Chapitre 34

Nous avons quitté Buvat remontant chez lui son rouleau de papiers à la main, pour accomplir la promesse qu’il avait faite au prince de Listhnay. Cette promesse avait été religieusement tenue, et, malgré la difficulté qu’il y avait pour Buvat à écrire dans une langue étrangère le lendemain la copie attendue avait été portée dans la rue du Bac, n° 110, à sept heures du soir. Buvat avait alors reçu des mêmes mains augustes de nouvelle besogne, qu’il avait rendue avec la même ponctualité ; de sorte que le prince de Listhnay, prenant confiance dans un homme qui lui avait déjà donné de pareilles preuves d’exactitude, avait pris sur son bureau une liasse de papiers plus considérable que les deux premières, et, afin de ne pas déranger Buvat tous les jours, et sans doute pour ne pas être dérangé lui-même, lui avait ordonné de rapporter le tout ensemble, ce qui supposait trois ou quatre jours d’intervalle entre l’entrevue présente et l’entrevue à venir.

Buvat était rentré chez lui plus fier et plus honoré que jamais de cette marque de confiance, et il avait trouvé Bathilde si gaie et si heureuse, qu’il était remonté dans sa chambre dans un état de satisfaction intérieure qui se rapprochait de la béatitude. Il s’était mis aussitôt au travail, et il est inutile de dire que le travail s’était ressenti de cette disposition de l’esprit. Quoique Buvat, malgré l’espérance qu’il avait un instant conçue, ne comprît point le moins du monde l’espagnol, il était parvenu à le lire couramment ; de sorte que ce travail tout mécanique, lui épargnant même la peine de suivre une pensée étrangère, lui permettait de chantonner sa petite chanson tout en copiant son long mémoire. Ce fut donc presque un désappointement pour lui lorsque, la première copie terminée, il trouva, entre cette première et la seconde, une pièce entièrement française. Buvat s’était habitué depuis cinq jours au pur castillan et tout dérangement dans les habitudes du brave homme était une fatigue ; mais Buvat, esclave de son devoir ne se prépara pas moins à l’accomplir scrupuleusement, et quoique la pièce n’eût point de numéro d’ordre et qu’elle eût l’air de s’être glissée là par mégarde, il n’en résolut pas moins de la copier à son tour, de fait sinon de droit, en vertu de cette maxime : Quod abundat non vitiat. Il rafraîchit donc sa plume d’un léger coup de canif, et passant de l’écriture bâtarde à l’écriture renversée, il commença à copier les lignes suivantes :

« Confidentielle.

Pour Son Excellence Monseigneur Alberoni en personne.

Rien n’est plus important que de s’assurer des places voisines des Pyrénées, et des seigneurs qui font leur résidence dans ces cantons. »

Dans ces cantons, répéta Buvat après avoir écrit ; puis, enlevant un cheveu qui s’était glissé dans la fente de sa plume, il continua :

« Gagner la garnison de Bayonne ou s’en rendre maître. »

– Qu’est-ce à dire ? murmura Buvat : gagner la garnison de Bayonne. Est-ce que Bayonne n’est pas une ville française ? Voyons, voyons un peu, et il reprit :

« Le marquis de P… est gouverneur de D… On connaît les intentions de ce seigneur ; quand il sera décidé, il doit tripler sa dépense pour attirer la noblesse, il doit répandre des gratifications.

En Normandie, Carentan est un poste important. Se conduire avec le gouverneur de cette ville comme avec le marquis de P… ; aller plus loin, assurer à ces officiers les récompenses qui leur conviennent.

Agir de même dans toutes les provinces. »

– Ouais ! dit Buvat en relisant ce qu’il venait d’écrire. Qu’est-ce que cela signifie ? Il me semble qu’il serait prudent de lire la chose entière avant d’aller plus loin.

