XXXIX – LA GROTTE DE CEYZERIAT

Les deux jeunes gens s’enfoncèrent sous l’ombre des grands arbres ; Morgan guida son compagnon, moins familier que lui avec les détours du parc, et le conduisit juste à l’endroit où il avait l’habitude d’escalader le mur.

Il ne fallut qu’une seconde à chacun d’eux pour accomplir cette opération.

Un instant après, ils étaient sur les bords de la Reyssouse.

Un bateau attendait au pied d’un saule.

Ils s’y jetèrent tous deux, et, en trois coups d’aviron, touchèrent l’autre bord.

Un sentier côtoyait la berge de la rivière et conduisait à un petit bois qui s’étend de Ceyzeriat à Étrez, c’est-à-dire sur une longueur de trois lieues, faisant ainsi, de l’autre côté de la Reyssouse, le pendant de la forêt de Seillon.

Arrivés à la lisière du bois, ils s’arrêtèrent ; jusque-là, ils avaient marché aussi rapidement qu’il est possible de le faire sans courir, et ni l’un ni l’autre n’avaient prononcé une parole.

Toute la route parcourue était déserte ; il était probable, certain même, qu’on n’avait été vu de personne.

On pouvait donc respirer.

– Où sont les compagnons ? demanda Morgan.

– Dans la grotte, répondit Montbar.

– Et pourquoi ne nous y rendons-nous pas à l’instant même ?

– Parce qu’au pied de ce hêtre nous devons trouver un des nôtres qui nous dira si nous pouvons aller plus loin sans danger.

– Lequel ?

– D’Assas.

Une ombre apparut derrière l’arbre et s’en détacha.

– Me voici, dit l’ombre.

– Ah ! c’est toi, firent les deux jeunes gens.

– Quoi de nouveau ? demanda Montbar.

– Rien ; on vous attend pour prendre une décision.

– En ce cas, allons vite.

Les trois jeunes gens reprirent leur course ; au bout de trois cents pas, Montbar s’arrêtait de nouveau.

– Armand ! fit-il à demi-voix.

À cet appel, on entendit le froissement des feuilles sèches, et une quatrième ombre sortit d’un massif et s’approcha des trois compagnons.

– Rien de nouveau ? demanda Montbar.

– Si fait : un envoyé de Cadoudal.

– Celui qui est déjà venu ?

– Oui.

– Où est-il ?

– Avec les frères, dans la grotte.

– Allons.

Montbar s’élança le premier ; le sentier était devenu si étroit, que les quatre jeunes gens ne pouvaient marcher que l’un après l’autre.

Le chemin monte, pendant cinq cents pas à peu près, par une pente assez douce, mais tortueuse.

Arrivé à une clairière, Montbar s’arrêta et fit entendre trois fois ce même cri de la chouette qui avait indiqué sa présence à Morgan.

Un seul houhoulement de hibou lui répondit.

Puis, du milieu des branches d’un chêne touffu, un homme se laissa glisser à terre ; c’était la sentinelle qui veillait à l’ouverture de la grotte.

Cette ouverture était à dix pas du chêne.

Par la disposition des massifs qui l’entouraient, il fallait être presque dessus pour l’apercevoir.

La sentinelle échangea quelques mots tout bas avec Montbar, qui semblait, en remplissant les devoirs d’un chef, vouloir laisser Morgan tout entier à ses pensées ; puis, comme sa faction sans doute n’était point achevée, le bandit remonta dans les branches du chêne, et, au bout d’un instant, se trouva si bien ne faire qu’un avec le corps de l’arbre, que ceux à la vue desquels il venait d’échapper le cherchaient vainement dans son bastion aérien.

Le défilé devenait plus étroit au fur et à mesure qu’on approchait de l’entrée de la grotte.

Montbar y pénétra le premier, et, d’un enfoncement où il les savait trouver, tira un briquet, une pierre à feu, de l’amadou, des allumettes et une torche.

L’étincelle jaillit, l’amadou prit feu, l’allumette répandit sa flamme bleuâtre et incertaine, à laquelle succéda la flamme pétillante et résineuse de la torche.

Trois ou quatre chemins se présentaient, Montbar en prit un sans hésiter.

