Chapitre XIV

Un des caractères les plus remarquables de notre société moderne est ce vernis extérieur à l’aide duquel chacun voile au regard de son voisin le véritable sentiment qu’il a dans le cœur ; grâce à la monotonie d’un langage noté jusque dans les moindres fioritures du savoir-vivre, chacun peut donner le change sur sa pensée ; aussi, dans notre milieu social, le drame n’existe que dans les replis de l’âme ou devant la cour d’assises.

En effet, dans ce groupe gracieusement assis sous les branches pendantes et parfumées des lilas, des ébéniers et des acacias, il n’y a pour l’observateur, si profond qu’il soit, qu’un intérieur de famille dans son mouvement de tous les jours. Tous les visages sont calmes, toutes les bouches sont riantes, tous les sourires joyeux. Cependant fouillez au fond des cœurs, vous y trouverez toutes les passions avec lesquelles les poëtes modernes ont bâti l’édifice de leurs pièces les plus excentriques : amour, jalousie et adultère. Mais une nouvelle visite peut arriver, les valets peuvent aller et venir, rien n’aura trahi les préoccupations individuelles, qui disparaissent sous la contrainte imposée par l’usage : le visiteur croira qu’il a assisté à la réunion la plus innocente du monde : les valets se diront que leurs maîtres sont les gens les plus heureux de la terre.

C’est comme symbole des inextricables mystères du cœur humain que les Grecs inventèrent la fable du labyrinthe. Quiconque n’a point le fil d’Ariane s’y égare indubitablement.

Cependant la nuit envahissait peu à peu l’horizon, la brise plus fraîche agitait le feuillage. Le docteur crut prudent de faire rentrer Maurice ; il manifesta son désir : chacun avait intérêt au déplacement qui se fit. En conséquence, à l’instant même on regagna le château, et il fut arrêté qu’on se réunirait de nouveau dans la chambre du malade, après lui avoir laissé le temps de se remettre au lit, sa sortie étant une de ces heureuses escapades que l’on ne pardonne que parce qu’elles réussissent. Il y eut alors un de ces moments de liberté générale où chacun sent le besoin de se soustraire pour quelques instants aux convenances longtemps observées. Madame de Barthèle et Clotilde accompagnèrent Maurice jusqu’à la porte de sa chambre. Fabien et Léon tirèrent chacun un cigare de leur poche et s’enfoncèrent dans le jardin. Enfin, au moment où madame de Neuilly entraînait Fernande vers le boudoir, M. de Montgiroux crut avoir trouvé le moment tant attendu, et, se penchant à son oreille :

– Madame, lui dit-il, puis-je espérer que vous daignerez venir au bosquet où nous avons pris le café ? D’ici à une demi-heure, j’irai vous y attendre.

– J’irai, monsieur, répondit Fernande.

– Plaît-il ? dit madame de Neuilly en se retournant.

– Rien, madame, répondit le comte ; je demandais à madame si elle retournait à Paris ce soir.

Et, saluant les deux femmes, il s’éloigna pour aller rejoindre au jardin Fabien et Léon ; mais à la porte du salon, il rencontra madame de Barthèle qui allait y rentrer.

– Où allez-vous, comte ? dit celle-ci.

– Au jardin, madame, répondit M. de Montgiroux.

– Au jardin ! êtes-vous fou, mon cher comte, et n’avez-vous point entendu ce que le docteur nous a dit de la fraîcheur de ces premières soirées de printemps ?

– Mais ce qu’il en a dit, ma chère baronne, dit M. de Montgiroux, c’était pour le malade.

– Point, monsieur, point ; c’était pour tout le monde. Il est donc de mon devoir de maîtresse de maison de m’emparer de votre bras, et, en femme jalouse de votre santé, de me faire conduire près de ces dames ? Où sont elles ? dans le billard ou dans la serre ?

– Dans la serre, je crois.

– Allons les rejoindre.

