Le vaillant petit tailleur ne s’amusa point à courir après les géants, de la société desquels il ne se souciait pas trop de son côté, et continua seul sa route, marchant tout droit devant lui ; car peu lui importait où il allait.
Après avoir marché depuis le point du jour jusqu’à midi, il arriva dans le jardin d’un beau palais, qui lui parut être celui du roi du pays, et, comme il était fatigué, il s’étendit sur le gazon et s’endormit.
Pendant ce temps des gens qui passaient l’examinèrent, car ils le reconnaissaient pour étranger, et ils lurent sur sa ceinture : Sept d’un coup.
– Dieu du ciel ! se dirent-ils, que vient faire ici, au milieu de la paix, un pareil pourfendeur ? Il faut que ce soit quelque héros de haute renommée !
Ils allèrent l’annoncer au roi, lui disant que, si quelque guerre venait à éclater, ce serait là un homme utile et qu’il était, par conséquent, important de ne pas le laisser partir.
Ce conseil parut bon au monarque, qui dépêcha vers le dormeur un de ses courtisans, chargé de lui faire ses offres pour entrer à son service.
L’envoyé n’osa point réveiller un homme qui paraissait si terrible, de peur qu’il n’eût le réveil mauvais, et il resta debout devant lui, attendant qu’il voulût bien ouvrir les yeux.
Le tailleur, après avoir fait attendre le messager du roi une bonne heure, commença enfin à se détirer, à se gratter l’oreille et à cligner de l’œil.
Le courtisan fit alors sa commission, lui offrant, de la part du roi, toutes sortes d’avantages, s’il consentait à accepter un grade dans l’armée.
– Pardieu ! répondit le petit tailleur, je ne suis venu que pour cela ; mais je vous préviens que je n’accepterai point de grade au-dessous de celui de général en chef.
– Je crois bien que c’est celui que le roi a l’intention d’offrir à Votre Excellence, répondit le courtisan ; au reste, si vous voulez me suivre au palais, où Sa Majesté vous attend, vous ne tarderez pas à être renseigné là-dessus.
Le petit tailleur, sur cette promesse, suivit le courtisan au palais.
Le roi l’attendait ; il le reçut avec les plus grands honneurs, lui donna le titre de général en chef provisoire, lui assigna un traitement de vingt mille florins et le logea dans un de ses châteaux.
Mais tous les autres officiers de la couronne étaient fort indisposés contre lui ; ils jalousaient cette fortune rapide, et l’eussent voulu à tous les diables.
– Qu’allons-nous devenir ? se disaient-ils entre eux. Si jamais nous avons une querelle avec un pareil gaillard, il est capable, s’il frappe, de tuer à chaque coup sept d’entre nous ; c’est ce qu’aucun de nous ne peut permettre.
Ils résolurent alors de se rendre tous près du roi, et de donner à Sa Majesté une démission collective.
– Nous ne sommes pas faits, lui dirent-ils, pour vivre avec un homme dont la devise est : Sept d’un coup !
Le roi fut fort affligé de voir que, pour un homme de si grande valeur sans doute, mais en somme de si médiocre apparence, il allait perdre ses plus fidèles serviteurs ; il maudit la facilité avec laquelle il s’était engoué du nouveau venu, et avoua tout haut qu’il eût bien voulu en être débarrassé ; mais il n’osa lui donner son congé, car il craignait qu’il ne mît son armée en déroute, n’assommât son peuple et ne lui enlevât son trône. Après bien des hésitations, il lui vint enfin une idée.
Il fit dire au petit tailleur que, puisqu’il était un si grand héros, l’état de paix dans lequel on vivait devait lui être fastidieux et que, s’il en était ainsi, il avait une proposition à lui faire.
– Par ma foi, dit le petit tailleur, je commençais à être las moi-même de ma paresse et honteux de mon oisiveté. Dites au roi que je vais aller, aussitôt mon déjeuner pris, écouter la proposition qu’il a à me faire.
Mais le roi ne se soucia point de se trouver en face d’un homme si terrible.
Il lui fit dire de ne point se déranger, et qu’il allait recevoir sa proposition à domicile.
En effet, le même courtisan qui était venu la première fois chercher le petit tailleur, reparut devant lui.
Il était chargé de la proposition du roi.
Le roi faisait savoir à son général en chef que dans une forêt de son royaume dont il lui envoyait le plan, demeuraient deux énormes géants qui ne vivaient que de sang et de rapines, de feu et de sac, et qui causaient enfin les plus grands ravages dans le pays.
Ils étaient si redoutés, que personne n’osait plus traverser cette forêt, ou que, si quelqu’un la traversait par hasard, il regardait sa vie comme en danger pendant tout le temps qu’il n’en était pas sorti.