Ce chemin tournait sur lui-même en s’enfonçant dans la terre ; on eût dit que les jeunes gens reprenaient sous le sol la trace de leurs pas, et suivaient le contre-pied de la route qui les avait amenés.

Il était évident que l’on parcourait les détours d’une ancienne carrière, peut-être celle d’où sortirent, il y a dix-neuf cents ans, les trois villes romaines qui ne sont plus aujourd’hui que des villages, et le camp de César qui les surmonte.

De place en place, le sentier souterrain que l’on suivait était coupé dans toute sa largeur par un large fossé, franchissable seulement à l’aide d’une planche, que l’on pouvait d’un coup de pied faire tomber au fond de la tranchée.

De place en place encore, on voyait des épaulements derrière lesquels on pouvait se retrancher et faire feu, sans exposer à la vue de l’ennemi aucune partie de son corps.

Enfin, à cinq cents pas de l’entrée à peu près, une barricade à hauteur d’homme offrait un dernier obstacle à ceux qui eussent voulu parvenir jusqu’à une espèce de rotonde où se tenaient, assis ou couchés, une dizaine d’hommes occupés, les uns à lire, les autres à jouer.

Aucun des lecteurs ni des joueurs ne se dérangea au bruit des pas des arrivants, ou à la vue de la lumière qui se jouait sur les parois de la carrière, tant ils étaient sûrs que des amis seuls pouvaient pénétrer jusqu’à eux, gardés comme ils l’étaient.

Au reste, l’aspect qu’offrait ce campement était des plus pittoresques ; les bougies, qui brûlaient à profusion– les compagnons de Jéhu étaient trop aristocrates pour s’éclairer à une autre lumière que celle de la bougie–, se reflétaient sur des trophées d’armes de toute espèce, parmi lesquelles les fusils à deux coups et les pistolets tenaient le premier rang ; des fleurets et des masques d’armes étaient pendus dans les intervalles ; quelques instruments de musique étaient posés çà et là ; enfin une ou deux glaces dans leurs cadres dorés indiquaient que la toilette n’était pas un de ces passe-temps les moins appréciés des étranges habitants de cette demeure souterraine.

Tous paraissaient aussi tranquilles que si la nouvelle qui avait tiré Morgan des bras d’Amélie eût été inconnue, ou regardée comme sans importance.

Cependant, lorsque à l’approche du petit groupe venant du dehors, ces mots : « Le capitaine ! le capitaine ! » se furent fait entendre, tous se levèrent, non pas avec la servilité des soldats qui voient venir leur chef, mais avec la déférence affectueuse de gens intelligents et forts pour un plus fort et plus intelligent qu’eux.

Morgan alors secoua la tête, releva le front, et, passant devant Montbar, pénétra au centre du cercle qui s’était formé à sa vue.

– Eh bien, amis, demanda-t-il, il paraît qu’il y a des nouvelles ?

– Oui, capitaine, dit une voix ; on assure que la police du premier consul nous fait l’honneur de s’occuper de nous.

– Où est le messager ? demanda Morgan.

– Me voici, dit un jeune homme vêtu de l’uniforme des courriers de cabinet, et tout couvert encore de poussière et de boue.

– Avez-vous des dépêches ?

– Écrites, non ; verbales, oui.

– D’où viennent-elles ?

– Du cabinet particulier du ministre.

– Alors, on peut y croire ?

– Je vous en réponds ; c’est tout ce qu’il y a de plus officiel.

– Il est bon d’avoir des amis partout, fit Montbar en manière de parenthèse.

– Et surtout près de M. Fouché, reprit Morgan ; voyons les nouvelles.

– Dois-je les dire tout haut, ou à vous seul ?

– Comme je présume qu’elles nous intéressent tous, dites-nous les tout haut.

– Eh bien, le premier consul a fait venir le citoyen Fouché au palais du Luxembourg, et lui a lavé la tête à notre endroit.

– Bon ! Après ?

– Le citoyen Fouché a répondu que nous étions des drôles fort adroits, fort difficiles à joindre, plus difficiles encore à prendre quand on nous avait rejoints. Bref, il a fait le plus grand éloge de nous.

– C’est bien aimable à lui. Après ?

– Après, le premier consul a répondu que cela ne le regardait pas, que nous étions des brigands, et que c’étaient nous qui, avec nos brigandages, soutenions la guerre de la Vendée ; que le jour où nous ne ferions plus passer d’argent en Bretagne, il n’y aurait plus de Chouannerie.

