Dans le cercle des jeunes mauvais sujets et des ci-devant jeunes gens de Saint-Pétersbourg, celui qui plut davantage ou déplut le moins à Pravdine fut le capitaine de cavalerie Granitzine, qui avait été son témoin dans le duel qu'il venait d'avoir. Comme représentant de l'aristocratie militaire russe, le capitaine valait la peine d'être étudié ; car les angles se faisaient moralement et presque matériellement sentir dans son caractère. Pravdine trouva en lui plus et moins qu'il n'attendait. Riche, mais criblé de dettes, il fallait qu'un merveilleux hasard le servît pour qu'en fouillant machinalement dans sa poche, il y trouvât un rouble. C'était un de ces hommes d'esprit qui font sans cesse des sottises ; c'était un libéral – il le disait du moins – et, sans aucun but, il passait sa vie dans les antichambres. Il riait de tout, mais il n'osait rien heurter. Il méprisait le monde, et le monde le méprisait. Brave parmi les braves, il n'avait jamais la force de dire non, fût-ce au plus misérable intrigant. Noble, mais rougissant de sa noblesse, il se laissait employer aux plus indignes missions. En un mot, c'était un de ces êtres sans volonté qui, dans le livre des bipèdes, sont désignés sous les noms de bonhomme, de brave homme, de bon garçon : titres élastiques comme les corsets de caoutchouc !
Avec tout cela, c'était curieux, sinon agréable, de passer avec lui une soirée ou de rester, pendant un repas, près de lui à table. Où n'avait-il pas été ? quelle chose n'avait-il pas vue ? Quoique, par habitude, il fréquentât des gens indignes, il était parfaitement capable d'apprécier l'esprit des autres, et même, parfois, il avait lu des livres sérieux. Ce n'était pas inutilement qu'il avait gaspillé sa jeunesse. De ces deux choses, il ne lui restait rien, ni dans les poches, ni dans l'âme ; mais il lui restait quelque chose dans l'esprit : l'expérience.
À l'honneur de Granitzine, on pouvait ajouter qu'il était vraiment un des bavards les plus sincères qu'il y eût au monde. Il ne pouvait cacher ni le mal qu'il pensait de ses amis, ni le bien qu'il pensait de ses ennemis. Quand il ne trouvait plus personne de qui médire, il médisait alors de lui-même, et aurait été jusqu'à se calomnier si la chose eût été possible. On pouvait également dire que c'était un apôtre de la vérité et un pécheur repenti. Il y en avait qui, à cause de son esprit frondeur, l'appelaient le Juvénal russe. Ce n'était ni un apôtre, ni un pécheur repenti, ni un satirique ; il ne voulait prêcher aucune doctrine, ni politique, ni religieuse ; il ne voulait pas corriger les autres, et encore moins se corriger lui-même.
Il était persuadé que, là où l'on estime seulement les apparences de la vertu, les défauts cachés n'ont pas besoin de réforme. D'ailleurs, qu'est-ce que la calomnie ? Un moyen galvanique de réveiller le rire dans les cœurs engourdis ; et, en cela, il suivait naturellement et sans méchanceté la pente du temps qui est de détruire tout ce qu'il y a de gênant et de saint dans le passé, en mettant au rang des préjugés la croyance et la foi.
Notre siècle est le Diogène des siècles : il se moque de tout, roule son tonneau par les chemins, écrasant également dans sa course et les fleurs et les champignons.
– Ôte-toi de mon soleil ! ne me prends pas ce que tu ne saurais me donner ! dit-il fièrement au Macédonien.
Et puis il siffle l'immortalité de l'âme de Platon.
Les hommes, aujourd'hui, méprisent leurs frères, non par le sentiment de leur propre dignité, mais, au contraire, parce qu'ils ont perdu le respect d'eux-mêmes. Nous en sommes arrivés à la congélation morale ; nous n'admirons pas une belle action ; nous ne méprisons pas un grand vice.
