4 Au clair de la lune, mon ami Pierrot

Un mois s’était écoulé depuis les derniers événements que nous venons de raconter.

Pierrot, par un prodige qu’il m’est impossible de vous expliquer, grandissait à vue d’œil et si vite que le roi, tout émerveillé d’un phénomène aussi extraordinaire, avait passé régulièrement plusieurs heures par jour, immobile sur son trône, à le regarder pousser. Notre héros avait su, d’ailleurs, s’insinuer si adroitement dans les bonnes grâces du roi et de la reine, qu’il avait été nommé grand échanson de la couronne, fonction très délicate à remplir, mais dont il s’acquittait avec un tact parfait et une habileté sans égale. Jamais la cour n’avait été plus florissante, ni le visage de Leurs Majestés enluminé de plus riches couleurs, au point que c’était entre elles à ce sujet un échange perpétuel de félicitations tant que le jour durait.

Seule entre toutes, la figure blême du seigneur Renardino avait considérablement jauni : c’était l’effet de la jalousie que lui inspirait l’élévation de notre ami Pierrot, qu’il commençait à haïr du fond du cœur.

Le jeune pâtre que nous avons vu servir de guide au cortège avait été fait grand écuyer, et il n’était bruit partout que de sa belle tenue et de sa bonne mine. Chaque fois que Fleur-d’Amandier traversait la grande salle des gardes pour se rendre aux appartements de sa mère, il avait si bon air et paraissait si heureux en lui présentant sa hallebarde, que la jeune princesse, qui ne voulait pas être en reste avec un écuyer si courtois, lui tirait en passant une révérence.

Or, comme le jeune écuyer est appelé à jouer un rôle dans cette histoire, il est bon de vous dire tout de suite, mes chers enfants, qu’il s’appelait Cœur-d’Or.

Le bûcheron et sa femme avaient été nommés surintendants des jardins du palais, et, grâce à Pierrot, recevaient chaque jour, dans la jolie maisonnette qu’ils habitaient, les rogatons de la desserte royale.

Le méchant prince Azor troublait seul tant de bien-être. Le roi lui avait envoyé une magnifique ambassade, chargée de riches présents, pour lui offrir de nouveau la main de la princesse sa fille ; mais le prince, qui était toujours en colère, à en juger par l’état de sa barbe, de ses cheveux et de ses sourcils, qui étaient fort hérissés, avait fait déposer les présents dans son trésor et mettre à mort les ambassadeurs. Après cet exécrable attentat, il avait écrit de sa propre main un message au roi, dans lequel il lui faisait à savoir qu’il commencerait contre son royaume une guerre d’extermination au printemps prochain, et qu’il ne se tiendrait pour content que lorsqu’il aurait haché lui, toute sa famille et tout son peuple menu comme chair à pâté.

Lorsque les premières alarmes que cette nouvelle avait fait naître furent dissipées, le roi avisa aux moyens de pourvoir à la défense de ses États. Il assembla à l’instant même tous les artistes de son royaume, et fit peindre sur les remparts de la ville les figures de monstres et de bêtes féroces qu’il jugea les plus propres à jeter l’épouvante parmi ses ennemis. C’étaient des lions, des ours, des tigres, des panthères qui allongeaient des griffes longues d’une lieue, et qui ouvraient des gueules si larges, qu’on voyait très distinctement et d’outre en outre leurs entrailles ; des crocodiles qui, ne sachant quel prétexte imaginer pour montrer leurs dents, avaient pris le parti de se promener tout bonnement les mâchoires béantes ; des serpents dont les immenses replis faisaient tout le tour des murailles, et qui semblaient encore fort embarrassés de leurs queues ; des éléphants, qui, pour faire parade de leurs forces, se prélassaient gravement avec des montagnes sur le dos ; enfin, c’était une ménagerie comme on n’en avait jamais vu, mais d’un aspect si affreux, que les citoyens n’osaient plus entrer dans la ville, ni en sortir, dans la crainte d’être dévorés.

Cette œuvre de haute stratégie terminée, le roi passa la revue de ses troupes, et ce ne fut pas sans orgueil qu’il se vit à la tête d’une armée composée de deux cents hommes d’infanterie et de cinquante cavaliers. Avec une force aussi imposante, il se crut en état de faire la conquête du monde, et attendit de pied ferme le prince Azor.

Cependant, Pierrot, qui servait en sa qualité de grand échanson à la table du roi, s’était souvent laissé aller à contempler dans une muette admiration les traits si fins et si purs de Fleur-d’Amandier, et il y avait pris tant de plaisir, qu’un beau soir, il sentit quelque chose remuer tout doucement dans sa poitrine, comme un petit oiseau qui s’éveillerait dans son nid ; tout à coup son cœur avait battu si vite, puis si fort, qu’il avait été obligé de porter la main à son pourpoint pour mettre le holà.