– Cela me paraît admirablement raisonné.

– Que c’était dans l’Est et dans le Midi qu’il fallait frapper l’Ouest.

– Comme l’Angleterre dans l’Inde.

– Qu’en conséquence, il donnait carte blanche au citoyen Fouché, et que, dût-il dépenser un million et faire tuer cinq cents hommes, il lui fallait nos têtes.

– Eh bien, mais il sait à qui il les demande ; reste à, savoir si nous les laisserons prendre.

– Alors, le citoyen Fouché est rentré furieux, et il a déclaré qu’il fallait, qu’avant huit jours, il n’existât plus en France un seul compagnon de Jéhu.

– Le délai est court.

– Le même jour, des courriers sont partis pour Lyon, pour Mâcon, pour Lons-le-Saulnier, pour Besançon et pour Genève, avec ordre aux chefs des garnisons de faire personnellement tout ce qu’ils pourraient pour arriver à notre destruction, mais, en outre, d’obéir sans réplique à M. Roland de Montrevel, aide de camp du premier consul, et de mettre à sa disposition, pour en user comme bon lui semblerait, toutes les troupes dont il pourrait avoir besoin.

– Et je puis ajouter ceci, dit Morgan, que M. Roland de Montrevel est déjà en campagne ; hier, il a eu, à la prison de Bourg, une conférence avec le capitaine de gendarmerie.

– Sait-on dans quel but ? demanda une voix.

– Pardieu ! dit un autre, pour y retenir nos logements.

– Maintenant le sauvegarderas-tu toujours ? demanda d’Assas.

– Plus que jamais.

– Ah ! c’est trop fort, murmura une voix.

– Pourquoi cela ? répliqua Morgan d’un ton impérieux ; n’est-ce pas mon droit de simple compagnon ?

– Certainement, dirent deux autres voix.

– Eh bien, j’en use, et comme simple compagnon, et comme votre capitaine.

– Si cependant, au milieu de la mêlée, une balle s’égare ! dit une voix.

– Alors, ce n’est pas un droit que je réclame, ce n’est pas un ordre que je donne, c’est une prière que je fais ; mes amis, promettez-moi, sur l’honneur, que la vie de Roland de Montrevel vous sera sacrée.

D’une voix unanime, tous ceux qui étaient là répondirent en étendant la main

– Sur l’honneur, nous le jurons !

– Maintenant, reprit Morgan, il s’agit d’envisager notre position sous son véritable point de vue, de ne pas nous faire d’illusions, le jour où une police intelligente se mettra à notre poursuite et nous fera véritablement la guerre, il est impossible que nous résistions : nous ruserons comme le renard, nous nous retournerons comme le sanglier, mais notre résistance sera une affaire de temps, et voilà tout : c’est mon avis du moins.

Morgan interrogea des yeux ses compagnons, et l’adhésion fut unanime : seulement, c’était le sourire sur les lèvres qu’ils reconnaissaient que leur perte était assurée.

Il en était ainsi à cette étrange époque : on recevait la mort sans crainte, comme on la donnait sans émotion.

– Et maintenant, demanda Montbar, n’as-tu rien à ajouter ?

– Si fait, dit Morgan ; j’ai à ajouter que rien n’est plus facile que de nous procurer des chevaux ou même de partir à pied : nous sommes tous chasseurs et plus ou moins montagnards. À cheval, il nous faut six heures pour être hors de France ; à pied, il nous en faut douze ; une fois en Suisse, nous faisons la nique au citoyen Fouché et à sa police ; voilà ce que j’avais à ajouter.

– C’est bien amusant de se moquer du citoyen Fouché, dit Adler, mais c’est bien ennuyeux de quitter la France.

– Aussi ne mettrai-je aux voix ce parti extrême qu’après que nous aurons entendu le messager de Cadoudal.

– Ah ! c’est vrai, dirent deux ou trois voix, le Breton ! où donc est le Breton ?

– Il dormait quand je suis parti, dit Montbar.

– Et il dort encore, dit Adler en désignant du doigt un homme couché sur un lit de paille dans un renfoncement de la grotte.

On réveilla le Breton, qui se dressa sur ses genoux en se frottant les yeux d’une main et en cherchant par habitude sa carabine de l’autre.