S’il tuait ces deux géants, il lui donnerait sa fille unique en mariage, et elle lui apporterait en dot la moitié de son royaume.
Au reste, le roi offrait au vaillant petit tailleur cent cavaliers pour aide et pour escorte.
– Oh ! oh ! dit celui à qui l’on faisait cette proposition, voici quelque chose qui me convient à merveille ! Je connais les géants, j’ai eu affaire à eux et je m’en soucie comme de cela.
Le petit tailleur fit claquer son pouce.
– Et la preuve, continua-t-il, c’est que je n’ai aucun besoin des cent cavaliers que le roi me fait offrir. J’irai trouver les géants seul, je les combattrai seul et les tuerai seul : celui qui en tue sept d’un coup ne s’effraye pas de deux géants.
Le petit tailleur partit donc, et, comme le roi avait insisté sur les cent cavaliers, il laissa ceux-ci à la lisière de la forêt, leur disant :
– Restez ici ; je vais expédier les deux drôles, et, quand ce sera fini, je reviendrai vous le dire.
Les cent cavaliers, qui ne demandaient pas mieux que leur général en chef fît la besogne à lui tout seul, restèrent à la lisière de la forêt, tandis que celui-ci s’élançait bravement au plus épais du fourré.
Mais, au fur et à mesure qu’il avançait dans la forêt, il ralentit le pas, regardant avec précaution autour de lui ; si bien qu’il finit par apercevoir les deux géants, qui étaient couchés endormis sous un arbre et qui ronflaient à qui mieux mieux.
Le petit tailleur, qui n’était point paresseux, ne perdit pas un instant ; il bourra ses poches de pierres et grimpa sur l’arbre au pied duquel étaient couchés ses ennemis, arbre qui, par chance, était si branchu, qu’il était presque impossible de l’apercevoir au milieu du feuillage.
Arrivé à la moitié de la hauteur de l’arbre, le petit tailleur rampa sur une branche et s’arrêta juste au-dessus du visage des dormeurs, et, de là, laissa tomber une pierre, puis deux, puis trois sur l’œil de l’un des géants. Celui-ci, à la première, ne sentit rien ; à la seconde, presque rien ; mais à la troisième, qui était un peu plus grosse, il ouvrit l’œil, et poussa son voisin, en lui disant :
– Pourquoi t’amuses-tu à me chatouiller le nez pendant que je dors ? Cela m’ennuie.
– Tu rêves, lui répondit l’autre. Je dors les poings fermés et ne songe point à te chatouiller.
Et les deux géants se rendormirent.
Alors le petit tailleur lança sur la poitrine du second géant une pierre, puis deux, puis trois.
– Qu’est-ce à dire, demanda celui-ci, et que me fais-tu à la poitrine ?
– En vérité, répondit l’autre, je ne m’occupe pas plus de toi que du Grand Turc.
Et ils échangèrent encore quelques paroles acerbes ; mais, comme ils étaient fatigués tous deux, ils se rendormirent une seconde fois.
Le petit tailleur alors choisit sa plus grosse pierre et la lança de sa plus grande force sur le nez du premier géant.
– Ah ! c’est trop fort ! s’écria celui-ci en sautant sur ses pieds comme un furieux, et, cette fois, tu ne diras point que ce n’est pas toi !
Et il tomba à bras raccourcis sur son compagnon, qui, déjà de mauvaise humeur lui-même, lui rendit ses coups sans explication, de sorte qu’à force de se frapper l’un l’autre, ils entrèrent bientôt dans une telle rage, qu’ils arrachèrent les arbres pour s’en faire des massues, et s’assommèrent l’un l’autre, jusqu’à ce que tous deux tombassent morts. Alors le petit tailleur, sautant prestement à bas de son arbre :
– J’ai une fière chance, se dit-il à lui-même, qu’ils n’aient point arraché l’arbre sur lequel j’étais perché. Il m’eût fallu sauter comme un écureuil sur l’arbre voisin ; mais bah ! je suis si leste !
Il tira son sabre, donna à chacun des deux géants une paire d’énormes estocades dans la poitrine, puis il s’en alla rejoindre son escorte.
– Là ! dit-il aux cavaliers, voilà qui est fait. J’ai expédié mes deux gredins ; il y faisait chaud ; mais que pouvaient-ils contre un homme comme moi, qui en tue sept d’un coup ?
– N’êtes-vous point blessé, général ? demandèrent les cavaliers.
– Bon ! il ne manquerait plus que cela, répondit le vaillant petit tailleur ; ils n’ont, Dieu merci, pas touché à un seul de mes cheveux.
Les cavaliers ne pouvaient croire ce qu’ils entendaient ; mais, sur les instances du petit tailleur, qui marchait à leur tête, ils entrèrent dans la forêt, où ils trouvèrent les deux géants baignés dans leur sang, et tout autour d’eux les arbres déracinés et la terre toute bouleversée.