– Tiens, tiens, tiens ! s’était-il écrié sur toutes sortes d’intonations, comme fait un homme étonné qui s’étonne encore davantage ; puis, après cette exclamation, il s’était retiré tout pensif, et avait erré toute la nuit, au clair de la lune, dans les jardins du palais.

Je ne sais, mes enfants, quelle folle idée il se mit en tête ; mais, dès le lendemain, il entoura Fleur-d’Amandier des attentions les plus délicates, plaça chaque jour à table devant elle un magnifique bouquet de fleurs fraîchement cueillies dans les serres du palais, et ne cessa de regarder du coin de l’œil la jeune princesse qui n’y prenait garde : il était si préoccupé qu’il ne savait plus du tout ce qu’il faisait, et commettait dans son service bévue sur bévue : tantôt il laissait choir la poivrière dans le potage du seigneur Renardino ; tantôt il lui enlevait son assiette avant qu’il eût mangé ; une autre fois il versa dans le dos de Son Excellence le contenu d’une aiguière, croyant donner à boire au roi, et enfin, au dessert, il lui jeta en plein sur sa perruque un immense plum-pudding au rhum tout enflammé ; ce qui avait si fort diverti Sa Majesté, que, pour lui donner carrière, on avait bien vite desserré la serviette qu’elle avait, suivant l’habitude, attachée autour de son cou.

– Riez, riez, avait grommelé tout bas le seigneur Renardino ; rira bien qui rira le dernier.

Et, après cette menace, il avait éteint sa perruque et fait semblant de rire comme les autres, mais du bout des dents, comme vous pensez bien.

Quelques jours après, il y eut grand bal à la cour ; le roi, pour intéresser ses sujets à sa querelle contre le prince Azor, avait invité toutes les autorités civiles et militaires du pays.

Jamais on n’avait vu de plus brillante assemblée. Le roi et la reine avaient revêtu pour la circonstance leurs grands manteaux d’hermine semés d’abeilles d’or, et portaient enchâssés dans leurs couronnes royales deux gros diamants qui scintillaient comme des étoiles, mais qui étaient si lourds que Leurs Majestés, la tête dans les épaules, ne pouvaient broncher.

Ce fut un spectacle vraiment féerique lorsque, sous le feu croisé des lustres et des candélabres, les danses commencèrent ; danses de cour tout éblouissantes d’or, de fleurs et de diamants ; danses de Bohême tout étincelantes de verve, de grâce et de légèreté.

Pierrot fit des prodiges, et plusieurs fois le roi et la reine, n’y pouvant tenir, déposèrent leurs couronnes sur un fauteuil pour l’applaudir tout à l’aise.

Ce fut bien autre chose encore, lorsqu’il vint à danser avec Fleur-d’Amandier. Il fallait voir alors, mes chers enfants, comme il y allait de ses deux bras, de ses deux pieds, de tout son cœur ; comme il franchissait d’une enjambée la grande salle du bal, et revenait ensuite à petits bonds, en sautillant comme un oiseau. Il fallait voir les pirouettes qu’il faisait, et comme il tourbillonnait sur lui-même ; son mouvement était si rapide, que toute sa personne se voilait peu à peu d’une gaze légère, et bientôt se changeait en une vapeur blanche, indistincte, et en apparence immobile. Ce n’était plus un homme, c’était un nuage ; mais il n’avait qu’à s’arrêter court, le nuage se dissipait, et tout à coup l’homme reparaissait.

Toute l’assemblée prit à ce divertissement le plus grand plaisir, et chaque fois que Pierrot disparaissait ou reparaissait, le roi ne manquait pas de s’écrier d’une voix tour à tour inquiète et joyeuse : – Ah ! il n’y est plus ! – Ah ! le voilà !

Exalté par le succès, notre héros résolut de couronner toutes ses prouesses par un coup d’éclat, c’est-à-dire par le grand écart ; mais, au plus fort de ses exercices, la fatalité voulut qu’il accrochât de l’une de ses jambes la jambe du seigneur Renardino, et patatras, voilà notre grand ministre étendu tout de son long sur le plancher, tandis que sa perruque, lancée à vingt pas de là, vomissait, en tournant sur son axe, des torrents de poudre à rendre aveugle toute l’assemblée.

Le pauvre homme se releva furieux, courut tout droit à sa perruque, qu’il rajusta du mieux qu’il put sur sa tête ; puis, saisissant Pierrot par un bouton de son pourpoint :

– Beau masque, lui dit-il d’une voix que la colère faisait siffler entre ses dents, tu me feras raison de cette insulte.

– Comment ! c’était donc vous ? repartit ironiquement Pierrot.