Mais, Dieu merci ! je parle de la masse, et le fatal niveau de l'égoïsme, en passant sur la société, rencontre encore quelques têtes qui ne veulent pas se courber. Il y a encore des élus du ciel, des hommes qui, sauvegardés par quelque accident de naissance ou de position, ont recueilli et réchauffé sur leur cœur les idées virginales de la conscience et de l'humanité. De loin, cette vie, que nous essayons de peindre, leur semble un jardin défendu ; ils lisent sur la porte l'inscription du poète toscan :
Per me si va nella citta dolente !
et ils s'écartent avec terreur du sentier maudit.
Tel était Pravdine. Du corps des cadets, il était passé sur son bâtiment, et, comme auparavant, une muraille de pierre semblait le séparer de la société, l'Océan sans borne était devenu son monde ; il connaissait tous les caprices de la mer ; mais où, je vous le demande, eût-il pu apprendre à connaître les hommes ? Le visage du ciel lui était dévoilé par sa plus légère rougeur, par son plus imperceptible nuage ; il devinait et prédisait tous les caprices du temps ; mais le visage d'une femme, il n'avait point appris à y lire, et, rougeur ou nuage le troublant au point de le rendre fou, un sombre mais sûr pressentiment lui disait : « Ne crois pas à la moitié de ce que disent les femmes, ni de ce que montrent les hommes. »
Mais là était la question difficile : à quelle moitié fallait-il croire ? Entrant dans le monde avec une ferme volonté, avec un ferme désir d'être en garde contre tous, ce désir et cette volonté fondaient sous le premier regard ; il était prêt à donner son dernier kopek, à vendre son dernier bouton pour une poignée de main qui lui paraissait bien serrée et bien franche. Connaissant les passions pour les avoir étudiées seulement dans les livres, il fut frappé d'amour comme on est frappé de la foudre. L'Océan avait poli, caressé, conservé son cœur virginal comme une perle précieuse. Depuis que sa boussole avait changé de direction, et que son étoile s'était métamorphosée en femme, il ne pouvait plus supporter la solitude, qui, auparavant, lui était agréable. Il se jeta dans toutes les distractions qu'il put trouver ; être avec elle ou n'être plus avec lui-même, voilà quelle fut la pensée de son cœur, et il se mit à courir les boulevards, les promenades et les théâtres.
Un jour, dans une de ces courses, il rencontra sur son chemin le capitaine Granitzine.
– Ah ! mon cher, que faites-vous aujourd'hui ?
– Vous le voyez, rien au monde ; je flâne.
– Dînons-nous ensemble ?
– Parfaitement.
Et tous deux s'acheminèrent vers un restaurateur.
De parole en parole, de verre en verre, les langues se délièrent et les cœurs commencèrent à mousser comme le champagne. On était aux jours des victoires contre les Turcs. On but à la santé des vainqueurs de Varna et d'Akhalstsike ; on but à la gloire de la Russie, à la longue vie de l'empereur, à la conservation de l'héritier. On avait quelques bouteilles à vider avant que d'être au bout.
– Et maintenant, dit Granitzine, passons aux femmes, aux belles de Saint-Pétersbourg. Je ne sais, ma foi, pas pourquoi là où est la gloire, les femmes y sont aussi ; peut-être est-ce pour cela que la gloire est une femme. Quant à moi, pro teterrima causa omnis belli, j'aime à la folie le toast anglais. I like the women to forgive my folly, comme dit Byron. Amour aux dames, honneur aux braves, morbleu ! Le vin de Champagne est un admirable précepteur : non seulement il parle sa propre langue, mais encore il enseigne celle des autres. Je veux devenir, à force d'en boire, un philologue aussi célèbre que Joseph Senkovsky. – Allah verdy, comme disent les Géorgiens, bois donc plus vite, amico diletto. Le champagne s'évapore aussi vite que la vertu d'une femme.
– Allons, dit Pravdine en vidant son verre, voilà encore ta vieille chanson qui revient, incorrigible pécheur ! Tu as été piqué par les épines, et tu maudis les roses.
