Dix jours après la date inscrite en lettres rouges que nous avons mentionnée, une ravissante frégate levait l'ancre, et, par le côté sud de la rade de Cronstadt, s'élançait en pleine mer. À la poupe se dessinait un groupe de trois personnages : c'était un officier supérieur de la marine, auprès duquel se tenait un homme de petite taille, avec des épaulettes de général, et une ravissante jeune femme.
Cette frégate avait nom l'Espérance.
Les trois personnes étaient : le capitaine Pravdine, le prince Pierre [nom illisible] et sa femme.
La promesse de la princesse Flora était réalisée. Comment ne serait-elle pas réalisée ? Du moment qu'une femme veut résolument une chose, pour elle il n'est point d'impossibilité.
Le prince Pierre parlait depuis longtemps de voyager dans le but de raffermir sa santé. La volonté de sa femme l'avait décidé, et, de plus, lui avait donné la ferme conviction que les huîtres de l'Adriatique et le macaroni de Naples lui étaient indispensables. Il va sans dire qu'à cela il ajoutait quelques exclamations sur les pures jouissances de respirer l'air de l'Ausonie, de se promener au Colisée, de jeter quelques grivenniks russes aux lazzaroni du môle, de se sentir, après le dessert, bercé sur la Brenta, et de s'endormir aux chants des gondoliers !
Le prince Pierre n'aurait jamais, sans signature, distingué un Caravaggio d'un Paul Potter ; mais, voulant, comme on dit, être à la hauteur du siècle, il parcourait parfois courageusement l'Encyclopédie et raisonnait superficiellement, bien que jamais à propos, sur les arts, les machines à vapeur, les morilles et la politique.
Dès que le prince Pierre eut conçu son projet de voyage, il fit sa demande afin de pouvoir le mettre à exécution ; non seulement il n'essuya point de refus, mais on lui confia plusieurs missions et on lui permit d'aller jusqu'en Angleterre sur la frégate l'Espérance.
Tout cela s'était fait si rapidement, que le prince Pierre en était à se demander d'où pouvait lui venir une si brusque passion pour la mer.
Néanmoins, il est présumable que les préparatifs du prince auraient duré jusqu'à l'hiver, car tantôt il manquait du bouillon de gibier, ou des gelinottes, ou de vrais piccalilli, tantôt on ne pouvait trouver les boîtes de fer-blanc nécessaires à toutes ces provisions de bouche. La princesse, au contraire, ne fut pas longue à ses préparatifs ; elle n'avait à emballer que son cœur, et, comme toute femme amoureuse, elle pouvait dire : Omnia mecum porto, je porte tout avec moi !
– Je suis prête, mon ami, dit-elle un matin, de sa voix la plus caressante, à son époux, qui paraissait plongé dans de profondes préoccupations. La frégate ne nous attendra point ; demain, sans faute, il faut que nous y soyons.
Ce laconisme ne plut pas infiniment au prince Pierre, qui commençait déjà à réfléchir que, malgré l'agréable saveur du poisson de mer, c'était l'acheter un peu cher que d'aller le pêcher soi-même au fond de la Méditerranée ; mais, apprenant que la princesse avait formellement annoncé à son cuisinier et à son valet de chambre que, si tous les préparatifs n'étaient point terminés le jour même, ils seraient chassés le lendemain, le prince avala le mais prêt à sortir de sa bouche, et le voici, bon gré, mal gré, voyageur sur mer. Pendant qu'on levait l'ancre, que les voiles se gonflaient à la brise, pendant que la frégate se balançait impatiente, le cœur de Flora palpitait sous cette question du doute :
– Est-il donc vrai que nous allions demeurer sur cette frégate ?