Les cavaliers se regardèrent les uns les autres en se disant de l’œil :
– Peste, il paraît qu’il y faisait chaud. Quel gaillard que notre général en chef !
Le petit tailleur coupa les deux têtes des deux géants, les attacha à l’arçon de sa selle et rentra en triomphe dans la ville, suivi de ses cent cavaliers.
Le roi, apprenant son retour par un messager que le tailleur lui avait envoyé pour le saluer et lui annoncer la victoire, vint au-devant de lui jusqu’à la lisière de la forêt.
Là, le petit tailleur exigea de lui l’accomplissement de sa promesse, c’est-à-dire la main de sa fille et l’abandon de la moitié de son royaume ; mais, comme le roi regrettait d’avoir fait cette promesse :
– Avant de te donner ma fille et la moitié de mon royaume, lui dit-il, il faut que tu accomplisses encore une action d’éclat.
– Laquelle ? demanda le petit tailleur.
– Dans une autre de mes forêts, répondit le roi, il y a une licorne qui cause d’énormes ravages ; il faut que tu me l’amènes vivante pour ma ménagerie.
– Je me moque de la licorne, ni plus ni moins que des deux géants ; sept d’un coup ! c’est ma devise, dit le petit tailleur.
Il prit deux cordes d’égale longueur et un chariot, attelé de deux bœufs, pour y mettre la licorne quand elle serait prise, et garda ses cent cavaliers, non pas pour l’aider à prendre la licorne, mais pour le guider seulement jusqu’à la forêt où il espérait la rencontrer.
Une fois dans la forêt, il n’eut pas besoin de la chercher longtemps.
Celle-ci, en l’apercevant, courut sur lui pour le transpercer.
– Tout doux, tout doux, la belle ! dit le petit tailleur, n’allons pas si vite.
Et il s’arrêta contre un arbre, attendit que la licorne ne fût plus qu’à dix pas de lui et passa prestement de l’autre côté de l’arbre.
La licorne, qui venait sur lui pour le percer, enfonça sa corne si profondément dans l’arbre, qu’avant qu’elle eût eu le temps de la retirer, le petit tailleur lui avait lié les quatre jambes avec ses deux cordes.
– Ah ! je tiens l’oiseau, dit-il en sortant de derrière son arbre.
Et, avec la pointe de son sabre, il dégagea la corne de l’arbre.
La licorne, sentant sa corne dégagée, voulut s’enfuir ; mais, comme elle avait les quatre pattes solidement liées, elle tomba à terre et ne put se relever.
Alors le petit tailleur retourna vers ses cavaliers et leur dit :
– Amenez le chariot, la bête est prise.
Et l’on mit la licorne dans le chariot, et le petit tailleur la ramena au roi.
Cependant, celui-ci ne voulut point encore donner au vainqueur le salaire doublement gagné et il y mit une troisième condition.
Avant de célébrer son mariage, le petit tailleur devait se rendre maître d’un énorme sanglier qui ne le cédait en rien à celui de Calydon.
Ce sanglier faisait de grands dégâts dans une troisième forêt appartenant au roi.
Le roi fit en hésitant cette proposition au petit tailleur ; car il sentait bien que celui-ci, pour peu qu’il fût de mauvaise volonté, était en droit de la refuser ; mais le petit tailleur, toujours vaillant, répondit :
– Volontiers, sire ; par ma foi, c’est un jeu d’enfant que de prendre les sangliers.
Le roi lui donna les cent cavaliers ; mais, comme pour la licorne, comme pour les deux géants, le petit tailleur ne permit point qu’ils entrassent dans le bois. Il y pénétra seul, à leur grande satisfaction, car ils connaissaient le sanglier : autrefois ils avaient tenté de le prendre et il les avait reçus de façon à leur ôter l’envie d’y revenir.
Le vaillant petit tailleur, qui pensait que le courage n’exclut aucunement la prudence, commença par prendre connaissance des lieux.
Il se trouva qu’à une centaine de pas de la bauge du sanglier, il y avait une petite chapelle gothique dont les fenêtres étaient si étroites qu’il fallait être mince et svelte comme il était pour y passer.
Une entrée fermée par une bonne porte de chêne se trouvait en face des fenêtres.
– Bon ! dit le petit tailleur, voici une souricière toute trouvée.
Et, du seuil de la chapelle, il se mit à lancer de toutes ses forces des pierres dans le roncier où se tenait le sanglier.
Une de ces pierres atteignit le monstre.
Il se leva sur ses pattes de derrière, et alors il parut au petit tailleur que son ennemi avait bien quatre pieds de haut.
Quant à sa grosseur, elle était en proportion.
