XLIX – LA REVANCHE DE ROLAND

On devine ce qui s’était passé.

Roland n’avait point perdu son temps avec le capitaine de gendarmerie et le colonel de dragons.

Ceux-ci, de leur côté, n’avaient pas oublié qu’ils avaient une revanche à prendre.

Roland avait découvert au capitaine de gendarmerie le passage souterrain qui communiquait de l’église de Brou à la grotte de Ceyzeriat.

À neuf heures du soir, le capitaine et les dix-huit hommes qu’il avait sous ses ordres devaient entrer dans l’église, descendre dans le caveau des ducs de Savoie, et fermer de leurs baïonnettes la communication des carrières avec le souterrain.

Roland, à la tête de vingt dragons, devait envelopper le bois, le battre en resserrant le demi-cercle, afin que les deux ailes de ce demi-cercle vinssent aboutir à la grotte de Ceyzeriat.

À neuf heures, le premier mouvement devait être fait de ce côté, se combinant avec celui du capitaine de gendarmerie.

On a vu, par les paroles échangées entre Amélie et Morgan, quelles étaient pendant ce temps les dispositions des compagnons de Jéhu.

Les nouvelles arrivées à la fois de Mittau et de Bretagne avaient mis tout le monde à l’aise ; chacun se sentait libre et, comprenant que l’on faisait une guerre désespérée, était joyeux de sa liberté.

Il y avait donc réunion complète dans la grotte de Ceyzeriat, presque une fête ; à minuit, tous se séparaient, et chacun, selon les facilités qu’il pouvait avoir de traverser la frontière, se mettait en route pour quitter la France.

On a vu à quoi leur chef occupait ses derniers instants.

Les autres, qui n’avaient point les mêmes liens de cœur, faisaient ensemble dans le carrefour, splendidement éclairé, un repas de séparation et d’adieu : car, une fois hors de la France, la Vendée et la Bretagne pacifiées, l’armée de Condé détruite, où se retrouveraient-ils sur la terre étrangère ? Dieu le savait !

Tout à coup, le retentissement d’un coup de fusil arriva jusqu’à eux.

Comme par un choc électrique, chacun fut debout.

Un second coup de fusil se fit entendre.

Puis, dans les profondeurs de la carrière, ces deux mots pénétrèrent, frissonnant comme les ailes d’un oiseau funèbre :

– Aux armes !

Pour des compagnons de Jéhu, soumis à toutes les vicissitudes d’une vie de bandits, le repos d’un instant n’était jamais la paix.

Poignards, pistolets et carabines étaient toujours à la portée de la main.

Au cri poussé, selon toute probabilité, par la sentinelle, chacun sauta sur ses armes et resta le cou tendu, la poitrine haletante, l’oreille ouverte.

Au milieu du silence, on entendit le bruit d’un pas aussi rapide que pouvait le permettre l’obscurité dans laquelle le pas s’enfonçait.

Puis, dans le rayon de lumière projeté par les torches et par les bougies, un homme apparut.

– Aux armes ! cria-t-il une seconde, fois, nous sommes attaqués !

Les deux coups que l’on avait entendus étaient la double détonation du fusil de chasse de la sentinelle.

C’était elle qui accourait, son fusil encore fumant à la main.

– Où est Morgan ? crièrent vingt voix.

– Absent, répondit Montbar, et, par conséquent, à moi le commandement ! Éteignez tout, et en retraite sur l’église ; un combat est inutile maintenant, et le sang versé serait du sang perdu.

On obéit avec cette promptitude qui indique que chacun apprécie le danger.

Puis on se serra dans l’obscurité.

Montbar, à qui les détours du souterrain étaient aussi bien connus qu’à Morgan, se chargea de diriger la troupe, et s’enfonça, suivi de ses compagnons, dans les profondeurs de la carrière.

Tout à coup, il lui sembla entendre à cinquante pas devant lui un commandement prononcé à voix basse, puis le claquement d’un certain nombre de fusils que l’on arme.