Et il lut :

« Pour fournir à cette dépense, on doit compter au moins sur trois cent mille livres le premier mois, et dans la suite cent mille livres par mois payées exactement. »

– Payées exactement, murmura Buvat en s’interrompant. Il est évident que ce n’est point par la France que ces paiements doivent être faits, puisque la France est si gênée, que depuis cinq ans elle ne peut pas me payer mes neuf cents livres d’appointements. Voyons ! voyons ! Et il reprit :

« Cette dépense, qui cessera à la paix, met le roi catholique à même d’agir sûrement en cas de guerre.

L’Espagne ne sera qu’une auxiliaire. L’armée de Philippe V est en France. »

– Tiens, tiens, tiens ! dit Buvat, et moi qui ne savais pas même qu’elle eût passé la frontière.

« L’armée de Philippe V est en France : une tête d’environ dix mille Espagnols est plus que suffisante avec la présence du roi.

Mais il faut compter d’enlever au moins la moitié de l’armée du duc d’Orléans (Buvat tressaillit). C’est ici le point décisif, cela ne peut s’exécuter sans argent. Une gratification de 100.000 livres est nécessaire par bataillon et par escadron.

Vingt bataillons, c’est deux millions : avec cette somme on forme une armée sûre : on détruit celle de l’ennemi.

Il est presque certain que les sujets les plus dévoués du roi d’Espagne ne seront pas employés dans l’armée qui marchera contre lui, qu’ils se dispersent dans les provinces : là ils agiront utilement ; les revêtir d’un caractère, s’ils n’en ont pas : dans ce cas, il est nécessaire que Sa Majesté Catholique envoie des ordres en blanc que son ministre à Paris puisse remplir.

Attendu la multiplicité des ordres à donner, il convient que l’ambassadeur ait pouvoir de signer pour le roi d’Espagne.

Il convient encore que Sa Majesté Catholique signe ses ordres comme fils de France : c’est là son titre.

Faire un fonds pour une armée de trente mille hommes que Sa Majesté trouvera ferme, aguerrie et disciplinée.

Ce fonds, arrivé en France à la fin de mai ou au commencement de juin doit être distribué immédiatement dans les capitales des provinces, telles que Nantes, Bayonne, etc., etc.

Ne pas laisser sortir d’Espagne l’ambassadeur de France ; sa présence répondra de la sûreté de ceux qui se déclareront. »

– Sabre de bois ! s’écria Buvat en se frottant les yeux, mais c’est une conspiration ! une conspiration contre la personne du régent et contre la sûreté du royaume. Oh ! oh !

Et Buvat tomba dans une méditation profonde.

En effet, la position était critique : Buvat mêlé à une conspiration ! Buvat chargé d’un secret d’État ! Buvat tenant dans sa main peut-être le sort des nations ! Il n’en fallait pas tant pour jeter le brave homme dans une étrange perplexité.

Aussi les secondes, les minutes, les heures s’écoulèrent sans que Buvat, la tête renversée sur son fauteuil et ses gros yeux fixés au plafond, fît le moindre mouvement. De temps en temps seulement une bouffée de respiration bruyante sortait de sa poitrine, comme l’expression d’un étonnement indéfini.

Dix heures, onze heures, minuit sonnèrent ; Buvat pensa que la nuit portait conseil, et se détermina enfin à se coucher ; il va sans dire qu’il était resté à l’endroit de sa copie où il s’était aperçu que l’original prenait une tournure illicite.

Mais Buvat ne put dormir, le pauvre diable eut beau se tourner et se retourner de tous côtés, à peine fermait-il les yeux, qu’il voyait le malheureux plan de conspiration écrit en lettres de feu sur la muraille. Une ou deux fois, vaincu par la fatigue, il sentit le sommeil venir ; mais à peine eut-il perdu connaissance, qu’il rêva, la première fois, qu’il était arrêté par le guet comme complice de la conjuration ; et la seconde fois, qu’il était poignardé par les conjurés. La première fois, Buvat se réveilla tout tremblant, et la seconde fois tout baigné de sueur. Ces deux impressions avaient été si cruelles, que Buvat battit le briquet, ralluma sa chandelle, et résolut d’attendre le jour sans plus longtemps essayer de dormir.