Il n’y avait pas moyen de refuser une invitation faite de cette façon. Le pair de France obéit donc en rechignant, et se mit avec madame de Barthèle à la recherche de madame de Neuilly et de Fernande.

Pendant ce temps, Clotilde, qui avait laissé son mari aux mains de son valet de chambre, sortait de son appartement et descendait l’escalier le cœur rempli d’une vague tristesse. En se retrouvant seul avec elle, Maurice lui avait pris les mains, qu’il avait serrées tendrement, et s’était occupé à son tour de sa santé, lui qui, depuis huit jours, taciturne et indifférent, ne lui avait pas adressé la parole, – avec la même bienveillante inquiétude qu’elle avait prise pour de l’amour, et qui l’avait si longtemps maintenue dans une trompeuse sécurité. Voulait-il par ces soins l’abuser encore ? La présence de la femme étrangère avait-elle produit ce retour ? C’est probable. Jusque-là son ignorance des passions humaines l’avait donc faite le jouet d’une illusion. Ce qu’elle avait, dans le cœur de son mari et dans le sien, pris pour de l’amour n’était donc qu’une amitié un peu plus profane et un peu plus intime que les autres amitiés. À l’influence exercée par sa rivale, elle comprenait enfin ce que c’était qu’une véritable passion ; elle n’avait pas plus inspiré d’amour à Maurice qu’elle n’en avait éprouvé pour lui. L’amour, ce n’était point cette affection calme, douce et tendre qui les avait unis réciproquement ; c’était un sentiment qui rend la vie et qui donne la mort ; c’était un bonheur brûlant, terrible, immense, et en se demandant quel était ce bonheur inconnu, des pensées étranges, nouvelles et lumineuses, traversaient le cœur de Clotilde en y laissant leur trace de feu.

On comprend que, préoccupée de ces idées, fatiguée de sa contrainte de toute la journée, la jeune femme, se sentant un instant en liberté et seule avec elle-même, au lieu de rejoindre au salon le reste de la société, descendit au jardin ; une fois au jardin, laissant ses pas la conduire au hasard, elle se trouva bientôt sans y songer sous le massif d’acacias et d’érables où, une heure auparavant, elle était assise côte à côte de Fernande et en face de son mari. C’était une mauvaise place pour ses souvenirs, dans la position d’esprit où elle se trouvait. Là, chacun des regards échangés par Maurice et par Fernande semblait briller de nouveau dans l’obscurité ; là, chacun des détails de cette journée, qui était loin d’être achevée, et qui cependant était déjà si remplie, revenait à sa pensée. Cette profonde tristesse de l’âme, qui lui venait de la blessure faite à son orgueil par l’amour de Maurice pour une autre, dégageait peu à peu son imagination des entraves du devoir. Une idée vague de ce droit, qui semble le droit général de l’humanité, une idée vague du droit de représailles se présentait à son esprit. Une image, indécise, insaisissable d’abord, vacilla sous son regard, puis bientôt passa et repassa en se dessinant chaque fois d’une manière plus nette, jusqu’à ce qu’enfin elle eût reconnu dans cette ombre l’homme sur lequel, à mesure que son cœur se détachait de Maurice, sa pensée se reportait, Fabien de Rieulle, enfin.

Dans la disposition d’esprit ordinaire et avec le portrait que nous avons fait de Fabien et de Maurice, toute femme distinguée eût sans doute préféré le second au premier ; mais Clotilde n’en était plus à ce point où l’esprit juge sainement ; une fois l’équilibre de la raison dérangé par le trouble du cœur, on en vient à ne plus comprendre la cause de certaines passions. À ses yeux, Fabien se présentait comme un homme amoureux d’elle, Maurice comme un homme qui ne l’avait jamais aimée. Cet amour qu’elle rêvait maintenant, depuis que Fernande et Maurice lui avaient fait comprendre ce que c’était que l’amour, le cœur de Fabien le lui promettait. Ces émotions, sans lesquelles il n’y a point d’existence, parce qu’elles seules font sentir qu’on existe, Fabien pouvait les lui donner.