Et ses yeux se fixaient tantôt vers le rivage, tantôt sur son mari, dont les regards paraissaient regretter la terre ferme. Mais aussi, lorsque la frégate prit le large et salua la forteresse de Cronstadt, cet émouvant adieu à la Russie prouva à Flora que tout retour au rivage était impossible, et qu'elle allait être pour longtemps près de Pravdine ; son regard brilla ; elle contempla la mer, dont l'immensité se déployait de plus en plus devant elle ; puis ses yeux s'arrêtèrent sur son bien-aimé, semblant lui dire : « Devant nous une mer, une mer de félicité ! » Pas une pensée de tristesse ou de frayeur ne s'éleva entre elle et Pravdine ; le sentiment du bonheur l'envahit sans limites.
Quant à Pravdine, il était violemment ému, et le bonheur n'en était pas la seule cause. Quel est l'homme qui, même ayant à son côté celle qu'il aime, peut quitter sa patrie sans un soupir, un dernier regard ; sans que son cœur se serre sous cette question de l'avenir : « Quand et comment te reverrai-je ? » sans sentir sous sa paupière une larme lui voiler l'horizon bleu ?
Pravdine regarda tristement le rivage qu'il abandonnait, puis prêta l'oreille avec une sorte d'inquiète curiosité aux coups de canon qui s'échangeaient entre la frégate et Cronstadt. Par intervalles grondaient les unes après les autres les armes redoutables ; vous eussiez dit la voix du Destin à laquelle le ciel répondait… Pravdine les écoutait comme un horoscope en langue inconnue et dont le sens est indéchiffrable à la compréhension humaine. Enfin, le septième et dernier coup retentit, puis le son s'effaça par degrés. Alors un noir nuage de fumée, vomi par les lèvres de bronze, s'éleva devant le regard de Pravdine. Les terribles sons semblaient s'être transformés en hiéroglyphes de feu, comme dans le festin de Balthazar !… Puis les hiéroglyphes se dispersèrent sous la brise en dessins, en figures étranges, et le soleil brilla joyeusement, et de même continuèrent à rouler les vagues éternelles…
Pravdine se sentait au cœur une indéfinissable tristesse.
– Ne sommes-nous pas nous-mêmes un son, un étrange hiéroglyphe, une fugitive image de fumée, dans l'éternité du monde ? pensa-t-il.
Puis ses yeux s'arrêtèrent sur Flora, et aussitôt la patrie avec ses souvenirs, la mer avec ses vagues, le ciel et son soleil, l'avenir et ses frayeurs, tout cela, tout, sans exception, s'enfuit de l'esprit de Pravdine ; il ne vit plus qu'elle, ne se sentit vivre que pour elle, n'éprouva que jouissance et amour !…
Il est trois choses que je puis contempler des heures entières sans m'apercevoir de la fuite du temps ; trois choses incomparables pour moi : ce sont les yeux aimés, le ciel de Dieu, la mer azurée. Est-il grand, le globe de l'œil ? Non, et cependant il contient trois mondes, le sentiment, la pensée et la lumière. L'œil, comme la pomme du bien et du mal, renferme les semences de la vie et de la mort. Il est doux d'observer, dans le regard aimé, la lumière et l'ombre, c'est-à-dire le sentiment et la pensée ; de remarquer la contraction et la dilatation de la prunelle dans laquelle, comme sur le bouclier d'Achille, on voit se refléter toute la nature ; de suivre, de prévoir, de saisir les étincelles de la passion, de percer le nuage de la tristesse, et de lire dans les profondeurs de l'âme les sympathies et les antipathies ; de surveiller l'action que produit le monde sur la personne aimée, et l'influence qu'elle-même y exerce.
Mais l'œil de chaque homme est aussi une chose curieuse à analyser : il contient toujours un roman merveilleux quoique inédit ; chacun de ses regards est un chapitre du genre de Gil Blas, de Don Quichotte ou de Rob-Roy. Ainsi qu'en l'espace de deux heures nous vivons parfois en songe des années entières, de même, sous un mouvement de la paupière peut passer, en un quart de seconde, tout un siècle d'idées, renfermant le désir du gain avec toutes ses bassesses, les remords de la conscience, la frayeur des lois, la crainte de l'opinion, et enfin le triomphe du bon principe qui efface jusqu'au souvenir de la tache noire sur laquelle il vient de passer.
