La demoiselle de Gournay était, comme nous l’avons dit, une vieille fille, née vers le milieu du seizième siècle ; elle était de Picardie et était de bonne maison.
À l’âge de 19 ans, elle avait lu les Essais de Montaigne, et en étant restée émerveillée, elle avait désiré connaître l’auteur.
Justement, sur ces entrefaites, Montaigne était venu à Paris ; aussitôt elle s’enquit de son adresse, l’envoya saluer et lui déclarer l’estime qu’elle faisait de sa personne et de son livre.
Montaigne vint la voir le lendemain, et la trouvant si jeune et si enthousiaste, lui offrit l’affection et l’alliance de père à fille, ce qu’elle reçut avec reconnaissance.
À partir de ce jour, elle ajouta au-dessous de sa signature : Fille d’alliance de Montaigne.
Elle faisait des vers pas trop mauvais, comme on l’a vu ; mais ces vers la nourrissaient mal, et elle était dans un état voisin de la misère, lorsque Bois-Robert, que l’on nommait le solliciteur des Muses affligées, sut sa détresse et résolut de la présenter au cardinal de Richelieu.
Bois-Robert connaissait si bien sa puissance sur le cardinal, qu’il disait :
– Je ne demande pas plus que d’être aussi bien dans l’autre monde avec monseigneur Jésus-Christ que je suis dans celui-ci avec monseigneur le cardinal.
Bois-Robert n’hésita point à conduire sa protégée place Royale, et, par un hasard étrange, il lui donnait rendez-vous, dans le salon d’attente de Son Éminence, le jour même et à l’heure même où le cardinal comptait lui dire de la lui amener.
La pauvre vieille fille se trouvait donc là à point nommé, et semblait, en habile solliciteuse, avoir prévenu les désirs du cardinal.
Ce fut, nous l’avons dit, avec un visage souriant qu’il la reçut, et comme il connaissait son Paris littéraire sur le bout du doigt, il la salua avec un compliment tiré tout entier de vieux mots extraordinaires de son livre de l’Ombre.
Mais elle alors, sans se déconcerter.
– Vous riez de la pauvre vieille, dit-elle : mais riez, riez, grand génie ! ne faut-il pas que le monde entier contribue à votre divertissement !
Le cardinal, étonné de cette présence d’esprit et touché de cette humilité, lui fit ses excuses.
Puis, se retournant vers Bois-Robert :
– Voyons, le Bois, dit-il, que veux-tu que nous fassions pour Mlle de Gournay ?
– Ce n’est pas à moi de mettre des bornes à la générosité de Votre Éminence, dit Bois Robert en s’inclinant.
– Eh bien, reprit le cardinal, je lui donne deux cents écus de pension.
C’était beaucoup pour cette, époque-là, et, surtout pour une pauvre vieille fille. Deux cents écus faisaient douze cents livres, et douze cents livres de cette époque en faisaient quatre à cinq mille de la nôtre.
Aussi la demoiselle de Gournay commença-t-elle un geste et une phrase de remercîment ; mais Bois-Robert, qui n’était pas content et qui ne tenait pas le cardinal quitte pour si peu, l’arrêta au milieu de son geste et au premier mot de sa phrase.
– Monseigneur a dit deux cents écus ? dit le Bois.
– Oui, fit le cardinal.
– Bon pour elle, monseigneur, et elle vous en remercie ; mais Mlle de Gournay a des domestiques.
– Ah ! elle a des domestiques ! fit le cardinal.
– Oui, une fille de noblesse ne peut se servir elle-même, monseigneur comprendra cela.
– Je le comprends ; et quels domestiques a Mlle de Gournay ? demanda le cardinal, décidé d’avance, pour se l’acquérir, à faire en faveur de la solliciteuse tout ce que lui demanderait Bois-Robert.
– Elle a Mlle Jamyn, répondit Bois-Robert.
– Oh ! monsieur Bois-Robert, murmura la vieille fille, trouvant que Bois-Robert prenait bien des libertés sur le terrain de la bienveillance du cardinal.
– Laissez-moi faire, laissez-moi faire, dit Bois-Robert : je connais Son Éminence.
– Et qu’est-ce que c’est que Mlle Jamyn ? demanda le cardinal.
– La bâtarde d’Amadis Jamyn, page de Ronsard.
– Je donne cinquante livres par an pour la bâtarde d’Amadis Jamyn, page de Ronsard, répondit le cardinal.
La vieille fit un mouvement pour se lever, mais Bois-Robert la fit rasseoir.
– Bon pour Mlle Jamyn, dit le solliciteur obstiné, et Mlle de Gournay vous remercie en son nom ; mais elle a encore ma mie Piaillon.
– Qu’est-ce que ma mie Piaillon ? demanda le cardinal, tandis que la pauvre Mlle de Gournay faisait à Bois-Robert des gestes désespérés auxquels celui-ci ne paraissait point accorder la moindre attention.