Le jour vint ; mais le jour, loin de chasser les fantômes de la nuit, ne fit que leur donner une plus effrayante réalité. Au moindre bruit qui se faisait dans la rue, Buvat tressaillait ; on frappa à la porte de la rue, et Buvat pensa s’évanouir. Nanette ouvrit la porte de la chambre, et Buvat jeta un cri. Nanette accourut à lui et lui demanda ce qu’il avait, mais Buvat se contenta de secouer la tête et de répondre en poussant un soupir :

– Ah ! ma pauvre Nanette, nous vivons dans un temps bien triste !

Et il s’arrêta aussitôt, craignant d’en avoir trop dit.

Buvat était trop préoccupé pour descendre déjeuner avec Bathilde ; d’ailleurs, il craignait que la jeune fille ne s’aperçut de son inquiétude et ne lui en demandât la cause. Or, comme il ne savait rien cacher à Bathilde, cette cause, il la lui eût dite, et Bathilde aussi alors devenait complice. Il se fit donc monter son café sous prétexte qu’il avait un surcroît de besogne et qu’il allait travailler tout en déjeunant. Comme l’amour de Bathilde trouvait son compte à cette absence, la pauvre amitié ne s’en plaignit point.

À dix heures moins quelques minutes, Buvat partit pour son bureau ; si ses craintes avaient été grandes chez lui, comme on le pense bien, une fois dans la rue, elles se changèrent en terreur. À chaque carrefour, au fond de chaque impasse, derrière chaque angle, il croyait voir des exempts de police embusqués et attendant son passage pour lui mettre la main sur le collet. Au coin de la place des Victoires un mousquetaire déboucha, venant de la rue Pagevin, et Buvat fit en l’apercevant un tel saut de côté, qu’il pensa se jeter sous les roues d’un carrosse qui venait de la rue du Mail. Au commencement de la rue Neuve-des-Petits-Champs, Buvat entendit marcher vivement derrière lui, et Buvat se mit à courir sans tourner la tête jusqu’à la rue de Richelieu, où il fut forcé de s’arrêter, vu que ses jambes, peu habituées à ce surcroît d’excitation menaçaient de ne le point mener plus loin ; enfin, tant bien que mal, il arriva à la Bibliothèque, salua jusqu’à terre le factionnaire qui montait la garde à la porte, et, s’étant glissé vivement sous la galerie de droite, il prit le petit escalier qui conduisait à la section des manuscrits, gagna son bureau, et tomba épuisé sur son fauteuil de cuir, enferma dans son tiroir tout le paquet du prince de Listhnay, qu’il avait apporté de peur que la police ne fit une visite chez lui en son absence ; et, reconnaissant enfin qu’il était à peu près en sûreté, poussa un soupir, qui n’eût point manqué de dénoncer Buvat à ses collègues comme en proie à une grande agitation, si, selon son habitude, Buvat n’était point arrivé avant tous ses collègues.

Buvat avait un principe, c’est qu’il n’y avait aucune préoccupation particulière, que cette préoccupation fût gaie ou triste, qui dût détourner un employé de son service. Or, il se mit à sa besogne, en apparence, comme si rien ne s’était passé, mais, en réalité, dans un état de perturbation morale impossible à décrire.

Cette besogne consistait comme d’habitude à classer et à étiqueter des livres ; le feu ayant pris quelques jours auparavant dans une des salles de la Bibliothèque, on avait jeté pêle-mêle dans des tapis, et transporté hors de la portée des flammes, trois ou quatre mille volumes, qu’il s’agissait maintenant de réinstaller sur leurs rayons respectifs. Or, comme c’était une besogne fort longue et surtout fort ennuyeuse, Buvat en avait été chargé de préférence, et s’en était acquitté jusque-là avec une intelligence et surtout une assiduité qui lui avaient mérité l’éloge de ses supérieurs et la raillerie de ses collègues. Deux ou trois cents volumes restaient donc seulement à classer et à ajouter à la série de leurs confrères en langage, sens, moralité, et nous pourrions même dire immoralité, car une des deux chambres déménagées était remplie de volumes fort peu chastes, qui plus d’une fois avaient, soit par leurs titres, soit par leurs dessins, fait rougir jusqu’au blanc des yeux le pudique écrivain, qui au milieu de ces piles de romans licencieux et de mémoires effrontés, parmi lesquels s’étaient égarés quelques livres d’histoire, étonnés de se trouver en pareille compagnie, semblait un autre Loth debout sur les ruines des vieilles cités corrompues.

