VII

Cet événement que Dorval regardait comme un avertissement, et auquel elle faisait allusion par les paroles que nous avons rapportées, le voici :

Après sa sortie du Théâtre-Historique, tandis que le Théâtre-Français statuait sur son sort, elle était allée donner, avec Luguet, des représentations à Saint-Omer.

On jouait Agnès de Méranie.

Pour figurer une salle gothique on avait suspendu des trophées au plafond.

Ces trophées étaient nature.

Au moment où Dorval entrait en scène, une lance se détacha d’un trophée et lui tomba verticalement sur le front.

Le fer de la lance déchira les chairs et lui fit une blessure grave, qui commençant au haut de la tête se prolongeait entre les deux yeux.

Le sang jaillit aussitôt.

Dorval porta les deux mains à son visage.

Entre ses doigts et sous ses mains, le public vit couler le sang.

Le spectacle fut interrompu, Luguet l’entraîna hors de la scène, et pendant que le médecin appelé rapprochait les chairs, pour que la représentation pût continuer :

– Mon ami, dit-elle, il faut dire adieu au théâtre ; les directeurs me le disent par leur abandon, et voici un présage plus sérieux encore.

Ce soir tout sera fini.

Elle avait raison, la pauvre créature ! tout était fini.

On a vu cependant qu’elle avait essayé de tout renouer : le Théâtre-Français l’avait repoussée. On a vu qu’elle avait voulu donner des représentations à Caen :

La mort s’était mise sur la route.

Cette fois, non-seulement elle ne devait plus rentrer au théâtre, mais se relever de son lit.

– Faites déchirer les affiches, et envoyez chercher un prêtre, avait-elle dit.

Luguet la prit dans ses bras et la porta jusqu’à l’hôtel.

Elle ne pouvait pas marcher.

Puis lorsqu’il l’eut déposée sur son lit.

– Maintenant, mon ami, dit-elle, allez me chercher par la ville une petite chambre bien simple, qui ait l’air d’une cellule, un mur blanchi à chaux avec un lit, une table et un crucifix pour tout meuble et tout ornement.

Le même soir on était dans la chambre désirée.

Le premier soin de Dorval fut alors de recommander à Luguet de ne rien écrire de son état à Paris, et de laisser croire à toute la pauvre famille que les représentations avaient leur cours.

Luguet le promit.

Alors seulement elle permit que l’on s’inquiétât de chercher un médecin.

Ni Dorval, ni Luguet ne connaissaient personne à Caen.

Ils s’informèrent, on leur indiqua M. Lecœur.

Il y a des noms qui sont une indication de caractère : à la première visite le docteur Lecœur ne fut pas un médecin, ce fut un ami.

Oh ! lui comprit bien la maladie de Dorval !

– Madame, lui dit-il, après l’avoir examinée, votre médecin réel, si vous le voulez bien, ce sera vous-même ; votre mal est un de ceux contre lesquels toute la science du monde ne peut rien.

Et il avait raison, le bon docteur.

Aussi sa visite de tous les matins, – et pendant cinq semaines il ne manqua pas un seul jour, – aussi sa visite de tous les matins était-elle une visite, non pas de médecin, mais d’ami.

L’agonie dura trente-sept jours et trente-sept nuits.

Pendant trente-sept jours et trente-sept nuits, Luguet veilla au chevet de la mourante, dormant, quand il dormait, assis sur la seule chaise de la chambre, la tête appuyée sur le matelas.

Il n’y avait qu’un lit.

Tous les soins, tous, étaient rendus par lui à Dorval.

On n’avait pas d’argent pour prendre une garde.

Il changeait la malade de linge et de draps ; puis, dans la même chambre, il lavait et faisait sécher les draps, le linge, pour que Dorval eût le lendemain des draps blancs et une chemise blanche.

On n’avait pas d’argent pour payer une blanchisseuse.

On engageait ou l’on vendait, pour faire face, aux dépenses qu’on ne pouvait pas absolument éviter, le peu de bijoux qui restaient.

Puis l’on écrivait à la pauvre Caroline, qui demandait des nouvelles des représentations et de la santé :

– Tout va bien, nous jouons tous les soirs, et tous les matins nous allons à la campagne ; nous nous amusons beaucoup.

Vous voyez, ma grande amie, que ce mot sublime ! que notre pauvre Marie prononça en posant sa main mourante sur la tête de son gendre, n’était point une exagération, mais, au contraire, était à peine une justice.

Un jour le docteur prit Luguet à part.

Celui-ci avait compris le signe fait par lui, et, la sueur de l’agonie au front, l’avait suivi jusqu’à la porte.

Là, le docteur posa la main sur l’épaule de Luguet.

– Mon cher monsieur Luguet, lui dit-il, je suis venu aujourd’hui, j’en ai bien peur, pour la dernière fois. Attendez-vous à une grande catastrophe : ma mission est finie, continuez la vôtre avec le même courage et le même dévouement.

Il partit.

Il n’avait rien appris de nouveau à Luguet, et cependant celui-ci se mit à pleurer comme s’il apprenait la première nouvelle de cet accident.

Il y avait en effet depuis deux ou trois jours chez Marie des idées toutes nouvelles, parfois bizarres, tenant du délire. Elle avait passé la nuit précédente à se rappeler les vieux airs des opéras-comiques qu’elle chantait dans sa jeunesse.

Son enfance lui repassait comme un songe devant les yeux.

En l’entendant fredonner, Luguet releva la tête et la regarda avec étonnement, presque avec effroi.

– Viens ici, Luguet, lui dit-elle en lui faisant signe de s’approcher de son chevet, et aide-moi en solfiant tout bas les airs que j’ai oubliés.

Luguet obéit, corps dont l’âme était passée tout entière dans la mourante, comme pour lui donner une seconde chance de vivre, il n’avait d’autre volonté que la sienne.

Ils chantèrent ainsi jusqu’au jour.

Au jour, Dorval s’assoupit, Luguet tomba de fatigue.

Le lendemain, elle lui dit :

– Mon cher Luguet, nous voici au mois de mai ; puis souriant : le mois de Georges et de Marie. Va dans la campagne, rapporte-moi un gros bouquet d’aubépine, et mets-le sur mes pieds avec le portrait de mon petit ange.

Luguet ne dit pas un mot ; il prit son chapeau, sortit, et, une demi-heure après, rentra avec une brassée d’aubépine qu’il posa sur le pied du lit en y appuyant le portrait de Georges.

Les yeux de la malade se fixèrent alors sur les fleurs et le portrait.

Deux jours et deux nuits, ils restèrent ouverts sans se détourner, sans se fermer, presque sans clignoter.

Il n’y a que les mourants pour avoir une semblable force.

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