Clotilde en était là de ses sensations intérieures, lorsqu’un léger bruit se fit entendre derrière elle ; elle tressaillit ; ce bruit c’était sa vision qui se faisait réalité. Sans qu’elle eût besoin de se retourner et de voir, elle sentit qu’un homme s’approchait, et au battement de son cœur, elle comprit que cet homme était Fabien. Son premier mouvement fut de se lever pour fuir, mais il lui sembla que ses pieds avaient pris racine au sol, et qu’elle tomberait si elle essayait de faire un seul pas. D’ailleurs, la voix de Fabien l’arrêta.

– Madame, lui dit-il, il y a vraiment des circonstances où le hasard ressemble à une providence, je n’ose pas dire à une sympathie : je me sens entraîné par un besoin irrésistible de revoir le lieu où je vous ai vue tout à l’heure, et je vous y trouve. Y aurait-il donc en ce monde une pensée qui nous serait commune ? En ce cas, moi qui me croyais tout à l’heure le plus malheureux des hommes, J’aurais au contraire des actions de grâces à rendre au ciel.

– Monsieur, répondit Clotilde toute troublée, je quittais mon mari, et j’étais venue chercher ici un moment de solitude dont l’avais besoin ; permettez donc que je me retire.

– Eh ! madame, dit Fabien, la solitude existe pour deux aussi bien que pour un ; que faut-il pour cela ? Que les deux cœurs aient une seule pensée, voilà tout. Or, si mon cœur se fait le reflet du vôtre, vous êtes encore seule, quoique nous soyons deux.

– Pour que cela fût ainsi, dit Clotilde, il faudrait que vous sussiez ce qui se passe dans mon cœur.

– Croyez-vous, madame, que vous en soyez venue à cet âge de la vie où l’on dérobe ses impressions aux yeux de l’homme intéressé à les connaître ? Oh ! non, heureusement, vous êtes encore trop chaste et trop pure pour cela ; et je lis dans votre cœur comme dans un beau livre tout ouvert.

– Eh bien, monsieur, qu’y voyez-vous, si ce n’est une profonde tristesse ?

– Oui, sans doute, tout effet a une cause, et je remonte à cette cause.

Clotilde tressaillit, car elle sentit que Fabien approchait le doigt de cette plaie vive et saignante qu’elle venait de découvrir au dedans d’elle-même.

– Vous êtes triste, madame, continua Fabien, parce que le premier besoin d’une femme jeune et belle est d’aimer et d’être aimée ; vous êtes triste parce que vous vous êtes aperçue que vous n’étiez pas aimée comme vous aviez cru l’être, et que vous-même n’aimez point ainsi que vous croyiez aimer ; parce qu’enfin, en voyant aujourd’hui sous vos yeux, devant vous, Fernande et Maurice, vous avez compris le véritable amour par la joie et par la souffrance des autres.

Clotilde regarda Fabien avec une espèce de terreur ; il était impossible de lire plus profondément et plus juste dans sa pensée, que venait de le faire monsieur de Rieulle.

– Monsieur, dit-elle, incapable de dissimuler l’émotion qu’elle éprouvait, qui donc vous a donné ce pouvoir étrange ?

– De lire dans vos sentiments, madame ? Un amour profond et véritable, un amour comme vous méritez d’en faire naître un.

– Oh ! monsieur, par pitié, je vous en prie ! s’écria la jeune femme en rappelant toutes ses forces et en faisant un mouvement pour s’éloigner.