Malgré l’urgence du travail, Buvat resta quelques instants à se remettre ; mais à peine vit-il la porte s’ouvrir et un de ses collègues entrer et prendre sa place, qu’instinctivement il se leva, saisit sa plume, la trempa dans l’encre, et, faisant provision dans sa main gauche d’un certain nombre de petits carrés de parchemin, s’achemina vers les derniers volumes empilés les uns sur les autres ou gisants sur le parquet, et prit, pour continuer son classement, le premier qui lui tomba sous la main, tout en marmottant entre ses dents, comme il avait l’habitude de le faire en pareille circonstance :

– Le Bréviaire des Amoureux, imprimé à Liège en 1712, chez… Pas de nom d’imprimeur. Ah ! mon Dieu ! encore des nudités ; mais quel amusement les chrétiens peuvent-ils trouver à lire de pareils livres, et que l’on ferait bien mieux de les faire brûler en Grève par la main du bourreau ! Par la main du bourreau ! prrrouu ! quel diable de nom ai-je prononcé là, moi !… Mais aussi qu’est-ce que cela peut être que ce prince de Listhnay qui me fait copier de pareilles choses ? et ce jeune homme qui, sous prétexte de me rendre service vient me faire faire connaissance avec un pareil coquin ! Allons, allons il ne s’agit pas de cela ici, c’est égal, c’est bien agréable d’écrire sur du parchemin, la plume glisse comme sur de la soie, les déliés sont fins, les pleins sont gras, et véritablement on se mire dans son écriture. Passons à autre chose : Angélique ou les Plaisirs secrets, avec gravures, et quelles gravures encore ! Londres. On devrait défendre à de pareils livres de passer la frontière. D’ici à quelques jours nous allons en voir de belles sur la frontière.

« S’assurer des places voisines des Pyrénées et des seigneurs qui font leur résidence dans ces cantons. » Il faut espérer que les places ne se laisseront pas prendre comme cela que diable ! et il y a encore des sujets fidèles en France. Allons, voilà que j’écris Bayonne au lieu de Londres, et France au lieu d’Angleterre. Ah ! maudit prince ! voilà ! puisses-tu être pris pendu, écartelé. Mais si on le prend et qu’il me dénonce ! Sabre de bois ! c’est possible.

– Eh bien ! monsieur Buvat, dit le commis d’ordre, que faites-vous là les bras croisés depuis cinq minutes, à rouler vos gros yeux effarés ?

– Rien, monsieur Ducoudray, rien. Je rumine dans ma tête un nouveau mode de classement.

– Un nouveau mode de classement ? Qu’est-ce qu’un perturbateur comme vous ? Vous voulez donc faire une révolution, monsieur Buvat ?

– Moi, une révolution ? s’écria Buvat avec terreur. Une révolution ! Jamais, monsieur, au grand jamais ! Dieu merci ! on connaît mon dévouement à monseigneur le régent, dévouement bien désintéressé, puisque depuis cinq ans, comme vous le savez, on ne nous paie plus, et si un jour j’avais le malheur d’être accusé d’une pareille chose, j’espère monsieur que je trouverais des témoins, des amis qui répondraient de moi.

– C’est bien, c’est bien. En attendant, monsieur Buvat, continuez votre besogne. Vous savez qu’elle est pressée ; tous ces livres nous encombrent notre bureau, et il faut que demain, à quatre heures au plus tard, ils soient sur leurs rayons.

– Ils y seront, monsieur ; ils y seront, quand je devrais passer la nuit.

– Il est bon enfant, le père Buvat, dit un employé qui était arrivé depuis une demi-heure et qui n’avait pas encore fini de tailler sa plume ; il propose de passer la nuit depuis qu’il sait qu’il y a une ordonnance qui défend de veiller de peur du feu ; mais c’est égal ça fait toujours du bien, on a l’air d’avoir de la bonne volonté, ça flatte les chefs. Oh ! câlin que tu es, va, père Buvat !