– Vous êtes avec des amis, dit une voix, n’ayez donc pas peur.

– Peur ! dit le Breton ; qui donc suppose là-bas que je puisse avoir peur ?

– Quelqu’un qui probablement ne sait pas ce que c’est, mon cher Branche-d’or, dit Morgan (car il reconnaissait le messager de Cadoudal pour celui qui était déjà venu et qu’on avait reçu dans la chartreuse pendant la nuit où lui-même était arrivé à Avignon), et au nom duquel je vous fais des excuses.

Branche-d’or regarda le groupe de jeunes gens devant lequel il se trouvait, d’un air qui ne laissait pas de doute sur la répugnance avec laquelle il acceptait un certain genre de plaisanteries ; mais, comme ce groupe n’avait rien d’offensif et qu’il était évident que sa gaieté n’était point de la raillerie, il demanda d’un air assez gracieux :

– Lequel de vous tous, messieurs, est le chef ? J’ai à lui remettre une lettre de la part de mon général.

Morgan fit un pas en avant.

– C’est moi, dit-il.

– Votre nom ?

– J’en ai deux.

– Votre nom de guerre ?

– Morgan.

– Oui, c’est bien celui-là que le général a dit ; d’ailleurs, je vous reconnais ; c’est vous qui, le soir où j’ai été reçu par des moines, m’avez remis un sac de soixante mille francs : alors, j’ai une lettre pour vous.

– Donne.

Le paysan prit son chapeau, en arracha la coiffe, et, entre la coiffe et le feutre, prit un morceau de papier qui avait l’air d’une double coiffe et qui semblait blanc au premier abord.

Puis, avec le salut militaire, il présenta le papier à Morgan.

Celui-ci commença par le tourner et le retourner ; voyant que rien n’y était écrit, ostensiblement du moins :

– Une bougie, dit-il.

On approcha une bougie ; Morgan exposa le papier à la flamme.

Peu à peu le papier se couvrit de caractères, et à la chaleur l’écriture parut.

Cette expérience paraissait familière aux jeunes gens ; le Breton seul la regardait avec une certaine surprise.

Pour cet esprit naïf, il pouvait bien y avoir, dans cette opération, une certaine magie ; mais, du moment où le diable servait la cause royaliste, le Chouan n’était pas loin de pactiser avec le diable.

– Messieurs, dit Morgan, voulez-vous savoir ce que nous dit le maître ?

Tous s’inclinèrent, écoutant.

Le jeune homme lut :

« Mon cher Morgan,

« Si l’on vous disait que j’ai abandonné la cause et traité avec le gouvernement du premier consul en même temps que les chefs vendéens, n’en croyez pas un mot ; je suis de la Bretagne bretonnante, et par conséquent, entêté comme un vrai Breton. Le premier consul a envoyé un de ses aides de camp m’offrir amnistie entière pour mes hommes, et pour moi le grade de colonel ; je n’ai pas même consulté mes hommes, et j’ai refusé pour eux et pour moi.

« Maintenant, tout dépend de vous : comme nous ne recevons des princes ni argent ni encouragement, vous êtes notre seul trésorier ; fermez-nous votre caisse, ou plutôt cessez de nous ouvrir celle du gouvernement, et l’opposition royaliste, dont le cœur ne bat plus qu’en Bretagne, se ralentit peu à peu et finit par s’éteindre tout à fait.

« Je n’ai pas besoin de vous dire que, lorsqu’il se sera éteint, c’est que le mien aura cessé de battre.

« Notre mission est dangereuse ; il est probable que nous y laisserons notre tête ; mais ne trouvez-vous pas qu’il sera beau pour nous d’entendre dire après nous, si l’on entend encore quelque chose au-delà de la tombe : Tous avaient désespéré, eux ne désespérèrent pas !

« L’un de nous deux survivra à l’autre, mais pour succomber à son tour ; que celui-là dise en mourant : Etiamsi omnes, ego non.

« Comptez sur moi comme je compte sur vous.

« GEORGES CADOUDAL »

« P. S. Vous savez que vous pouvez remettre à Branche-d’or tout ce que vous avez d’argent pour la cause ; il m’a promis de ne pas se laisser prendre, et je me fie à sa parole. »

Un murmure d’enthousiasme s’éleva, parmi les jeunes gens lorsque Morgan eut achevé les derniers mots de cette lettre.