– De la pitié, reprit Fabien en baissant la voix pour donner par le mystère plus d’entraînement à ses paroles ; de la pitié ! et en a-t-il eu pour vous, lui ? Mari d’une femme charmante, dont il a juré en face de Dieu de faire le bonheur, il l’abandonne, et pour qui ? Pour une autre femme, qui lui présente, non pas l’équivalent de ce qu’il perd, une seconde Clotilde n’existe pas, non, il l’abandonne pour une courtisane ; pendant trois mois, il n’a de repos, de bonheur, de joie qu’auprès d’elle : elle le quitte, et avec l’amour de cette femme sa vie à lui s’en va ; vous que tout rattache à sa vie de ce moment vous n’êtes plus rien dans sa vie. Malgré le dévoûment de sa femme, malgré l’amour de sa mère, il va mourir ; il a déjà dit adieu à la création, déjà ses yeux sont à moitié fermés ; déjà vous êtes à demi vêtues de deuil : sa maîtresse bien-aimée apparaît, et pour elle seulement il consent à revivre, pour elle seulement il a des regards, pour elle seulement il a un cœur. Pourquoi donc alors, vous dont il ne se souvient pas, vous souviendriez-vous de lui ? pourquoi donc le lien qu’il brise vous enchaîne-t-il encore ? et pourquoi, quand vous n’avez qu’à étendre la main pour trouver un amour que votre cœur lui a demandé vainement, quand je vous offre, par mon dévouement le plus absolu, de vous rendre ce qu’il vous a ôté, pourquoi vous effrayer, pourquoi craindre, pourquoi me repousser ?

– Oh ! monsieur, monsieur, murmura Clotilde, imprimant à ses paroles un accent plus sourd encore que celui de Fabien ; monsieur, ne parlez pas ainsi, je vous en conjure ; Maurice est votre ami, et je suis sa femme.

– Et n’ai-je point respecté les devoirs de l’ami, madame, tant que Maurice a respecté vis-à-vis de vous ceux de l’époux ? Croyez-vous que je vous aime depuis trois mois seulement ? Croyez-vous que cet amour me soit venu tout à coup en voyant vos larmes, en approfondissant votre tristesse ? Non, madame, détrompez-vous, je vous aime depuis que je vous ai vue ; seulement je vous croyais heureuse comme vous méritez de l’être. Je savais la liaison de Maurice avec Fernande ; vous ai-je par un seul mot, par une seule parole, laissé soupçonner la trahison de Maurice ? Non, madame, rendez-moi plus de justice : c’est quand toute mesure a été rompue, que j’ai rompu le silence ; c’est quand vous avez eu la preuve irrécusable que l’amour de Maurice ne vous appartenait plus, que je vous ai parlé de mon amour ; et encore, à l’heure qu’il est, qu’est-ce que je vous demande ? D’avoir en moi la confiance que vous auriez dans un frère ; de vous reposer sur moi comme vous vous reposeriez sur un ami, de me laisser vous aimer, de me laisser vous le dire ; voilà tout. Vous ne répondrez pas à ce sentiment si vous le voulez, mais vous saurez au moins qu’en échange d’un cœur ingrat, vous aurez trouvé un cœur tout dévoué.

– Laissez-moi partir, monsieur, dit Clotilde, essayant de dégager sa main de celle du jeune homme ; laissez-moi le rejoindre. En vous écoutant plus longtemps, je sens que nous serions coupables tous les deux.

– Coupables ? reprit Fabien. Oui, sans doute, nous le serions, si l’amour de votre mari, en vous donnant le bonheur, vous défendait l’espérance. Mais il n’en est point ainsi, heureusement. Sa folle passion pour cette femme vous rend toute liberté ; accordez-moi donc encore quelques instants. Eh ! mon Dieu ! qui sait quand je vous reverrai, quand je vous trouverai seule, quand cette bienheureuse occasion me sera donnée de vous dire tout ce que je vous dis ?

– Monsieur, monsieur, dit la jeune femme, au nom du ciel ! laissez-moi ; il fait nuit close, il n’est point convenable que nous soyons seuls ici. Laissez moi retourner près de Maurice, je vous en supplie.