Buvat était trop habitué à de pareilles apostrophes pour s’en inquiéter ; aussi, ayant classé les deux premiers livres qu’il venait d’inscrire et d’étiqueter, il en prit un troisième et continua.

– Bibi, ou Mémoires inédits de l’épagneul de mademoiselle de Champmeslé. Peste ! voici un livre qui doit être fort intéressant… Mademoiselle de Champmeslé, une grande actrice ! orné du portrait de la maîtresse de l’auteur, une fort belle femme, ma foi ! des cheveux magnifiques. Ce chien a dû connaître M. Racine, et une foule d’autres grands, et s’il dit la vérité, je le répète, ces mémoires doivent être fort curieux : – à Paris, chez Barbin, 1604… Ah !… Conjuration de M. de Cinq-Mars… diable ! diable !… j’ai entendu parler de cela : c’était un beau gentilhomme qui était en correspondance avec l’Espagne… Cette maudite Espagne, qu’a-t-elle besoin de se mêler éternellement de nos affaires ? Il est vrai que cette fois-ci, il est dit que l’Espagne ne sera qu’une auxiliaire ; mais une auxiliaire qui s’empare de nos villes et qui débauche nos soldats, cela ressemble beaucoup à une ennemie… Conjuration de M. de Cinq-Mars, suivie de la relation de sa mort, et de celle de M. de Thou, condamné pour non révélation, par un témoin oculaire… Pour non révélation… Oh ! là, là !… c’est juste… la loi est positive… celui qui ne révèle pas est complice… Ainsi, moi, par exemple, moi, je suis complice du prince de Listhnay, et si on lui coupe la tête, on me la coupera aussi… non, c’est-à-dire on se contentera de me pendre, attendu que je ne suis pas noble… Pendu !… c’est impossible qu’on se porte à un tel excès à mon égard… D’ailleurs, je suis décidé, je déclarerai tout, mais en déclarant tout, je suis un dénonciateur… Un dénonciateur ! fi donc ! mais pendu… oh ! oh !…

– Mais que diable avez-vous donc aujourd’hui, père Buvat ? dit le collègue du bonhomme en achevant de tailler sa plume ; vous défaites votre cravate. Est-ce qu’elle vous étrangle, par hasard ? Eh bien ! vous ne vous gênez pas !

Ôtez votre habit, maintenant ! à votre aise, père Buvat ! à votre aise !

– Pardon, messieurs, dit Buvat ; mais c’était sans y faire attention…

Machinalement… Je n’avais pas l’intention de vous offenser.

– À la bonne heure !

Et Buvat, après avoir resserré sa cravate, classa la Conjuration de M. de Cinq-Mars et étendit en tremblant la main vers un autre volume.

– Art de plumer la poule sans la faire crier. Ceci est sans doute un livre de cuisine. Si j’avais le temps de m’occuper du ménage, je copierais quelque bonne recette que je donnerais à Nanette pour ajouter quelque chose à notre ordinaire des dimanches, car maintenant que l’argent revient… Oui, il revient, malheureusement il revient, et par quelle source, mon Dieu ! Oh ! je le lui rendrai, son argent, et ses papiers aussi, jusqu’à la dernière ligne. Oui, mais j’aurai beau les lui rendre, il ne me rendra pas les miens, lui… Plus de quarante pages de mon écriture… Et le cardinal de Richelieu qui ne demandait que cinq lignes de la main d’un homme pour le faire pendre ! Ils ont de quoi me faire pendre cent fois, moi !… Et encore, c’est qu’il n’y aura pas moyen de la nier, cette écriture, cette superbe écriture, elle est connue, c’est bien la mienne… Oh ! les misérables ! Ils ne savent donc pas lire, qu’ils ont besoin de manifestes moulés ! Et quand je pense que lorsqu’on lira mes étiquettes et qu’on me demandera : « Oh ! oh ! quel est l’employé qui a classé ces volumes ? » On répondra : « Mais, vous savez bien, c’est ce gueux de Buvat, qui était de la conspiration du prince de Listhnay… » Voyons, ce n’est pas tout cela.

