XXII

Marmouset avait frappé un grand coup sur l’esprit de l’abbé Samuel en lui apprenant la conversion de miss Ellen aux idées irlandaises.

Néanmoins, cela paraissait si extraordinaire, si invraisemblable, que le jeune prêtre lui dit :

– Êtes-vous sûr, monsieur, que l’homme gris ne s’est pas trompé ?

– Sur quoi ?

– Miss Ellen a l’audace, la force, la ruse ; elle joue la passion en comédienne consommée…

– Oui, mais elle a été vaincue par l’homme gris.

– Et elle l’aime ?

– Elle l’a aimé du jour où il a été prisonnier.

Dans les deux jours qu’il avait passés en prison avec Rocambole, Marmouset avait eu le temps d’apprendre de lui tout ce qui s’était passé à Londres depuis six mois.

Il raconta donc à l’abbé Samuel comment miss Ellen avait tendu un piège à l’homme gris, piège dans lequel celui-ci avait volontairement donné tête baissée.

Et la réaction subite qui s’était opérée chez la fière patricienne, et son amour et son désespoir.

Puis il raconta encore le voyage de miss Ellen en France, et la façon dont lui, Marmouset, l’avait délivrée de sir James Wood.

Quand il eut terminé cet étrange récit, l’abbé Samuel lui dit :

– Je vous crois, moi.

– Mais les autres ne me croiront pas, voulez-vous dire ?

– Je le crains.

– Et si miss Ellen elle-même.

– Ah ! vous avez raison, dit l’abbé Samuel, je réunirai cette nuit même les principaux chefs.

– En quel endroit ?

– Connaissez-vous Londres ?

– Assez.

– Il y a un quartier qu’on nomme le Wapping.

– Connu ! dit Marmouset.

– Et un square appelé Well-Close…

– Je le connais aussi.

– Eh bien ! que miss Ellen s’y trouve ce soir, un peu avant minuit.

– Seule ?

– Oh ! non, car elle pourrait être insultée par quelque fille de bas étage ; accompagnez-la.

– Et puis ?

– Faites-la asseoir sur un banc au milieu du square, et attendez.

– C’est bien, dit Marmouset, nous y serons.

Puis, après un moment de réflexion, l’abbé Samuel dit encore :

– Savez-vous ce qui a achevé de ruiner le prestige de l’homme gris ?

– Non.

– C’est qu’on le croyait Irlandais.

– Et qu’on a appris qu’il était Français ?

– Justement.

– Dévouez-vous donc à un peuple et à une idée ! murmura Marmouset avec dédain.

Puis, froissé dans son orgueil, il regarda le prêtre et lui dit :

– Écoutez-moi une minute encore, monsieur.

– Parlez…

– L’homme gris, qui, pour nous, a un autre nom, vous a paru extraordinaire, merveilleux, n’est-ce pas ?

– Cela est vrai.

– Je sais ce qu’il a fait ici : et je puis vous affirmer que cela n’a rien d’important.

– Oh ! dit l’abbé Samuel.

– Nous lui avons vu faire bien autre chose, nous, ses compagnons, et je puis vous affirmer une chose…

– Laquelle ?

– C’est que s’il voulait sortir de Newgate ce soir et tout seul, il en sortirait.

Le prêtre eut un geste qui voulait dire :

– Alors pourquoi nous demande-t-il secours ?

Marmouset devina la pensée de l’abbé Samuel et répondit :

– Les hommes supérieurs ont leurs faiblesses. L’homme gris a été un grand coupable ; c’est maintenant un grand pénitent, et il a mis tout son génie étrange au service de toutes les causes qui lui paraissent nobles et dignes d’intérêt.

C’est ainsi qu’un jour il vous a vu apparaître dans une taverne, comme un ange parmi des démons, et qu’il est devenu fénian.

Délivrez-le, et il vous rendra de bien autres services encore.

– Ah ! je ne demande pas mieux, moi, dit l’abbé Samuel.

– Abandonnez-le, poursuivit Marmouset, il se tirera d’affaire, soyez tranquille.

– Et nous donc ! sommes-nous venus à Londres pour rien ? exclama le bon Milon, que le flegme de l’abbé Samuel irritait.

– Mais alors, acheva Marmouset, il vous abandonnera à son tour.

– Hélas ! dit le pauvre prêtre, pourquoi donc n’est-il pas Irlandais ? À l’heure qu’il est, on eût incendié Newgate pour le délivrer. Ah ! monsieur, si je pouvais disposer de ces hommes à ma guise, il y a longtemps que l’homme gris serait revenu parmi nous.

Marmouset se prit à sourire.

– Monsieur l’abbé, dit-il, vous êtes un apôtre, je le sais, et l’homme gris n’a jamais douté de vous.

– Ah ! certes !

– Aussi ne vous inquiétez pas de lui outre mesure. Si les fénians l’abandonnent, nous ses amis, nous lui ouvrirons toutes grandes les portes de Newgate. Comme vous le disait mon compagnon, nous ne sommes pas venus de Paris pour autre chose.

– À ce soir donc, dit l’abbé Samuel.

– À ce soir.

Marmouset et Milon firent un pas de retraite.

– Ah ! dit encore le prêtre, j’oubliais…

– Quoi donc ?

– Vous n’êtes pas fénian, vous ?

– Ma foi ! non.

– Vous ne pouvez, par conséquent, pénétrer dans notre réunion.

– Alors, miss Ellen ira seule ?

– Non, puisque je viendrai la chercher sur le banc de Well-Close square.

– C’est juste. À ce soir.

Et Marmouset et Milon s’en allèrent.

Milon, en traversant le cimetière de l’église, prononçait des mots inintelligibles, mais qui trahissaient une sourde exaspération.

– Qu’as-tu donc ? dit Marmouset en riant.

– J’ai que le maître est toujours victime de son cœur et de ses élans généreux.

– Naturellement.

– Et ces gens-là ne valent pas la peine…

– Tais-toi ! Ne les jugeons point par avance… Qui sait ?

– Oh ! fit Milon, c’est tout vu. Ils enverront promener miss Ellen.

– Eh bien ! nous délivrerons le maître, nous.

– Avez-vous déjà un plan ?

– Parbleu ! dit Marmouset. Et dès ce soir je me mets à l’œuvre.

– Dès ce soir ?

– Sans doute.

– Mais puisque vous accompagnez miss Ellen ?

– À minuit.

– Alors, auparavant… ?

– Auparavant je vais dresser mes petites batteries. Viens, nous en causerons en route.

Ils sortirent du cimetière et remontèrent vers le pont de Westminster.

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