore la porte par laquelle il était sorti, les rues par lesquelles il avait passé, et enfin, ils se retrouvèrent au seuil des deux maisons.
Ils montèrent l’escalier de la maison de Gerda et entrèrent dans la chambre de la grand-mère. Tout était encore à la même place. L’horloge faisait tic tac et marquait l’heure ; seulement, en arrivant en face de la glace, ils s’aperçurent que Peters était devenu un beau jeune homme et Gerda une belle jeune fille. Les roses fleurissaient toujours dans leurs caisses, et près de la fenêtre on voyait encore les petites chaises d’enfants.
Peters et Gerda s’y assirent. Ils avaient oublié le passé comme on oublie un mauvais rêve, et il leur semblait n’avoir jamais quitté la maison.
En ce moment, la vieille grand-mère rentra de la messe, tenant son livre d’images à la main. Elle salua le beau jeune homme et la belle jeune fille, et comme elle ne les reconnaissait pas, tant ils étaient changés, elle leur demanda leur nom.
Alors ils chantèrent tous deux le cantique qu’autrefois elle leur avait appris :
Les roses déjà se fanent et meurent ;
Nous verrons bientôt le petit Jésus.
La vieille grand-mère poussa un cri de joie ; dans le beau jeune garçon et dans la belle jeune fille elle avait reconnu Peters et Gerda.
Un mois après, les cloches, dont ils avaient reconnu le son bien avant qu’ils vissent la ville, sonnaient pour leur mariage.
Dix mois après, les mêmes cloches sonnaient pour le baptême de deux jolis petits jumeaux, dont l’un s’appela Peters, comme son père, et l’autre Gerda, comme sa mère.
D’après Andersen : La Reine des Neiges, 1844.