– Art de plumer la poule sans la faire crier. Paris, 1709, chez Comon, rue du Bac, n° 110. Allons, voilà que je mets l’adresse du prince, maintenant. Ah ! ma parole d’honneur, ma tête se perd, je deviens fou ! Mais si j’allais tout déclarer, en refusant de nommer celui qui m’a donné ces papiers à copier… Oui, mais ils me forceront à tout dire, ils ont des moyens pour cela. C’est incroyable comme je bats la campagne. Allons, Buvat, mon ami, à ton affaire !

– Conspiration du chevalier Louis de Rohan. Ah çà ! mais je ne tombe donc que sur des conspirations ! Qu’est-ce qu’il avait donc fait celui-là ?… Il avait voulu soulever la Normandie. Mais, je me rappelle, c’est ce pauvre garçon qui a été exécuté en 1674, quatre années avant celle de ma naissance. Ma mère l’a vu mourir. Pauvre garçon !… Elle m’a souvent raconté cela. Ô mon Dieu ! qui est-ce qui lui aurait dit à ma pauvre mère !… Et puis on en a pendu un autre en même temps, un grand maigre habillé tout en noir. Comment s’appelait-il donc ?… Ah ! bien, j’ai le livre là !… je suis bien bête !… Ah ! oui, Van den Enden. C’est cela. Copie d’un plan de gouvernement trouvé dans les papiers de monsieur de Rohan et entièrement écrit de la main de Van den Enden. Ah ! mon Dieu !… Eh bien ! c’est justement mon affaire : pendu ! pour avoir copié un plan… Oh ! là, là ! J’ai le ventre qui se retourne.

– Procès-verbal de torture de François-Affinius Van den Enden. Miséricorde ! si on allait lire un jour à la fin de la conjuration du prince de Listhnay : Procès-verbal de torture de Jean Buvat. Ouf ! « L’an mil six cent soixante-quatorze, etc. : nous, Claude Bazin, chevalier de Bezons, et Auguste-Robert de Pomereu, nous sommes transportés au château de la Bastille, assistés de Louis Le Mazier, conseiller et secrétaire du roi, etc., etc., et, étant dans une des tours d’icelui château, avons fait mander et venir Francois-Affinius Van den Enden, condamné à mort par ledit arrêt, et à être appliqué à la question ordinaire et extraordinaire, et après serment fait par lui de dire la vérité, lui avons remontré qu’il n’avait pas tout dit ce qu’il savait des conspirations et desseins de révolte des sieurs Rohan et Latréaumont.

À répondu qu’il avait dit tout ce qu’il savait, et qu’étranger à la conspiration et n’ayant fait qu’en copier différentes pièces, il ne pouvait en dire davantage.

Alors lui avons fait appliquer les brodequins. »

– Monsieur, vous qui êtes instruit, dit Buvat à son commis d’ordre, pourrai-je sans indiscrétion vous demander ce que c’était que l’instrument de torture appelé brodequin ?

– Mon cher monsieur Buvat, répondit l’employé, visiblement flatté du compliment que lui adressait le bonhomme, je puis vous en parler savamment, j’ai vu donner la question l’année passée à Duchauffour.

– Alors, monsieur, je serais curieux de savoir…

– Les brodequins, mon cher Buvat, reprit d’un ton important monsieur Ducoudray, ne sont rien autre chose que quatre planches à peu près pareilles à des douves de tonneaux.

– Très bien !

– On vous met (quand je dis vous, vous comprenez, mon cher Buvat, que c’est à titre de généralité et non pas pour vous faire une application personnelle), on vous met donc la jambe droite d’abord entre deux planches, puis on assure les planches avec deux cordes, puis on en fait autant à la jambe gauche, puis on rassemble les deux jambes, et entre les planches du milieu on introduit des coins qu’on enfonce à coups de maillets : cinq pour la question ordinaire, dix pour la question extraordinaire.