– Par des épines, c'est possible ; mais, en tout cas, pas par celles de la sévérité. En vérité, Pravdine, tu es à mourir de rire. Tu n'aurais jamais fait tache dans une comédie classique, où tous tes confrères semblent être sortis de la même école, et s'être enrôlés la même année. Des épines sous des roses faites de satin, de velours et de dentelles ! Jamais Pinetti lui-même n'a montré à Saint-Pétersbourg des choses si rares. Ne pense pas, cependant, que je vais sonner devant toi les fanfares de mes victoires, comme un sous-lieutenant d'infanterie, et que je jurerai, par les livres saints de Kiev, qu'il n'existe pas une seule femme qui puisse résister à mes lunettes d'acier et à mes éperons d'argent. Tantôt le succès, près d'elles, est un caprice ; tantôt c'est un accident. Si parfois j'ai reçu quelques coups d'éventail sur les doigts, cela prouve tout simplement que j'ai été maladroit, mais non pas que les femmes aient été inexorables.
– Granitzine, Granitzine, souviens-toi du proverbe russe : « Humilité passe fierté. »
– Essaye toi-même et tu en jugeras. Passe une bonne fois entre les mains d'une femme du monde, et tu verras en combien de morceaux tu en sortiras. Au reste, cela réussit souvent aux imbéciles. Heureusement, sur ton front n'est pas écrit : Ici habite la raison. Le marin, dans le monde, est une rareté et même une nouveauté ; une jolie femme te prendra par curiosité, pour s'assurer que tu ne mords pas ; une autre, pour se vanter d'avoir eu à sa disposition un phoque qu'elle tenait en laisse avec un ruban rose, pour l'empêcher de sauter à l'eau. Ne perds pas de temps, Pravdine, je te prédis des victoires splendides, et qui ne te coûteront pas cher.
– Par malheur, mon cher capitaine, je déteste les victoires faciles.
– Eh ! mordieu ! prends les choses comme elles sont, et non comme elles te semblent de loin ; nous ne pouvons pas rebâtir le monde, acceptons-le donc comme il est fait, et, pour vrai dire, mon cher Pravdine, je déteste ces amoureux qui mouraient de langueur en regardant la fenêtre de leur bien-aimée. Dieu a créé le monde en six jours, et nous devrions aimer éternellement ! Allons donc, l'amour est le printemps du cœur, mon cher, et le printemps a mille et mille fleurs. Cueille la rose, mais ne dédaigne pas la violette ; le vin de Bordeaux est excellent dans les entremets ; mais, que veux-tu ! je lui préfère l'aï ; vois donc cette mousse, c'est l'amour comme le comprennent nos dames du monde ; il est léger et splendide ; mais soufflez dessus, bonsoir, il n'y a plus ni mousse ni amour. Bois-le donc au vol.
– Je ne te comprends pas, Granitzine ; tu m'offres les joies mondaines, comme si elles étaient dans ta cave, et comme si je n'avais qu'à tirer le bouchon et verser.
– Bravo, mon cher, bravo ! je vois avec plaisir que tu fais des progrès : d'abord, tu n'avais pas envie de faire ta cour le moins du monde, et voilà que maintenant il ne te manque plus que la possibilité. Je suis sûr que tu ne porteras pas longtemps ton cœur vide comme un mendiant son sac. Va ! nos dames de Pétersbourg sont si bonnes et si sensibles, et, toi, tu es si gentil et si intéressant, que ce serait un péché que de te laisser soupirer en vain. Notre éducation a coupé les ongles et limé les dents aux passions, mon ami ; elles ne sont plus dangereuses.
– Parle pour toi, Granitzine ; moi, si j'aimais, je sens que j'aimerais sérieusement.