– Ah ! tu joues la surprise, répliqua Renardino ; voudrais-tu par hasard me faire croire que tu ne l’as pas fait exprès ?

– Oh ! pour cela non, repartit vivement Pierrot, car je mentirais.

– Insolent !

– Plus bas, Excellence ; le roi vous regarde et pourrait s’apercevoir que votre perruque est de travers.

Pour s’assurer du fait, Renardino porta brusquement la main à son front.

– Voyons, reprit Pierrot en reculant d’un pas, ne faites pas tant de poussière ; c’est un duel que vous voulez, n’est-ce pas ?

– Un duel à mort !

– Très bien ; il ne faut pas rouler vos yeux comme vous faites pour me dire une chose aussi simple. Le rendez-vous ?

– Le rond-point de la Forêt Verte.

– Charmant ! Et l’heure ?

– Demain matin, huit heures.

– J’y serai, seigneur Renardino.

Et, faisant une pirouette, Pierrot vint se placer auprès de la porte d’entrée, où se tenait Cœur-d’Or. Il y était à peine que le jeune écuyer, qui l’avait vu, non sans dépit, danser avec Fleur-d’Amandier, lui laissa tomber sur le pied le bout ferré de sa hallebarde.

– Allons, saute, Pierrot ! lui dit-il en même temps tout bas, et Pierrot de bondir, en poussant un cri de douleur, jusqu’au plafond.

À ce nouveau tour de force, les applaudissements éclatèrent de plus belle. Le roi et la reine se renversèrent en riant sur leur trône, et leurs couronnes, perdant l’équilibre, s’en allèrent rouler comme deux cerceaux dans la grande salle du bal.

Par bonheur, les courtisans étaient là ; ils coururent après. Laissons-les faire, mes chers enfants, c’est leur métier.

Après la danse, la musique eut son tour ; on entendit d’abord de grands airs d’opéra exécutés par les virtuoses les plus célèbres de la Bohême, ce qui n’empêcha pas que la reine ne fût obligée plusieurs fois de pincer le roi qui s’oubliait sur son trône.

Lorsqu’on eut payé le juste tribut d’hommage qui est dû aux grands maîtres, Fleur-d’Amandier se leva de son siège et chanta sans se faire prier. À la bonne heure ! ce fut merveille d’entendre cette voix fraîche et pure, tour à tour voix de fauvette et de rossignol, qui tantôt modulait des sons tristes à faire pleurer, et tantôt éclatait en mille notes joyeuses qui pétillaient dans l’air comme des fusées.

Tout le monde était attendri. La reine sanglotait ; Cœur-d’Or, sa hallebarde à la main, pleurait comme un enfant, et le roi, pour dissimuler son émotion, se moucha si fort, qu’il fallut faire le lendemain des réparations aux voûtes du palais.

Lorsque le silence fut rétabli, le roi dit tout bas à la reine :

– Je voudrais bien entendre maintenant une petite chansonnette !

– Y pensez-vous, sire ? une chansonnette !

– Il n’y a que cela qui m’amuse, vous le savez bien.

– Mais, sire…

– Je veux une chansonnette, entendez-vous ; il me faut une chansonnette, ou je vais me mettre en colère.

– Calmez-vous, sire, reprit la reine, qui traitait le roi en enfant gâté, et se tournant vers le cercle des dilettantes : Messieurs, dit-elle, le roi désire que vous lui chantiez une chansonnette.

Tous les dilettantes se regardèrent stupéfaits, mais aucun d’eux ne bougea.

Le roi commençait à s’impatienter, lorsque Pierrot, écartant la foule, s’avança jusqu’au pied du trône.

– Sire, dit-il en faisant un profond salut, j’ai composé hier, en votre honneur, une petite chanson : Au clair de la lune ; vous plairait-il de l’ouïr ?

– Je veux l’ouïr, en effet, répondit le roi, et incontinent.

À ces mots, Pierrot prit une guitare, et, la tête penchée sur l’épaule, chanta.

Je ne saurais vous décrire, mes chers enfants, l’enthousiasme que cette chanson excita dans la grande salle du bal. Le roi en trépigna d’aise sur son trône, et toute la cour battit des mains en faisant chorus.

Pendant toute la soirée, on ne parla pas d’autre chose que de l’air de Pierrot, et les grands virtuoses de la Bohême s’esquivèrent l’un après l’autre, pour aller composer bien vite sur cet air des variations magnifiques, que vous ne manquerez pas d’apprendre un jour ou l’autre, mes pauvres enfants.

À minuit, le roi et la reine se retirèrent dans leurs appartements et se mirent au lit ; mais, ne pouvant dormir, ils se dressèrent tous deux sur leur séant et chantèrent à gorge déployée le fameux nocturne, jusque bien avant dans la nuit.

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