Mais rien de tout cela n’effraya le petit tailleur, qui continua d’attaquer l’animal, tout en le provoquant par ses cris.
Le sanglier regarda de tous côtés avec ses petits yeux recouverts de longs poils, mais brillant sous ces longs poils comme des escarboucles.
Puis, apercevant le petit tailleur, il fondit sur lui en faisant claquer ses dents.
Mais, au moment où le sanglier entrait par la porte, le petit tailleur sortait par la fenêtre.
Le sanglier essaya d’en faire autant, mais la fenêtre était trop étroite.
Tandis qu’il s’obstinait inutilement à passer par l’ouverture, le petit tailleur fit rapidement le tour de la chapelle et revint fermer la porte à double tour, de sorte que le sanglier, comme l’avait dit le petit tailleur, se trouva effectivement pris ainsi que dans une souricière.
Alors, le petit tailleur conduisit ses cent cavaliers à la chapelle, afin qu’ils vissent bien son prisonnier.
Puis il se rendit avec eux près du roi en lui disant qu’il n’avait plus à s’inquiéter du sanglier, et que, dans huit jours, le monstre serait mort de faim, à moins qu’il n’aimât mieux aller le fusiller lui-même, pour son plaisir, à travers les fenêtres de la chapelle.
Cette fois, il fallut bien que le roi se rendît, et il donna enfin sa fille au vaillant petit tailleur avec la moitié de son royaume.
Il va sans dire qu’il ne fit pas la chose sans regret ; mais s’il eût su que, au lieu d’être un grand guerrier, son gendre n’était qu’un pauvre petit tailleur, il en aurait bien eu un autre regret encore !
Le mariage se fit avec une grande magnificence, mais avec peu de joie, de la part de la fiancée et du beau-père du moins ; car, pour le peuple, il était fort satisfait de se voir protégé par un si vaillant défenseur.
Quelque temps après, la jeune reine entendit dans la nuit son époux qui rêvait tout haut.
– Garçon, disait-il, achève-moi cette veste et raccommode-moi cette culotte, sinon je te donnerai de mon aune sur les oreilles.
Elle vit par là dans quelle ruelle était né son mari, et, le lendemain, elle alla tout raconter à son père, en le priant de la débarrasser d’un époux si indigne d’elle.
Le roi la consola.
– Laisse la porte de ta chambre à coucher ouverte la nuit prochaine, lui dit-il ; mes serviteurs se tiendront dans le corridor, et, lorsque ton mari sera endormi, ils le garrotteront, et nous l’embarquerons sur un navire qui le portera à l’autre bout du monde.
Cette parole rendit la jeune femme fort contente, car elle n’avait épousé le petit tailleur que contrainte et forcée.
Mais l’écuyer du roi, qui avait tout entendu et qui avait pris en amitié le petit tailleur, à cause de son courage, raconta à celui-ci tout le complot.
– C’est bien, se contenta de dire le vaillant petit tailleur.
Et, le soir, il se coucha comme d’habitude à côté de sa femme.
Lorsque celle-ci le crut endormi, elle se leva, ouvrit tout doucement la porte et vint se recoucher sans bruit.
Le petit tailleur, qui faisait semblant de dormir, dit alors à haute voix :
– Garçon, achève-moi vite cette culotte, et raccommode-moi ce gilet, sinon je te donne de mon aunesur les oreilles ; moi, pendant ce temps, je vais donner une bonne volée à ceux qui viennent pour m’arrêter. Mordieu ! j’en ai bien tué sept d’un coup ! j’ai bien exterminé deux géants ! j’ai bien garrotté la licorne ! j’ai bien pris le sanglier ! et j’aurais peur de ce tas de myrmidons qui est devant ma porte ! Allons, sept d’un coup, cria-t-il, sept d’un coup !
En entendant ces paroles terribles et qui leur promettaient une mort prompte et inévitable, surtout d’après ce qu’ils savaient, ou plutôt ce qu’ils croyaient savoir de la force et du courage du petit tailleur, ceux qui étaient venus pour l’arrêter s’enfuirent en toute hâte et comme s’ils eussent eu une armée à leurs trousses, si bien que, dans l’avenir, personne n’osa plus se frotter au roi Sept-d’un-coup, car c’était ainsi que le peuple l’appelait.
Un an après, le vieux roi mourut, et, au grand contentement du peuple, le roi Sept-d’un-coup hérita de l’autre moitié du royaume.
Je sais où règne cet excellent roi ; seulement, je ne veux pas le dire, attendu que l’on vit si heureux sous ses lois, que, si sa résidence était connue, tous les autres peuples déserteraient leur royaume pour aller dans le sien.
D’après Grimm : Sept d’un coup ou Le hardi petit tailleur.