Ou bien, au contraire, une pensée pure comme une larme éclaire le regard : aider l'infortune, tirer un ami de la peine, sacrifier tout au devoir et à la vérité. Puis à cette pensée succède celle du doute : « Est-ce vrai ? Cela est-il vraiment son droit ? » Et alors vient la réticence : « Il sera encore temps demain ; on peut sacrifier un peu moins, un peu moins encore ; » et enfin arrive le conseil de l'égoïsme, qui dit : « Il y a des gens plus riches et plus puissants que toi, pourquoi te mettre en avant ? »
Et à tout cela succède la finale ordinaire de la plus impitoyable avarice :
Vous chantiez, j'en suis fort aise ; Eh bien, dansez maintenant.
Quel rapide échange de projets, d'inventions, de ruses, de faits ! combien d'odieuses préméditations qui ne doivent jamais s'accomplir ! que de paroles qui ne seront jamais prononcées ! que de divines idées qui tomberont à néant !
Et tout cela, ainsi que je viens de le dire, contenu dans un seul mouvement, un seul regard, même un seul scintillement de la prunelle ! Oh ! que celui qui désire déchiffrer la grammaire chinoise de l'âme humaine, qui souhaite la voir à nu, que celui-là apprenne à observer les yeux ! Mais qu'il sache aussi qu'il entreprend un travail de fossoyeur ; que, chaque jour, il enfouira dans la poussière une de ses flatteuses illusions, une de ses bonnes opinions sur l'humanité ; qu'il enterrera graduellement son intérêt pour elle, et enfin son propre cœur… Il brisera sa bêche et s'enfuira dans un bois, loin de ce cimetière que l'on appelle vulgairement le monde ! Il ira là-bas mourir seul, abandonner son corps aux bêtes sauvages, aux oiseaux, aux vents, afin de ne point divertir par sa mort ses affectueux frères les hommes !
Est-il possible qu'il en soit ainsi de toute l'humanité ? Dieu nous garde non seulement de le croire, mais encore de le penser !
Notre race a des vagues impétueuses et troubles ; mais ces vagues contiennent aussi des gouttes pures, claires, de la blanche écume, et des perles sorties brillantes du fond de la mer. Que de nobles âmes j'ai connues, et combien j'en connais encore ! Elles réconcilient l'homme avec l'humanité, comme la nature réconcilie l'humanité avec le destin. Croyez que, si tous ne font pas le bien, tous du moins reconnaissent le bien, et cela n'est point une bagatelle.
J'aime à contempler l'immensité du ciel ; c'est la vraie harmonie des yeux. Libres et heureux, les aigles y planent, les hirondelles se précipitent dans cet éternel printemps, les mouches imperceptibles y bourdonnent et les éphémères papillons y voltigent ! Là se réunissent les vapeurs qui engendrent la foudre, là se promènent les nuages, là se joue l'arc-en-ciel, là vivent les étoiles et le soleil qui nous fait vivre !
Paisibles splendeurs ! vous ignorez nos tempêtes et nos agitations ! Le soleil ne pâlit point devant la perversité terrestre, les étoiles ne rougissent point à la vue des rivières de sang qui coulent sur notre globe. Non, tous vous accomplissez impassiblement votre invariable route.
À la vue de la voûte céleste, ma poitrine semble s'élargir, grandir, embrasser l'espace.
Le soleil, comme reflété par un télescope sur le miroir de mon âme, réchauffe mon sang ; une surabondance de vie bouillonne en mon cœur, et dans mon esprit s'accomplit l'éternité ! Je ne puis définir ce sentiment, mais il s'éveille en moi chaque fois que je contemple le ciel… c'est un gage de la vie éternelle, une étincelle de Dieu ! Oh ! je ne cherche point alors s'il vaut mieux l'appeler Jéhovah, ou Zeus, ou Allah ! Je ne demande pas, avec les philosophes allemands : « Est-il das immerwahrende Nichts, ou bien das immerwahrende Alles ? » Mais je le sens partout, en tout, en en moi-même ; et alors tout le globe terrestre me paraît moins grand et moins précieux que la plus vulgaire pièce de monnaie. Mais la vie, semblable au serpent boa, darde sur moi son œil fascinateur, et moi, pareil à l'alouette, je me laisse tomber du ciel dans sa gueule !