– Vous avez entendu, messieurs ? dit-il.

– Oui, oui, oui, répétèrent toutes les voix.

– D’abord, quelle somme avons-nous à remettre à Branche-d’or ?

– Treize mille francs du lac de Silans ; vingt-deux mille des Carronnières, quatorze mille de Meximieux ; en tout, quarante-neuf mille, dit Adler.

– Vous entendez, mon cher Branche-d’or ? dit Morgan ; ce n’est pas grand-chose, et nous sommes de moitié plus pauvres que la dernière fois ; mais vous connaissez le proverbe : « La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a. »

– Le général sait ce que vous risquez pour conquérir cet argent, et il a dit que, si peu que vous puissiez lui envoyer, il le recevrait avec reconnaissance.

– D’autant plus que le prochain envoi sera meilleur, dit la voix d’un jeune homme qui venait de se mêler au groupe sans être vu, tant l’attention s’était concentrée sur la lettre de Cadoudal et sur celui qui la lisait, surtout si nous voulons dire deux mots à la malle de Chambéry samedi prochain.

– Ah ! c’est toi, Valensolle, dit Morgan.

– Pas de noms propres, s’il te plaît, baron ; faisons-nous fusiller, guillotiner, rouer, écarteler, mais sauvons l’honneur de la famille. Je m’appelle Adler et ne réponds pas à d’autre nom.

– Pardon, j’ai tort ; tu disais donc… ?

– Que la malle de Paris à Chambéry passerait samedi entre la Chapelle-de-Guinchay et Belleville, portant cinquante mille francs du gouvernement aux religieux du mont Saint-Bernard, ce à quoi j’ajoutais qu’il y avait, entre ces deux localités, un endroit nommé la Maison-Blanche, lequel me paraît admirable pour tendre une embuscade.

– Qu’en dites-vous, messieurs ? demanda Morgan ; faisons-nous l’honneur au citoyen Fouché de nous inquiéter de sa police ? Partons-nous ? Quittons-nous la France ? ou bien restons-nous les fidèles compagnons de Jéhu ?

Il n’y eut qu’un cri :

– Restons !

– À la bonne heure ! dit Morgan ; je nous reconnais là, frères ; Cadoudal nous a tracé notre route dans l’admirable lettre que nous venons de recevoir de lui ; adoptons donc son héroïque devise : Etiamsi omnes, ego non.

Alors, s’adressant au paysan breton :

– Branche-d’or, lui dit-il, les quarante neuf mille francs sont à ta disposition ; pars quand tu voudras ; promets en notre nom quelque chose de mieux pour la prochaine fois, et dis au général, de ma part, que, partout où il ira, même à l’échafaud, je me ferai un honneur de le suivre ou de le précéder ; au revoir, Branche-d’or !

Puis, se retournant vers le jeune homme qui avait paru si fort désirer que l’on respectât son incognito :

– Mon cher Adler, lui dit-il en homme qui a retrouvé sa gaieté un instant absente, c’est moi qui me charge de vous nourrir et de vous coucher cette nuit, si toutefois vous daignez m’accepter pour votre hôte.

– Avec reconnaissance, ami Morgan, répondit le nouvel arrivant : seulement, je te préviens que je m’accommoderai de tous les lits, attendu que je tombe de fatigue ; mais pas de tous les soupers, attendu que je meurs de faim.

– Tu auras un bon lit et un souper excellent.

– Que faut-il faire pour cela ?

– Me suivre.

– Je suis prêt.

– Alors, viens. Bonne nuit, messieurs ! C’est toi qui veilles, Montbar ?

– Oui.

– En ce cas, nous pouvons dormir tranquilles.

Sur quoi, Morgan passa un de ses bras sous le bras de son ami, prit de l’autre main une torche qu’on lui présentait, et s’avança dans les profondeurs de la grotte, où nous allons le suivre si le lecteur n’est pas trop fatigué de cette longue séance.

C’était la première fois que Valensolle, qui était, ainsi que nous l’avons vu, des environs d’Aix, avait l’occasion de visiter la grotte de Ceyzeriat, tout récemment adoptée par les compagnons de Jéhu pour lieu de refuge. Dans les réunions précédentes, il avait eu l’occasion seulement d’explorer les tours et les détours de la chartreuse de Seillon, qu’il avait fini par connaître assez intimement pour que, dans la comédie jouée devant Roland, on lui confiât le rôle de fantôme.