– Quand je disais que les marins étaient des animaux à part, dont les vaisseaux sont les ménageries. Eh ! mon Dieu ! si tout cela est ainsi, ce n'est pas même la faute des femmes ; ce n'est pas même la faute des hommes, c'est la faute de notre organisation sociale : nous nous dépêchons de vivre, mais nous tardons à nous marier ; chacun de nous veut être colonel ou général pour vendre ses épaulettes et sa croix de Saint-Georges le plus cher possible. La fiancée n'est que l'appoint de sa dot. Au reste, éducation complète, cher ami : elle monte à cheval, elle tire au vol, casse des poupées à vingt-cinq pas, joue du piano et chante ; seulement, sa chanson ne s'accorde pas avec celle de son mari. Est-elle belle ou non ? Peu importe, c'est un sac de cent ou de deux cent mille roubles. Au reste, elle connaît son importance, et, comme madame de Lignolles, elle sait conjuguer le verbe je veux, à tous ses temps. Maintenant, avec ses dispositions puisées à l'institut, que trouve-t-elle en son mari ? Un homme vieux et fatigué, qui tousse le matin, bâille toute la journée et s'ennuie le soir. Depuis onze heures du matin jusqu'à cinq heures, il est dehors ; depuis huit heures jusqu'à deux, il est en visite. Il joue ses paysans, ses terres, ses poules, ses œufs et jusqu'aux coquilles de ses œufs ; il est comme le balancier d'une pendule, suspendu entre une bouteille de vin de Bourgogne et une médecine. Tu comprends qu'avec un pareil intérieur, la femme, de son côté, ne restera pas chez elle ; elle finira par avoir sa maison dans une loge de premier rang, par faire sa patrie du magasin anglais et son paradis des bals. La jeunesse l'entoure, et un fat aux joues roses a déjà été remarqué par elle. Il lui dit force douceurs, quelquefois même des tendresses. Sur le compte de l'esprit, nos femmes ne sont pas exigeantes ; et, si la poste de France retarde, elles se contentent des tendresses et des douceurs du pays. Il lui raconte des histoires, que le diable en fait des signes de croix, et souvent, en riant, dansant, polkant toute une nuit, il parvient à la convaincre qu'il a la pâleur sur le visage et le désespoir dans le cœur, tout cela à cause de la résistance incroyable qu'il trouve en elle. Sans doute, elle n'en croit rien, mais elle fait semblant de croire. Il faut bien qu'à un moment donné elle puisse se laisser tomber entre les deux bras d'un fauteuil, mettre son mouchoir sur ses yeux, et dire : « Oh ! vous autres hommes, vous êtes de glace, de pierre, de granit, de marbre, de bronze ! Vous êtes un ingrat, un cruel, un perfide ! J'étais innocente, j'étais pure, et vous m'avez séduite. » De là à la faute, il n'y a pas loin, quoique, moi, je t'avoue que je ne sais pas ce que l'on appelle une faute. Et Méphistophélès est déjà dans la maison, soufflant ses diableries à l'oreille de la femme et accueillant le mari avec un geste des deux doigts auquel il n'y a pas à se tromper, et que tout le monde voit, excepté le pauvre bonhomme d'époux.
– Allons donc, tu mens, tu calomnies, tu as d'abominables idées en tête ; il y a déjà un certain temps que je me frotte contre ce monde dont tu parles ; je n'y ai rien remarqué de pareil à ce que tu dis, et il me paraît, tout au contraire, que nos dames de Saint-Pétersbourg sont inabordables.
– En vérité, mon cher, s'écria Granitzine en éclatant de rire, je regarde autour de moi pour savoir de qui tu parles ! N'étais-tu pas enseigne sur le vaisseau de l'amiral Noé ? Mais avec cette crédulité antédiluvienne, tu pourrais bien, en effet, n'aller jamais plus loin que le salon. Ah ! mon pauvre ami, croire à l'inaccessibilité de nos femmes ! mais c'est croire aux vertus consignées dans les épitaphes. Le siècle des Potemkine est déjà loin pour les amants, mais nous y touchons encore pour l'amour. Tu crois à une femme, n'est-ce pas ? parce qu'elle vient au bal avec son mari, qu'elle l'appelle son cher bon et qu'elle le baise au front devant tout le monde. Mais, avec son cavalier servant, elle parle de la dernière parade, et elle chante le Lac, de Lamartine. Ne te trompe pas aux apparences, cher ami, le diable n'y perd rien. La dame sait parfaitement bien qu'aucun diable boiteux n'enlèvera le toit de son boudoir, et que la serrure de sa chambre à coucher, dès qu'on la touche, joue l'air de Réveillez-vous, belle endormie.