– Ma mie Piaillon ? Votre Éminence ne connaît pas ma mie Piaillon ?
– Non, le Bois, je l’avoue.
– C’est la chatte de Mlle de Gournay.
– Monseigneur, s’écria la vieille fille, excusez, je vous en supplie.
Le cardinal fit un signe de la main pour la rassurer.
– Je donne vingt livres de pension à ma mie Piaillon, à la condition qu’elle aura des tripes.
– Oui, elle en aura, et même des tripes à la mode de Caen, si Votre Éminence l’exige, et Mlle de Gournay vous remercie au nom de ma mie Piaillon, monseigneur, mais…
– Comment, le Bois ? dit le cardinal ne pouvant s’empêcher de rire, il y a un mais ?
– Oui, monseigneur ; mais ma mie Piaillon vient de chatonner.
– Oh ! fit la demoiselle de Gournay confuse et joignant les mains.
– Combien de chatons ? demanda le cardinal.
– Cinq !
– Ouais ! fit le cardinal, ma mie Piaillon est bien féconde ; n’importe, le Bois, j’ajoute une pistole pour chaque chaton.
Et maintenant, mademoiselle de Gournay, dit Bois-Robert enchanté, je vous permets de remercier Son Éminence.
– Pas encore, pas encore, dit le cardinal, et ce n’est point à Mlle de Gournay de me remercier maintenant, tandis que ce sera probablement à moi, au contraire, de la remercier tout a l’heure.
– Bah ! fit Bois-Robert étonné.
– Laisse-nous seuls, le Bois, j’ai une grâce à demander à mademoiselle.
Bois-Robert jeta un regard ébahi sur le cardinal, puis sur Mlle de Gournay.
– Oui, je vois bien ce qui se passe dans votre esprit, maître drôle, dit le cardinal ; mais si j’entends, le moindre propos sur l’honneur de Mlle de Gournay venant de vous, vous aurez affaire à moi. Attendez mademoiselle dans le salon.
Bois-Robert salua et sortit ; il ne comprenait absolument rien à ce qui se passait.
Le cardinal s’assura que la porte était bien refermée, et s’approchant de Mlle de Gournay non moins étonnée que Bois-Robert :
– Oui, mademoiselle, lui dit-il, j’ai une grâce à vous demander.
– Laquelle, monseigneur ? fit la pauvre vieille fille.
– C’est de reporter vos souvenirs en arrière ; cela vous sera facile ; vous devez avoir bonne mémoire, n’est-ce pas ?
– Excellente, monseigneur, si ce n’est pas trop loin.
– Le renseignement que j’ai à vous demander concerne un fait ou plutôt deux faits qui se sont passés du 9 au 11 mai 1610.
Mlle de Gournay fit un soubresaut à cette date, et regarda le cardinal d’un œil qui trahissait l’inquiétude.
– Du 9 au 11 mai, répéta-t-elle, du 9 au 11 mai 1610, c’est-à-dire l’année même où fut assassiné notre pauvre cher roi Henri IV, le bien-aimé.
– Justement, mademoiselle, et le renseignement que j’ai à vous demander est relatif à sa mort.
Mlle de Gournay ne répondit rien, mais son inquiétude parut redoubler.
– Ne vous inquiétez point, mademoiselle, dit Richelieu, l’espèce d’enquête que je vous fais subir ne vous concerne aucunement. Et, bien loin de vous en vouloir, sachez, pour n’en avoir de reconnaissance qu’à vous même, que c’est à votre fidélité aux bons principes, à cette époque, bien plus qu’à la sollicitation de Bois-Robert, que vous devez la faveur, bien au-dessous de votre mérite, que je viens de vous accorder.
– Excusez-moi, monseigneur, dit la pauvre fille toute troublée, mais je n’y comprends rien.
– Deux mots suffiront pour vous mettre au courant : vous avez connu une femme nommée Jeanne le Voyer, dame de Coëtman ?
Cette fois, Mlle de Gournay tressaillit et pâlit visiblement.
– Oui, dit-elle, elle est du même pays que moi, mais d’une trentaine d’années plus jeune, si toutefois elle vit encore.
– Elle vous remit, le 9 ou le 10 mai, elle ne se rappelait plus elle-même le jour précis, une lettre adressée à M. de Sully, mais pour être communiquée au roi Henri IV ?
– Le 10 mai, oui, monseigneur.
– Vous savez ce que contenait cette lettre ?
– C’était un avis au roi qu’il devait être assassiné.
– La lettre nommait les auteurs du complot ?
– Oui, monseigneur, dit la demoiselle de Gournay toute tremblante.
– Vous vous rappelez les personnes dénoncées par la dame de Coëtman ?
– Je me les rappelle.
– Voulez-vous me dire leurs noms ?