Il étendit les deux bras en murmurant à son tour le mot : « Halte ! »

Au même instant, on entendit distinctement le commandement : « Feu ! »

Ce commandement n’était pas prononcé, que le souterrain s’éclaira avec une détonation terrible.

Dix carabines venaient de faire feu à la fois.

À la lueur de cet éclair, Montbar et ses compagnons purent apercevoir et reconnaître l’uniforme des gendarmes.

– Feu ! cria à son tour Montbar.

Sept ou huit coups de fusil retentirent à ce commandement.

La voûte obscure s’éclaira de nouveau.

Deux compagnons de Jéhu gisaient sur le sol, l’un tué raide, l’autre blessé mortellement.

– La retraite est coupée, dit Montbar ; volte-face, mes amis ; si nous avons une chance, c’est du côté de la forêt.

Le mouvement se fit avec la régularité d’une manœuvre militaire.

Montbar se retrouva à la tête de ses compagnons, et revint sur ses pas.

En ce moment, les gendarmes firent feu une seconde fois.

Personne ne riposta : ceux qui avaient déchargé leurs armes les rechargèrent ; ceux qui n’avaient pas tiré se tenaient prêts pour la véritable lutte, qui allait avoir lieu à l’entrée de la grotte.

Un ou deux soupirs indiquèrent seuls que cette riposte de la gendarmerie n’était point sans résultat.

Au bout de cinq minutes, Montbar s’arrêta.

On était revenu à la hauteur du carrefour, à peu près.

– Tous les fusils et tous les pistolets sont-ils chargés ? demanda-t-il.

– Tous, répondirent une douzaine de voix.

– Vous vous rappelez le mot d’ordre pour ceux de nous qui tomberont entre les mains de la justice : nous appartenons aux bandes de M. Teyssonnet ; nous sommes venus pour recruter des hommes à la cause royaliste ; nous ne savons pas ce que l’on veut dire quand on nous parle des malles-poste et des diligences arrêtées.

– C’est convenu.

– Dans l’un ou l’autre cas, c’est la mort, nous le savons bien ; mais c’est la mort du soldat au lieu de la mort des voleurs, la fusillade au lieu de la guillotine.

– Et la fusillade, dit une voix railleuse, nous savons ce que c’est. Vive la fusillade !

– En avant, mes amis, dit Montbar, et vendons-leur notre vie ce qu’elle vaut, c’est-à-dire le plus cher possible.

– En avant ! répétèrent les compagnons.

Et aussi rapidement qu’il était possible de le faire dans les ténèbres, la petite troupe se remit en marche, toujours conduite par Montbar.

À mesure qu’ils avançaient, Montbar respirait une odeur de fumée qui l’inquiétait.

En même temps, se reflétaient sur les parois des murailles et aux angles des piliers, certaines lueurs qui indiquaient qu’il se passait quelque chose d’insolite vers l’ouverture de la grotte.

– Je crois que ces gredins-là nous enfument, dit Montbar.

– J’en ai peur, répondit Adler.

– Ils croient avoir affaire à des renards.

– Oh ! répondit la même voix, ils verront bien à nos griffes que nous sommes des lions.

La fumée devenait de plus en plus épaisse, la lueur de plus en plus vive.

On arriva au dernier angle.

Un amas de bois sec avait été allumé dans l’intérieur de la carrière, à une cinquantaine de pas de son ouverture, non pas pour enfumer, mais pour éclairer.

À la lumière répandue par le foyer incandescent, on voyait reluire à l’entrée de la grotte les armes des dragons.

À dix pas en avant d’eux, un officier attendait, appuyé sur sa carabine, non seulement exposé à tous les coups, mais semblant les provoquer.

C’était Roland.

Il était facile à reconnaître : il avait jeté loin de lui son chapeau, sa tête était nue, et la réverbération de la flamme se jouait sur son visage.

Mais ce qui eût dû le perdre le sauvait.

Montbar le reconnut et fit un pas en arrière.