Et toi, mer, impétueuse amie de ma jeunesse ! avec quelle fougue je t'aimais naguère, et combien je te suis resté fidèle jusqu'à ce jour ! Dans mon enfance, j'ai joué avec l'eau jaillissante de tes vagues ; dans ma jeunesse, j'ai admiré du haut des mâts ton calme transparent et tes violentes colères. Les jours que j'ai passés sur le tillac, loin de l'air étouffant du stupide pédantisme des villes, ces jours-là ont été mes jours de fête.
Je me rappelle qu'une fois le lieutenant de quart me donna, en plaisantant, le porte-voix pour commander la manœuvre ; il s'agissait de tourner, et avec quelle joie immodérée je commandai :
– La barre à tribord, et filez le cordage du grand foc !
Avec quelle gravité je regardais la banderole, afin de crier à temps :
– Lâchez la grande hune de bouline !
À ces paroles magiques, toutes les vergues, au bruit des poulies, changèrent de côté, et le vaisseau, comme un coursier bouillant d'ardeur, mais soumis au frein de son cavalier, changea de direction à la voix d'un enfant de treize ans.
Ô mer, mer ! j'aurais voulu te confier ma vie, te dévouer mes aptitudes ! Peut-être ma jeunesse aurait-elle sommeillé comme la mouette sur tes brisants ; anachorète dans ma cellule mouvante, les tempêtes de l'Océan eussent peut-être préservé mon âme des tempêtes du monde… Mais le sort en a décidé autrement.
Tu n'as point été à moi, admirable élément, mais je t'aime encore comme un frère absent, comme une amante perdue ; et je ne puis contempler avec indifférence ton steppe mourant ; je ne puis entendre sans tressaillir ta voix aimée, pleine de souvenirs pour moi ; j'aime, penché au-dessus de ton onde, j'aime rêver à ce qui n'est plus ; je suis heureux lorsque mon coursier, le long du rivage sablonneux, fait jaillir ton écume, et je regarde les vagues effacer en un clin d'œil la trace de mon passage !
C'est mon passé et mon avenir !
Pendant que Pravdine, rêveur, contemplait les yeux noirs de Flora, Flora, de son côté, sondait la profondeur des yeux bleus de Pravdine, admirait l'ombre qu'y projetaient les cils et les sourcils noirs, admirait les anneaux de sa brune chevelure.
Au bras l'un de l'autre, ils regardaient le sillon d'écume que creusait la poupe, sillon toujours nouveau et toujours effacé. Les vagues, semblables à des amis, tantôt leur souriaient, tantôt les menaçaient, et, frappant en cadence les flancs de la frégate, résonnaient, comme des vers de Pouchkine, sous les rayons du soleil ; elles se réunissaient en gerbes irisées à la lueur de la lune ; elles scintillaient en lames d'argent, et, dans la nuit noire, c'était une écume phosphorescente ; le vaisseau alors tirait sa lumière de la mer.
Et la voûte insondable, tantôt avec sa nuit éclairée d'étoiles, tantôt avec sa tente bleue du jour, que le soleil surmonte, ou bien encore avec son gris manteau de brume, s'élevait au-dessus des deux amants, les tenant des heures entières immobiles et sans voix, plongés dans la contemplation de ce tableau de l'infini : les yeux, le ciel et la mer ! La mer, les yeux et le ciel ! un siècle ne serait pas assez long pour en rassasier notre vue !