– C’est bien grave, ce que vous me demandez là, monseigneur !
– Vous avez raison ; je vais vous les nommer ; vous vous contenterez de répondre oui ou non par un signe de tête. Les personnes dénoncées par Mme de Coëtman étaient : la reine-mère, Marie de Médicis, le maréchal d’Ancre et le duc d’Épernon ?
La demoiselle de Gournay, plus morte que vive, fit de la tête un signe affirmatif.
– Cette lettre, continua le cardinal, vous la remîtes à M. de Sully, qui eut l’immense tort de ne pas la montrer au roi et vous la rendit, se contentant de lui en parler.
– Tout cela est parfaitement exact, monseigneur, dit Mlle de Gournay.
– Cette lettre, vous l’avez gardée ?
– Oui, monseigneur ; car deux personnes seulement avaient le droit de me la réclamer ; le duc de Sully, auquel elle était adressée, et la dame de Coëtman qui l’avait écrite.
– Vous n’avez jamais entendu reparler de M. de Sully ?
– Non, monseigneur.
– Ni de la dame de Coëtman ?
– J’ai appris qu’elle avait été arrêtée le 13 ; je ne l’ai pas revue depuis, et ne sais si elle est morte ou vivante.
– Donc vous avez cette lettre ?
– Oui, monseigneur.
– Eh bien, la grâce que j’ai à vous demander, ma chère demoiselle, c’est de me la remettre.
– Impossible, monseigneur, dit Mlle de Gournay avec une fermeté dont un instant auparavant on l’eût crue incapable.
– Pourquoi cela ?
– Parce que, comme j’avais l’honneur de le dire, il n’y a qu’un instant, à Votre Éminence, deux personnes seulement ont le droit de me réclamer cette lettre ; la dame de Coëtman, qui a été accusée de complicité dans cette sombre et douloureuse affaire et à qui elle peut servir de justification, et M. le duc de Sully.
– La dame de Coëtman n’a pas besoin, à l’heure qu’il est, de justification, attendu qu’elle est morte cette nuit, entre une heure et deux heures, au couvent des Filles repenties.
– Dieu ait son âme ! dit Mlle de Gournay en se signant, ce fut une martyre.
– Et quant au duc de Sully, continua le cardinal, s’étant si peu soucié de la lettre depuis dix-huit ans, il est probable qu’il ne s’en soucie pas davantage aujourd’hui.
Mlle de Gournay secoua la tête.
– Je ne puis rien faire qu’avec la permission de M. de Sully, dit-elle, surtout la dame de Coëtman n’étant plus de ce monde.
– Et cependant, dit Richelieu, si je mettais les grâces que je vous ai accordées au prix de cette lettre.
Mlle de Gournay se leva avec une dignité suprême.
– Monseigneur, dit-elle, je suis fille de noblesse et, par conséquent gentilfemme, comme vous êtes gentilhomme… Je mourrai de faim s’il le faut, mais ne ferai point une chose que me reprocherait ma conscience.
– Vous ne mourrez pas de faim, noble fille, et votre conscience ne vous reprochera rien, dit le cardinal avec une visible satisfaction de voir tant de loyauté dans une pauvre faiseuse de livres ; j’ai promesse de M. de Sully de vous donner cette permission, et vous allez aller vous-même à l’hôtel de Sully avec mon capitaine des gardes, pour la lui demander.
Puis, appelant à la fois Cavois et Bois-Robert, qui entrèrent chacun par une porte :
– Cavois, dit-il, vous allez conduire de ma part et dans mon carrosse Mlle de Gournay chez M. le duc de Sully ; vous ferez en sorte, en me nommant, qu’elle soit introduite sans attendre ; puis l’accompagnerez, en carrosse toujours, jusque chez elle, et là elle vous remettra une lettre que vous ne rendrez qu’à moi.
Puis s’adressant à Bois Robert :
– Le Bois, ajouta-t-il, je double la pension de la demoiselle de Gournay, de la bâtarde d’Amadis Jamyn, de ma mie Piaillon et des chatons : est-ce bien cela, et n’ai-je oublié personne ?
– Non, monseigneur, dit Bois-Robert au comble de la joie.
– Vous vous entendrez avec mon trésorier, afin que cette pension courre du 1er janvier de l’année 1628.
– Ah ! monseigneur, s’écria Mlle de Gournay saisissant la main de Richelieu pour la lui baiser.
– C’est à moi de baiser la vôtre, mademoiselle, dit le cardinal.
– Monseigneur, monseigneur, fit Mlle de Gournay essayant de retirer sa main, à une vieille fille de mon âge !
– Main loyale vaut bien jeune main, dit le cardinal.
Et il baisa la main de Mlle de Gournay aussi respectueusement que si elle n’eût eu que 25 ans.
Mlle de Gournay sortit par une porte avec Cavois, et Bois-Robert par l’autre.