– Roland de Montrevel ! dit-il ; rappelez-vous la recomman­dation de Morgan.

– C’est bien, répondirent les compagnons d’une voix sourde.

– Et maintenant, cria Montbar, mourons, mais tuons !

Et il s’élança le premier dans l’espace éclairé par la flamme du foyer, déchargea un des canons de son fusil à deux coups sur les dragons qui répondirent par une décharge générale.

Il serait impossible de raconter ce qui se passa alors : la grotte s’emplit d’une fumée au sein de laquelle chaque coup de feu brillait comme un éclair ; les deux troupes se joignirent et s’attaquèrent corps à corps : ce fut le tour des pistolets et des poignards. Au bruit de la lutte, la gendarmerie accourut ; mais il lui fut impossible de faire feu, tant étaient confondus amis et ennemis.

Seulement, quelques démons de plus semblèrent se mêler à cette lutte de démons.

On voyait des groupes confus luttant au milieu de cette atmosphère rouge et fumeuse, s’abaissant, se relevant, s’affaissant encore ; on entendait un hurlement de rage ou un cri d’agonie : c’était le dernier soupir d’un homme.

Le survivant cherchait un nouvel adversaire, commençait une nouvelle lutte.

Cet égorgement dura un quart d’heure, vingt minutes peut-être.

Au bout de ces vingt minutes, on pouvait compter dans la grotte de Ceyzeriat vingt-deux cadavres.

Treize appartenaient aux dragons et aux gendarmes, neuf aux compagnons de Jéhu.

Cinq de ces derniers survivaient ; écrasés par le nombre, criblés de blessures, ils avaient été pris vivants.

Les gendarmes et les dragons, au nombre de vingt-cinq, les entouraient.

Le capitaine de gendarmerie avait eu le bras gauche cassé, le chef de brigade des dragons avait eu la cuisse traversée par une balle.

Seul, Roland, couvert de sang mais d’un sang qui n’était pas le sien, n’avait pas reçu une égratignure.

Deux des prisonniers étaient si grièvement blessés, qu’on renonça à les faire marcher ; il fallut les transporter sur des brancards.

On alluma des torches préparées à cet effet, et on prit le chemin de la ville.

Au moment où l’on passait de la forêt sur la grande route, on entendit le galop d’un cheval.

Ce galop se rapprochait rapidement.

– Continuez votre chemin, dit Roland ; je reste en arrière pour savoir ce que c’est.

C’était un cavalier qui, comme nous l’avons dit, accourait à toute bride.

– Qui vive ? cria Roland, lorsque le cavalier ne fut plus qu’à vingt pas de lui.

Et il apprêta sa carabine.

– Un prisonnier de plus, monsieur de Montrevel, répondit le cavalier ; je n’ai pas pu me trouver au combat, je veux du moins me trouver à l’échafaud. Où sont mes amis ?

– Là, monsieur, répondit Roland, qui avait reconnu, non pas la figure, mais la voix du jeune homme, voix qu’il entendait pour la troisième fois.

Et il indiqua de la main le groupe formant le centre de la petite troupe qui suivait la route de Ceyzeriat à Bourg.

– Je vois avec bonheur qu’il ne vous est rien arrivé, monsieur de Montrevel, dit le jeune homme avec une courtoisie parfaite, et ce m’est une grande joie, je vous le jure.

Et, piquant son cheval, il fut en quelques élans près des dragons et des gendarmes.

– Pardon, messieurs, dit-il en mettant pied à terre, mais je réclame une place au milieu de mes trois amis, le vicomte de Jahiat, le comte de Valensolle et le marquis de Ribier.

Les trois prisonniers jetèrent un cri d’admiration et tendirent les mains à leur ami.

Les deux blessés se soulevèrent sur leur brancard et murmurèrent :

– Bien, Sainte-Hermine…, bien !

– Je crois, Dieu me pardonne ! s’écria Roland, que le beau côté de l’affaire restera jusqu’au bout à ces bandits !

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