L'amour dote notre âme de milliers de facettes, qui répercutent instantanément une foule d'objets divers, tous clairs et brillants. C'est pourquoi une des plus minimes beautés de la nature, l'insignifiante plaisanterie qu'un officier se permettait à table, le fabuleux récit que narrait un matelot tout en fumant sa pipe près de la chaudière, un livre étranger lu ensemble, tout cela suffisait pour offrir à nos amants maints sujets de conversation, de discussion qui donnaient essor à des milliers d'idées nouvelles.
La vérité m'oblige à dire qu'ils avaient tout le loisir d'échanger leurs impressions. Pravdine avait cédé à ses visiteurs toutes ses cabines, à l'exception de la plus petite et de la plus retirée. L'insouciant époux s'était fort vite habitué à la vie du bord : du reste, de quoi eût-il été mécontent ? Il avait avec lui un excellent cuisinier, de la volaille en abondance, par conséquent, son amour d'artiste pour la Plastitik des fliessenden (l'architecture flexible), ainsi que la dépeignent les penseurs allemands, s'y livrait on ne peut mieux. Après sa conférence avec son artiste culinaire, le prince employait sa matinée à jouer aux échecs, dans le salon commun, avec les enseignes du vaisseau ; pendant le dîner, il versait à Stettinsky du vin de Bordeaux ; après dîner, il se reposait, et ensuite cela recommençait de la même façon.
Pendant que le prince Pierre vivait ainsi dans le salon commun, et que quelque plaisant, s'approchant parfois de son jeu, prétendait, avec un rusé sourire que la plus faible position était celle de la reine, le capitaine Pravdine s'était pris d'une passion inusitée pour ses travaux d'écriture. Il était constamment occupé par des calculs astronomiques, dont le total s'élevait tout au plus à la hauteur des regards de la princesse, et à la rédaction du journal de son voyage autour des deux hémisphères.
Regardez sur la carte la distance entre le Tigre et l'Euphrate, qui formait le paradis terrestre du premier couple de nos ancêtres ; nous ne sommes plus aussi gâtés qu'eux, et nous avons dû nous habituer à des espaces plus limités. Notre Éden peut, à la rigueur, trouver place sur une seule bande de terre, entre les quatre murs d'un cabinet, dans une cabine écartée, où, pour troisième compagnon d'amour, vous aurez trente-six pouds de boulets . Si vous ne me croyez point, demandez-le à Pravdine et à la princesse Flora. Pour le bonheur de Pravdine et de la princesse Flora, mais au grand dépit de tous leurs compagnons, les orages et les vents contraires causèrent un retard considérable à leur navigation, en les retenant dans les ports, où il était indispensable de s'arrêter pour le renouvellement de l'eau et des autres provisions. Ainsi tout est relatif en ce monde. L'éclair arrive à souhait lorsqu'il indique la route que l'on perdait. Effrayante est l'aurore lorsqu'elle fait voir l'échafaud de la condamnation.
Pour le voyageur, l'éclair a brillé comme la lumière d'un festin ; pour le criminel, l'aurore est apparue comme le tranchant de la hache. De même, ce qui soulevait des bâillements et des murmures sur les lèvres des marins, inspirait aux amoureux de tendres discours et de plus tendres baisers encore.
– Ne crains rien, chérie ! disait Pravdine à Flora en l'étreignant avec passion contre son sein, en écoutant le bruit d'une vague qui venait, déchaînée, se briser contre la frégate.
– Est-ce à moi de craindre ces vagues, répondait-elle, lorsque je sais que chacune d'elles m'apporte une minute de plus de bonheur ? Que le chêne tremble ; quant à mon cœur, s'il tremble, ce n'est point de frayeur.
Les deux amants ne sortaient pas de cet oubli d'esprit que cause la fièvre d'amour, oubli animé de jouissances et de visions de feu. Il faut dire que des éclairs de jalousie venaient méchamment déchirer le cœur de Pravdine, lorsque le prince Pierre s'approchait de Flora avec ses caresses quotidiennes ; mais alors le regard suppliant de la jeune femme, et, plus tard, son abandon sans limite, récompensaient la patience de l'amant et le tranquillisaient. La pureté du cœur est semblable à la quenouille magique qui file l'or de la poésie avec le plus grossier chanvre de la matière. L'amour de Pravdine et de Flora était réel ; c'était une de ces passions que le monde ne voit plus et auxquelles il ne croit plus depuis longtemps. Ils jouissaient tous deux d'un bonheur idéal.