Tout était donc curieux et inconnu pour lui dans le nouveau domicile où il allait faire son premier somme, et qui paraissait être, pour quelques jours du moins, le quartier général de Morgan.

Comme il en est de toutes les carrières abandonnées, et qui ressemblent, au premier abord, à une cité souterraine, les différentes rues creusées pour l’extraction de la pierre finissaient toujours par aboutir à un cul-de-sac, c’est-à-dire à ce point de la mine où le travail avait été interrompu.

Une seule de ces rues semblait se prolonger indéfiniment.

Cependant, arrivait un point où elle-même avait dû s’arrêter un jour ; mais, vers l’angle de l’impasse, avait été creusée– dans quel but ? la chose est restée un mystère pour les gens du pays même– une ouverture des deux tiers moins large que la galerie à laquelle elle aboutissait, et pouvant donner passage à deux hommes de front à peu près.

Les deux amis s’engagèrent dans cette ouverture.

L’air y devenait si rare, que leur torche, à chaque pas, menaçait de s’éteindre.

Valensolle sentit des gouttes d’eau glacées tomber sur ses épaules et sur ses mains.

– Tiens ! dit-il, il pleut ici ?

– Non, répondit Morgan en riant : seulement, nous passons sous la Reyssouse.

– Alors, nous allons à Bourg ?

– À peu près.

– Soit ; tu me conduis, tu me promets à souper et à coucher : je n’ai à m’inquiéter de rien, que de voir s’éteindre notre lampe cependant…, ajouta le jeune homme en suivant des yeux la lumière pâlissante de la torche.

– Et ce ne serait pas bien inquiétant, attendu que nous nous retrouverions toujours.

– Enfin ! dit Valensolle, et quand on pense que c’est pour des princes qui ne savent pas même notre nom, et qui, s’ils le savaient un jour, l’auraient oublié le lendemain du jour où ils l’auraient su, qu’à trois heures du matin nous nous promenons dans une grotte, que nous passons sous des rivières, et que nous allons coucher je ne sais où, avec la perspective d’être pris, jugés et guillotinés un beau matin ; sais-tu que c’est stupide, Morgan ?

– Mon cher, répondit Morgan, ce qui passe pour stupide, et ce qui n’est pas compris du vulgaire en pareil cas, a bien des chances pour être sublime.

– Allons, dit Valensolle, je vois que tu perds encore plus que moi au métier que nous faisons ; je n’y mets que du dévouement, et tu y mets de l’enthousiasme.

Morgan poussa un soupir.

– Nous sommes arrivés, dit-il, laissant tomber la conversation comme un fardeau qui lui pesait à porter plus longtemps.

En effet, il venait de heurter du pied les premières marches d’un escalier.

Morgan, éclairant et précédant Valensolle, monta dix degrés et rencontra une grille.

Au moyen d’une clef qu’il tira de sa poche, la grille fut ouverte.

On se trouva dans un caveau funéraire.

Aux deux côtés de ce caveau, deux cercueils étaient soutenus par des trépieds de fer ; des couronnes ducales et l’écusson d’azur à la croix d’argent indiquaient que ces cercueils devaient renfermer des membres de la famille de Savoie avant que cette famille portât la couronne royale.

Un escalier apparaissait dans la profondeur du caveau, conduisant à un étage supérieur.

Valensolle jeta un regard curieux autour de lui, et, à la lueur vacillante de la torche, reconnut la localité funèbre dans laquelle il se trouvait.

– Diable ! fit-il, nous sommes, à ce qu’il paraît, tout le contraire des Spartiates.

– En ce qu’ils étaient républicains et que nous sommes royalistes ? demanda Morgan.

– Non : en ce qu’ils faisaient venir un squelette à la fin de leurs repas, tandis que nous, c’est au commencement.

– Es-tu bien sûr que ce soient les Spartiates qui donnassent cette preuve de philosophie ? demanda Morgan en refermant la porte.

– Eux ou d’autres, peu m’importe, dit Valensolle ; par ma foi, ma citation est faite ; l’abbé Vertot ne recommençait pas son siège, je ne recommencerai pas ma citation.