– Près de Maurice ! croyez-vous qu’il vous attende ? Retourner près de Maurice ! pourquoi faire ? Pour gêner ses regards, pour le contraindre ? Non, non. Une autre est près de Maurice à cette heure, une autre le console, une autre le rend à la vie.

– Vous vous trompez, monsieur, dit, derrière Fabien, une voix grave et calme ; cette autre est ici.

Fabien et Clotilde jetèrent ensemble un cri de surprise.

– Fernande ! s’écria Clotilde.

– Vous nous écoutiez, madame ? dit Fabien.

– Dites que je vous ai entendus sans le vouloir, dit Fernande avec une assurance de maintien qui imposa le respect, même à la femme du monde, et alors je suis venue.

– Fernande, dit Fabien d’un ton railleur, votre place n’est pas ici, vous le savez bien ; votre place est près de Maurice.

– Ma place est partout où je puis être utile, et en ce moment ma place est ici.

– C’est pour Maurice qu’on vous a fait venir, dit Fabien, et non pour un autre.

– Eh bien, c’est Maurice que je garde. Ce matin, je lui ai sauvé la vie, ce soir, je lui sauverai l’honneur.

– Je ne vous comprends pas, madame, dit Fabien impatienté, ni madame de Barthèle non plus.

– Que vous ne me compreniez pas, vous, monsieur de Rieulle, c’est possible, dit Fernande, mais madame de Barthèle me comprendra, j’en suis sûre, car je lui parlerai au nom de ce qu’elle a de plus sacré en ce monde.

– Fernande moraliste !

– Et pourquoi pas, monsieur de Rieulle ? De quelque bouche que nous vienne la vérité, c’est toujours la vérité. Or, écoutez-moi, madame de Barthèle. La femme qui a donné sa foi devant un magistrat, la femme qui a pris Dieu et les hommes à témoin de sa fidélité, cette femme-là, quand elle se parjure, descend plus bas que la courtisane, car elle se fait adultère.

– Oh ! oui, oui, vous avez raison, Fernande ! s’écria Clotilde ; oui, vous avez raison, car ma conscience me disait ce que votre bouche me dit.

– Fernande, vous devenez folle, murmura Fabien à demi-voix, et en saisissant la main de la courtisane. Mais celle-ci, sans se laisser intimider ni par le geste ni par la parole, quoique tous deux continssent une menace, se retourna vers lui :

– Vous avez donc oublié, continua-t-elle, que si le séducteur de la jeune fille peut quelquefois réparer sa faute, jamais le corrupteur de la femme mariée n’a le droit de racheter son crime ? Une jeune fille qui tombe dans le piège n’est qu’une fille déshonorée, une femme qui glisse dans l’abîme est une femme perdue.

– Oh ! madame, madame, s’écria Clotilde en joignant les mains, que me dites-vous là ? mon Dieu !

– Vous vous trompez, madame, dit Fernande avec l’accent d’une douce et profonde pitié. Aucune des paroles que je prononce ne s’adresse à vous, et si quelque expression sortie de ma bouche a porté atteinte au respect que je dois à l’honnête femme, je vous en demande pardon. C’est à M. de Rieulle que je parle, et vous le voyez, madame, c’est M. de Rieulle qui n’ose me répondre.

– Parce que votre audace me rend muet de surprise, dit Fabien.

– Mon audace ! Oui, je sais que tout le monde ne l’aurait pas cette audace. Mais mon mérite n’est pas grand de vous parler ainsi, monsieur. Quel mal pouvez-vous me faire, à moi ? Dire que vous avez été mon amant ? Ce serait un mensonge, c’est vrai ; mais ce mensonge, qui déshonorerait toute autre, ne me fera d’autre mal que de me mettre un peu plus à la mode, voilà tout. Non, votre puissance, si terrible contre les femmes du monde qui ont un mari, une mère, une famille à qui elles sont obligées de rendre compte de leurs actions, échoue contre moi, qui, seule et isolée, ne dois compte de ma conduite qu’à Dieu. C’est pourquoi je me place hardiment entre vous et madame de Barthèle, c’est pourquoi je lui dit : En écoutant cet homme, vous alliez vous perdre ; venez avec moi, et je vais vous sauver.