– Mais, dit Buvat d’une voix altérée, mais, monsieur Ducoudray, cela doit vous mettre les jambes dans un état déplorable.

– C’est-à-dire que cela vous les broie tout bonnement. Au sixième coin, par exemple, les jambes de Duchauffour ont crevé, et au huitième, la moelle des os coulait avec le sang par les ouvertures.

Buvat devint pâle comme la mort et s’assit sur l’échelle double pour ne pas tomber.

– Jésus ! murmura-t-il. Que me dites-vous là, monsieur Ducoudray !

– L’exacte vérité, mon cher Buvat. Lisez le supplice d’Urbain Grandier ; vous trouverez son procès-verbal de torture, et alors vous verrez si je vous en impose.

– J’en tiens un. Je tiens celui de ce pauvre monsieur Van den Enden.

– Eh bien ! lisez alors.

Buvat reporta les yeux sur le livre et lut :

« Au premier coin :

Affirme qu’il a dit la vérité, qu’il n’a rien à dire davantage, qu’il endure innocemment.

Au deuxième coin :

Dit qu’il a avoué tout ce qu’il savait.

Au troisième coin :

A crié : Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! J’ai dit tout ce que j’ai su.

Au quatrième coin :

A dit qu’il ne pouvait rien avouer autre chose que ce que l’on savait déjà, c’est-à-dire qu’il avait copié un plan de gouvernement qui lui était donné par le chevalier de Rohan. »

Buvat s’essuya le front avec son mouchoir.

Au cinquième coin :

A dit : Aïe, aïe, mon Dieu ! mais n’a point voulu dire autre chose.

Au sixième coin :

A crié : Aïe, mon Dieu !

Au septième coin :

A crié : Je suis mort !

Au huitième coin :

A crié : Ah ! mon Dieu ! je ne puis parler, puisque je n’ai rien à dire.

Au neuvième coin, qui est l’enfoncement d’un gros coin :

A dit : Mon Dieu ! mon Dieu ! à quoi bon me martyriser ainsi ! vous savez bien que je ne puis rien dire ; et puisque je suis condamné à mort, faites-moi mourir.

Au dixième coin :

A dit : Oh ! messieurs, que voulez-vous que je dise ? Oh ! merci, mon Dieu ! je me meurs ! je me meurs ! »

– Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce que vous avez donc, Buvat ? s’écria Ducoudray en voyant le bonhomme pâlir et chanceler. Eh bien ! voilà que vous vous trouvez mal !

– Ah ! monsieur Ducoudray, dit Buvat, laissant tomber le livre en se traînant jusqu’à son fauteuil, comme si ses jambes brisées ne pouvaient plus le soutenir ; ah ! monsieur Ducoudray, je sens que je m’en vais !

– Voilà ce que c’est que de faire la lecture au lieu de travailler, dit l’employé ; si vous vous contentiez d’inscrire vos titres sur votre registre et de coller vos étiquettes sur le dos de vos volumes, cela ne vous arriverait pas. Mais monsieur Buvat lit ! monsieur Buvat veut s’instruire !

– Eh bien ! père Buvat, cela va-t-il mieux ? dit Ducoudray.

– Oui, monsieur, car ma résolution est prise, prise irrévocablement, il ne serait pas juste, ma foi ! que je portasse la peine d’un crime que je n’ai pas commis. Je me dois à la société, à ma pupille ; à moi-même. Monsieur Ducoudray, si monsieur le conservateur me demande, vous direz que je suis sorti pour une affaire indispensable.

Et Buvat, tirant le rouleau de papier de son bureau, enfonça son chapeau sur sa tête, prit sa canne à pleine main, et sortit sans se retourner et avec la majesté du désespoir.

– Savez-vous où il va ? dit l’employé lorsqu’il fut parti.

– Non, répondit Ducoudray.

– Eh bien ! il va jouer au cochonnet aux Champs-Élysées ou aux Porcherons.

L’employé se trompait. Buvat n’allait ni aux Champs-Élysées ni aux Porcherons.

Il allait chez Dubois.

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