Le cœur bon et pur de Pravdine se serrait à cette amère analyse des passions de notre temps et des vices de notre société, auxquels le carnaval éternel de notre civilisation permet de porter le masque de la modestie.
– En effet, dit-il, avec un triste sourire, comment connaîtrais-je le monde, moi, espèce de coquillage, attaché comme une huître à la carène de mon vaisseau ? Je conçois la faiblesse dans une femme, je comprends l'entraînement de la passion ; mais, je l'avoue, l'idée d'une dépravation pareille à celle que vous venez de dépeindre ne m'était jamais passée par l'esprit. J'ai connu à Thébizonde une bayadère qui, non seulement faisait son prix avec les voyageurs, mais qui encore, de dessous son oreiller, tirait une petite balance avec laquelle elle pesait les ducats demandés par elle. Mais, à mon avis, cette femme était une vertu près de celles dont tu me parles. Oh ! le monde, le monde ! murmura Pravdine en laissant tomber sa tête dans ses deux mains.
– Allons, bien ! voilà que tu prends la chose au tragique et tu vas exagérer les torts de ce pauvre monde. Soyons avant tout impartiaux, mon cher Pravdine. Le monde est dépravé, soit, mais tu ne trouveras même pas dans le monde une dépravation parfaite. Les Lovelace et les chevaliers de Valmont sont des héros de romans, et les auteurs de ces romans, comme le marquis de Sade et le chevalier de Laclos, sont des fanfarons de perversité. Combien de fois n'est-il pas arrivé qu'une fantaisie d'un moment, qu'un caprice qui ne devait pas laisser sa trace dans le lendemain du jour où il était né, a passé de la tête au cœur et s'est changé en une passion longue, fidèle, dévouée, prête à tous les sacrifices, victorieuse de tous les égarements ; en une passion qui pourrait faire honneur non seulement à un cavalier de nos jours, mais encore à un chevalier de la Table ronde ? Et moi-même, ajouta-t-il, moi qui ne crois ni à la vertu des hommes, ni à la fidélité des femmes, moi-même…
Un profond soupir coupa la phrase de Granitzine, qui demeura pensif et silencieux. Devant ses yeux, passaient de charmants souvenirs ; mais, comme des spectres, ces souvenirs étaient pleins de reproches.
– Pourquoi me plaindrais-je ? murmura-t-il à demi-voix. Je n'étais pas digne d'elle !
Pravdine comprit tout ce qu'il y avait de douleur dans ce soupir, tout ce qu'il y avait de regrets dans cet aparté.
– Je te plains, Granitzine, lui dit-il, mais explique-moi une chose : c'est comment, connaissant si bien les vices de notre société, tu as pu te laisser prendre à l'amour, ou comment, t'étant laissé prendre à l'amour, tu as pu continuer d'envisager le monde sous le même point de vue ? Tu me fais l'effet de l'usurier, du débauché et du pillard Salluste, tonnant contre le vol, la débauche et l'usure, ou, mieux encore, de Repetilof dans la comédie de Gribojedof, le Malheur d'avoir trop d'esprit.
– Hélas ! nous sommes tous faits ainsi, mon cher Pravdine, nous autres nés à la limite de deux siècles : le XVIIIe nous tire par les pieds vers la matière, le XIXe nous enlève par les oreilles vers l'idéalité. Nous ne sommes ni chair ni poisson, ni Europe ni Asie. Nous ne pouvons pas juger le passé, nous ignorons le présent, et nous ne croyons pas à l'avenir. Nous sommes, comme l'homme de Prométhée, pétris d'argile et de feu ; l'argile tend à la boue, le feu au ciel. L'esprit demande à manger comme l'estomac ; il veut casser la dure noisette de la science. Seulement, il s'aperçoit que c'est impossible avec des dents gâtées par le sucre de betterave.
La conversation s'éloignait du but où voulait l'amener Pravdine. Machiavel et l'amour sont grands ennemis l'un de l'autre. Pravdine voulait étudier cet océan insondable qu'on appelle la femme ; mais, quand il disait les femmes en général, en particulier et à part lui, il pensait à la princesse Flora. Il ramena donc la conversation dans le cercle qu'il voulait lui faire parcourir.