J'ai dit que la frégate l'Espérance avait été retardée par les vents contraires. Sans aucun doute, l'amour y gagnait, mais le service aurait pu y perdre, et beaucoup. Pravdine avait renoncé à toute idée qui ne concernait point son amour. Admirer Flora lorsqu'ils étaient ensemble ; penser à elle lorsqu'elle n'était point à ses côtés ; hors de là, il n'existait plus pour lui d'autres préoccupations.
Le commandement, l'ordre extérieur et intérieur de la frégate n'attiraient plus son attention.
Durant le gros temps, au moment du danger seulement, il se réveillait de cet assoupissement, s'emparait du porte-voix, et sa parole vibrante maîtrisait la fureur des éléments. Mais, après la tempête, il s'apaisait aussi, et retombait dans cette fâcheuse indifférence de tout ce qui ne concernait point sa passion.
Nil-Paulovitch, qui avait commencé par hocher la tête, puis haussé les épaules, finit par reprocher sérieusement à Pravdine sa négligence au service.
– Je t'ai prédit plus d'une fois, lui dit-il, que celui qui commence à tâtonner dans le chemin de l'honneur, et à sourire des liens sociaux, celui-là, évidemment, ne sera plus retenu par les devoirs du service. Allons, Élie, assez d'enfantillages ! cette liaison ne peut te mener à rien de bon ; tu risques, à ce jeu, de perdre ta santé, l'honneur de ton nom, peut-être la vie, et, de plus, de perdre avec toi la princesse, cette admirable créature qui mérite un meilleur monde et une plus pure destinée. C'est honteux à un homme de cœur de l'enrôler au nombre des anges déchus !
Pravdine, d'abord, se justifia, s'excusa sur l'exemple d'autrui, sur la force de sa passion ; puis il se rejeta sur la plaisanterie ; enfin, il devint silencieux et boudeur. Les conseils de son ami l'ennuyèrent et le blessèrent. Il considérait les remontrances de Paulovitch non comme dites dans son intérêt, mais simplement comme tendant à faire ressortir la supériorité qui les dictait. Il taxait leur sévérité d'insensibilité, et leur inflexibilité d'orgueil. Tous ceux qui ne flattent point nos passions, qui, en nous administrant la médecine, n'enduisent pas de miel les bords du verre, sont ainsi jugés par nous. Nous détestons les gens qui lisent dans notre pensée, et nous sommes humiliés lorsque notre conscience parle par la bouche d'autrui. « Pourquoi obéirai-je à qui que ce soit ? suis-je donc un enfant ? ne sais-je point ce que je fais ? Chacun a sa manière de voir ! » L'amour-propre n'est jamais en défaut pour trouver de semblables raisonnements ; il suffit de le piquer, ne fût-ce qu'avec une épingle.
La froideur et la contrainte vinrent se placer entre les deux amis. Pravdine oublia que Nil avait partagé les jeux de son enfance et les dangers de sa virilité ; qu'à sa sollicitude il devait, sinon la vie, du moins la santé ; car, à la suite de la violente blessure qu'il avait reçue à Navarin, et qui lui avait valu son grade de capitaine-lieutenant, Pravdine était resté longtemps privé de tout mouvement, et Nil-Paulovitch, tout le temps que durèrent la maladie et la convalescence, avait passé ses nuits sans sommeil, prévenant chaque désir, chaque besoin du malade, dont il supporta patiemment toutes les bizarreries.