– Eh bien ! une autre fois, tu diras les Égyptiens.

– Bon ! fit Valensolle avec une insouciance qui ne manquait pas d’une certaine mélancolie, je serai probablement un squelette moi-même avant d’avoir l’occasion de montrer mon érudition une seconde fois. Mais que diable fais-tu donc ? et pourquoi éteins-tu la torche ? Tu ne vas pas me faire souper et coucher ici, j’espère bien ?

En effet, Morgan venait d’éteindre sa torche sur la première marche de l’escalier qui conduisait à l’étage supérieur.

– Donne-moi la main, répondit le jeune homme.

Valensolle saisit la main de son ami avec un empressement qui témoignait d’un médiocre désir de faire, au milieu des ténèbres, un long séjour dans le caveau des ducs de Savoie, quelque honneur qu’il y eût pour un vivant à frayer avec de si illustres morts.

Morgan monta les degrés.

Puis il parut, au roidissement de sa main, qu’il faisait un effort.

En effet, une dalle se souleva, et, par l’ouverture, une lueur crépusculaire tremblota aux yeux de Valensolle, tandis qu’une odeur aromatique, succédant à l’atmosphère méphitique du caveau, vint réjouir son odorat.

– Ah ! dit-il, par ma foi, nous sommes dans une grange, j’aime mieux cela.

Morgan ne répondit rien ; il aida son compagnon à sortir du caveau, et laissa retomber la dalle.

Valensolle regarda tout autour de lui : il était au centre d’un vaste bâtiment rempli de foin, et dans lequel la lumière pénétrait par des fenêtres si admirablement découpées, que ce ne pouvaient être celles d’une grange.

– Mais, dit Valensolle, nous ne sommes pas dans une grange ?

– Grimpe sur ce foin et va t’asseoir près de cette fenêtre, répondit Morgan.

Valensolle obéit, grimpa sur le foin comme un écolier en vacances, et alla, ainsi que le lui avait dit Morgan, s’asseoir près de la fenêtre. Un instant après, Morgan déposa entre les jambes de son ami une serviette contenant un pâté, du pain, une bouteille de vin, deux verres, deux couteaux et deux fourchettes.

– Peste ! dit Valensolle, Lucullus soupe chez Lucullus.

Puis, plongeant son regard, à travers les vitraux sur un bâtiment percé d’une quantité de fenêtres, qui semblait une aile de celui où les deux amis se trouvaient, et devant lequel se promenait un factionnaire :

– Décidément, fit-il, je souperai mal si je ne sais pas où nous sommes ; quel est ce bâtiment ? et pourquoi ce factionnaire se promène-t-il devant la porte ?

– Eh bien ! dit Morgan, puisque tu le veux absolument, je vais te le dire : nous sommes dans l’église de Brou, qu’un arrêté du conseil municipal a convertie en magasin à fourrage. Ce bâtiment auquel nous touchons, c’est la caserne de la gendarmerie, et ce factionnaire, c’est la sentinelle chargée d’empêcher qu’on ne nous dérange pendant notre souper et qu’on ne nous surprenne pendant notre sommeil.

– Braves gendarmes, dit Valensolle, en remplissant son verre. À leur santé, Morgan !

– Et à la nôtre ! dit le jeune homme en riant ; le diable m’étrangle si l’on a l’idée de venir nous chercher ici.

À peine Morgan eut-il vidé son verre, que, comme si le diable eût accepté le défi qui lui était porté, on entendit la voix stridente de la sentinelle qui criait : « Qui vive ? »

– Eh ! firent les deux jeunes gens, que veut dire cela ?

En effet, une troupe d’une trentaine d’hommes venait du côté de Pont-d’Ain, et, après avoir échangé le mot d’ordre avec la sentinelle, se fractionna : une partie, la plus considérable, conduite par deux hommes qui semblaient des officiers, rentra dans la caserne ; l’autre poursuivit son chemin.

– Attention ! fit Morgan.

Et tous deux sur leurs genoux, l’oreille au guet, l’œil collé contre la vitre, attendirent.

Expliquons au lecteur ce qui causait une interruption dans un repas qui, pour être pris à trois heures du matin, n’en était pas, comme on le voit, plus tranquille.

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