– Voyons, dit-il, n'exagérons point, comme tu le disais tout à l'heure ; est-ce que la dépravation des grandes villes est réellement portée au point que tu disais, et n'y a-t-il pas à Saint-Pétersbourg, par exemple, une femme, une seule, sur laquelle, comme sur ce pur cristal, ne puisse ramper le ver de la médisance ?
– Je ne suis pas grand maître de police, cher ami, je ne saurais donc répondre précisément à ta question. Boileau comptait deux Lucrèces à Paris, du temps de Louis XIV. Pouchkine, qui voulait réunir trois paires de petits pieds, assure que, dans toute la Russie, il n'a jamais pu trouver le sixième. Je tiens les deux choses pour calomnies, et, quoique les cœurs inflexibles doivent être plus rares que les petits pieds, je me chargerais bien de compter à Saint-Pétersbourg au moins une douzaine de femmes fidèles.
Et probablement, au nombre de celles qui trouveront grâce à tes yeux, seront au premier rang la femme de Mirone Igitch N…, et qui dirai-je après elle ?… Ah ! la princesse Flora, par exemple.
Et, en prononçant le nom de la princesse, Pravdine se sentit rougir jusqu'aux yeux. Il y a deux choses que n'a jamais su faire un premier amour, écouter de sang-froid le nom de la bien-aimée, ou le prononcer sans embarras.
– De la première, je ne dirai rien, et c'est ce que crois pouvoir faire de mieux pour son honneur. Quant à la seconde, c'est une étoile de Moscou, qui se lève à peine sur le ciel de Saint-Pétersbourg. Elle en est à ses premiers jours de noces ; où pouvait-elle se gâter, et comment ? la médisance, eût-elle eu affaire à elle, n'aurait pas eu le temps de poursuivre jusqu'ici.
La physionomie de Pravdine s'éclaircit.
– La médisance, eût-elle eu affaire à elle, répéta-t-il tout bas ; non, jamais ! – la calomnie, peut-être, – mais Flora n'a rien à faire avec la médisance.
Granitzine, qui avait les yeux fixés sur l'officier de marine, sourit, et, comme s'il eût entendu jusqu'à la dernière syllabe de la phrase que Pravdine s'était dite à lui-même :
– Serais-tu membre d'une compagnie d'assurance sur la vertu des femmes, Pravdine ? lui demanda-t-il en riant. Prends garde ! mon ami, l'année est mauvaise, et je connais nombre de ces établissements, qui, depuis le 1er janvier de cette année, ont fait faillite. Attends donc ! voyons… Mon Dieu, Seigneur ! donnez-moi, pour un moment, la chose que je vous ai si souvent prié de m'enlever : la mémoire !… La princesse Flora, hum ! Le prince Pierre – c'est bien cela, – gros et simple. Elle, belle et rêveuse, mêle de l'huile avec du vin de Champagne, et je te dirais sa bonne aventure comme avec des cartes. Bon ! je tiens mon valet de cœur.
Pravdine frissonna.
– Tu le tiens ? demanda-t-il ; il existe donc ?
– Pardieu ! c'est un diplomate, un poète, un archiviste bouclé du ministère des affaires étrangères. Tout poète a une muse, – le moyen d'avoir l'inspiration sans muse ? – Celle du nôtre est la princesse Flora. Mais il n'y a, en vérité, qu'un aveugle qui pourrait ne pas voir comme il papillonne autour d'elle, le tournesol ne pivote pas plus assidûment vers le soleil. Là où est la princesse, on le voit aussitôt pousser, pour ainsi dire, comme un champignon après la pluie. Au bal de l'ambassadeur d'Autriche, il lui a, pendant tout le cotillon, chanté une romance à l'oreille ; et cette romance, ou je me trompe fort, a pour titre : Mon cœur soupire !
– Et quel est le nom de ce beau chanteur ? demanda Pravdine.