Et en disant ces mots, Fernande saisit la main de Clotilde et l’entraîna, tandis que Fabien, immobile d’étonnement et de dépit, demeurait à la même place.

Mais à peine avaient-elles fait cinquante pas, que Fernande sentit que Clotilde faiblissait ; alors elle entoura la taille de madame de Barthèle de son bras, et comme en ce moment la lune se dégageait d’un nuage, les deux femmes purent se comprendre dans un coup d’œil rapide par l’altération de leurs traits. Toutes deux portaient sur leur visage les traces d’une vive émotion. Clotilde tremblait de crainte, Fernande d’enthousiasme, car elle sentait que Dieu l’avait choisie dans sa bassesse, et qu’elle allait rendre à toute une famille plus qu’elle n’avait failli lui enlever.

– Au nom de votre mari, madame, au nom de votre mère, reprenez des forces, dit Fernande, et surtout fiez-vous à moi. Moi aussi j’ai prêté l’oreille à des discours pareils à ceux que vous venez d’entendre, et je suis aujourd’hui ce qu’on appelle une femme perdue. Ce qu’on a fait de moi, il ne faut pas qu’on le fasse de vous, car vous êtes mariée, vous ; vous n’avez pas l’excuse d’être seule. Ah ! n’allez pas croire, madame, à cette fatale maxime, que vous êtes autorisée à faillir, parce que votre mari a failli. Votre devoir à vous, femme du monde portant un beau et grand nom qui n’est pas le vôtre, mais celui de l’homme à qui vous avez dévoué votre existence, est de pleurer en silence, de vous réfugier dans la pureté de votre vie, et là de prier, d’espérer et d’attendre.

– Ah ! madame, vous êtes un ange envoyé du ciel pour me guider et pour me soutenir. Oh ! comment reconnaîtrai-je jamais tout ce que vous avez fait pour Maurice, tout ce que vous faites pour moi ?

– En restant fidèle à celui que je vous ai rendu, en comprenant qu’il est aussi supérieur aux autres hommes que vous l’êtes, vous, madame, aux autres femmes. Soyez tranquille ; Maurice, un instant égaré, reviendra à vous. Que vous reprochait-il ? De ne pas savoir aimer ? Eh bien, vous lui prouverez que vous avez un cœur digne de comprendre et de ressentir tout ce que Dieu a mis dans le sien.

– Ah ! madame, s’écria Clotilde, qui vous donne donc ce pouvoir sur moi, que je sois prête à vous obéir ? Mon Dieu ! mon Dieu ! quelle femme êtes-vous donc ?

– Voulez-vous le savoir ? dit Fernande avec une profonde tristesse.

– Oh ! oui, s’écria Clotilde, oui. Il y aura pour moi sans doute quelque enseignement dans ce que vous me direz.

– Et pour moi quelque soulagement, car vous me plaindrez : et ce sera la première fois depuis cinq ans que j’aurai demandé des larmes, que j’aurai invoqué la pitié ; et cependant, depuis cinq ans, Dieu sait que j’en ai eu besoin.

– Oh ! que je vous rende donc quelque chose en échange de tout ce que vous faites pour moi, madame ! s’écria Clotilde ; venez, venez, j’ai hâte de vous consoler à mon tour.

Et ce fut alors Clotilde qui saisit la main de Fernande, et qui l’entraîna vers l’aile du château opposée à celle où se trouvaient madame de Neuilly, madame de Barthèle et M. de Montgiroux.

Elles entrèrent dans une espèce de boudoir faiblement éclairé par une lampe d’albâtre. Clotilde ferma la porte pour que nul ne vint interrompre la confidence qu’elle allait recevoir, et, revenant s’asseoir près de Fernande :

– Parlez, dit-elle, j’écoute.

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