Ô amour ! plante parasite qui envahit rapidement le cœur, en excluant, avec la même rapidité, tous les autres sentiments ! Cependant, en dépit des tempêtes, des vents contraires, en dépit de toutes les ruses du capitaine pour faire languir le voyage, on avait depuis longtemps dépassé les petites îles et les rochers qui bordent la Finlande, la chevaleresque Reval, dont les flèches et les tourelles s'élancent vers le ciel, pareilles aux lances des géants, et la gardienne de la rive opposée, Sveaborg, ceinte de trois rangées de batteries. Après avoir touché à Copenhague, traversé le Sund, laissé Elseneur derrière elle, la frégate longea les rochers abrupts qui forment l'extrême pointe de la triste Norvège et fit son entrée dans la mer du Nord. Enfin, le phare de Norfolk scintilla dans la brume comme l'étoile de Vénus…
– L'Angleterre ! s'écria d'une voix joyeuse le matelot de la vigie.
Mais ce phare, cette voix, frappèrent douloureusement le cœur des deux amants, en leur annonçant l'instant prochain de la séparation.
On engagea le prince Pierre à ne descendre qu'à Plymouth, où la frégate relâcherait, pour s'approvisionner avant de se lancer dans l'Océan.
On représenta au prince tous les agréments de la route de Plymouth à Londres, passant sous silence l'inutilité du chemin que l'on venait de faire pour contempler l'Angleterre et redescendre sur ses pas. Ainsi, la frégate entra dans la Manche. Calais et Douvres passèrent comme un songe ; Spithead, comme un porc-épic, se cacha derrière les nombreux mâts qui l'environnaient. On dépassa Wight, cette bague d'émeraude de l'Angleterre, et enfin apparut le phare d'Eddystone, vrai pilier d'Hercule enfoncé par des mains mortelles dans les rocs sous-marins. Gigantesque monument de la volonté humaine, non de cette volonté tyrannique qui élevait des pyramides sur les sables arides de l'Égypte, mais de cette volonté bienfaisante, secourable, qui allume pour les marins de nouvelles étoiles, afin que, semblables à l'œil de la Providence, elles veillent sans relâche et préservent de la mort des milliers d'équipages. À droite se montra Plymouth, célèbre par son port, qui compte depuis peu, comme un gigantesque break-water contre les tempêtes de l'Océan. Les Anglais sont grands dans l'utile. Mais l'étrangeté du coupe-vagues, la splendeur de la ville, le charme du paysage, la nouveauté du sujet, ne parvinrent point à distraire les amants, auxquels chaque maison, chaque pas sur la terre ferme disaient : « Il faut vous séparer ! » Et enfin, il fallut prononcer le mot adieu ! ce mot qui représente les arrhes du déchirement de la séparation, ce mot semblable à la cheville de fer à l'aide de laquelle on tend la corde de l'arc qui, à chaque souffle de l'air, fait entendre un cri de douleur.
Il fallait se séparer, mais non se séparer comme des amants, comme des époux, pressés l'un contre l'autre, séchant sous des baisers les larmes du chagrin ; non ! il fallait se quitter avec un salut, cacher sous un sourire ses larmes à de dangereux témoins, voiler ses soupirs par les expressions banales de la politesse, souhaiter le bonheur en ayant l'enfer dans le cœur. Cet enfer est toujours le lot de ceux qui attellent leur âme au bien d'autrui, qui, en les volant cueillent les fruits de l'Éden. Le véritable propriétaire reprend son bien comme il reprend à son esclave son cafetan du dimanche, et l'esclave n'a pas le droit de réclamer. Il cache en son cœur jusqu'au souvenir, comme s'il était aussi chose volée, et rougit sous un noble sentiment comme un noble criminel.
Pravdine ne se souvint plus de quelle manière il était sorti de la chambre du prince Pierre ; lorsqu'il rassembla ses idées, il était déjà sur la frégate, et, au cri du maître d'équipage qui ordonnait de lever l'ancre, les matelots répondaient par des hourrahs retentissants. Pravdine retira de sa main crispée une carte que la princesse Flora y avait glissée au moment de la séparation ; mais, avant de la lire, il la tint longtemps pressée contre ses lèvres.