– Allons donc ! est-il besoin de te le dire, son nom ? Tu le connais déjà, ou, si tu ne le connais pas, ma foi, tu le connaîtras bientôt ! Il n'y a qu'un mari sans passion ou un amoureux passionné qui puisse être si aveugle, que de n'avoir rien vu.
– Son nom, répéta le marin, son nom ? N'entends-tu pas que je te demande son nom ?
Son sang bouillait.
– Jéronime Lénovitch.
Pravdine jeta un cri : ce nom lui avait percé le cœur comme une épée.
Sa mémoire venait à l'instant même de lui rappeler mille détails, de lui suggérer mille pensées, de lui inspirer mille doutes. Il se le rappelait maintenant ; il avait vu leurs regards se croiser, s'interroger, se répondre. Pravdine n'entendait déjà plus, ou plutôt ne comprenait déjà plus ce que lui disait le capitaine ; ses artères battaient comme dans la fièvre. Il sentit tout à la fois son sang bouillir et se glacer. Un murmure indistinct et confus de menaces et de malédictions voltigeait sur ses lèvres. Il serra la main de Granitzine, jeta sur la table un billet de vingt roubles, et, sans attendre qu'on lui rendît la différence, il rentra en courant chez lui.
Là, il sentit mille pensées différentes se heurter si violemment dans son cerveau, qu'il crut un instant que son crâne allait se briser.
– Oh ! s'écria-t-il enfin, si jeune encore et déjà si fausse ! Pourquoi m'encourager par des regards, pourquoi me tromper par de douces paroles, pourquoi m'attirer à elle aussi irrésistiblement que l'aimant attire le fer ? Pour s'amuser, pour se moquer de moi, pour m'utiliser en guise de paratonnerre. Oh ! non, cela ne sera pas ainsi. Terrible, soit, je puis l'être ; ridicule, non, jamais. Mais, au bout du compte, qui me dit que ce ne sont point des calomnies, des propos de rivale ? Elle doit être enviée, elle est si belle !… Qui m'attache donc à cette femme ? De quel lien invisible m'a-t-elle garrotté ? Avant de la voir, ne vivais-je pas tranquille et heureux sans elle ?… Eh bien, je m'éloignerai, je l'oublierai, et ce sera comme si je ne l'avais pas vue. Je voudrais cependant, ne fût-ce que par pure curiosité, savoir ce qu'il y a de vrai dans ce que m'a dit Granitzine. Oh ! si c'est vrai, à mon tour, je m'amuserai d'elle ; à mon tour, je lui ferai pleurer du sang ! Mais comment arriver à la vérité dans une ville où un mari qui embrasse sa femme à huit heures du matin n'est jamais sûr d'être le premier qui l'ait embrassée de la journée, dans une ville où toutes les femmes sont innocentes parce qu'on peut toujours croire à une vraie innocence, mais jamais prouver une vraie faute ?
La nuit vint ; Pravdine demanda en vain du calme au sommeil. Sous son chevet se tordait et sifflait cette vipère qu'on appelle la jalousie. Chacune de ses pensées était une raillerie pour le moment où il rencontrerait la princesse, une insulte pour celui où il se trouverait en face de son amant.
– Oh ! que je la voie seulement une minute, disait-il en grinçant des dents, et cette minute suffira pour que je lui dise tout ce que je pense d'elle !
Et la cause de tout cela, qu'était-ce, en somme ? Quelques mots jetés en l'air par Granitzine, sortis de sa bouche comme la mousse sort d'une bouteille de champagne dont on vient de faire sauter le bouchon, quelques gouttes de cette bile extravasée au fond de son cœur, et qu'il répandait au hasard, sans savoir lui-même quel poison corrosif elles contenaient. Comme ces conquérants antiques qui, envieux de la ville qu'ils venaient de prendre, la livraient à l'incendie, et semaient du sel dans les sillons de la charrue, lui, après avoir brûlé un cœur, après l'avoir sillonné par le sarcasme, il y semait le doute, – au lieu de sel.
Et cependant, cet homme était plus malheureux encore que ceux qu'il torturait ; leur malheur, à eux, venaient de ce qu'ils aimaient ; son malheur, à lui, venait de ce qu'il ne pouvait plus aimer.