Le verdict rendu par le jury de la ville de Bourg avait produit un effet terrible, non seulement dans l’audience, mais encore dans toute la ville.
Il y avait parmi les quatre accusés un tel accord de fraternité chevaleresque, une telle élégance de manières, une telle conviction dans la foi qu’ils professaient, que leurs ennemis eux-mêmes admiraient cet étrange dévouement qui avait fait des voleurs de grand chemin de gentilshommes de naissance et de nom.
Madame de Montrevel, désespérée de la part qu’elle venait de prendre au procès et du rôle qu’elle avait bien involontairement joué dans ce drame au dénouement mortel, n’avait vu qu’un moyen de réparer le mal qu’elle avait fait : c’était de repartir à l’instant même pour Paris, de se jeter aux pieds du premier consul et de lui demander la grâce des quatre condamnés.
Elle ne prit pas même le temps d’aller embrasser Amélie au château des Noires-Fontaines ; elle savait que le départ de Bonaparte était fixé aux premiers jours de mai, et l’on était au 6.
Lorsqu’elle avait quitté Paris, tous les apprêts du départ étaient faits.
Elle écrivit un mot à sa fille, lui expliqua par quelle fatale suggestion elle venait, en essayant de sauver un des quatre accusés, de les faire condamner tous les quatre.
Puis, comme si elle eût eu honte d’avoir manqué à la promesse qu’elle avait faite à Amélie, et surtout qu’elle s’était faite à elle-même, elle envoya chercher des chevaux frais à la poste, remonta en voiture et repartit pour Paris.
Elle y arriva le 8 mai au matin.
Bonaparte en était parti le 6 au soir.
Il avait dit, en partant, qu’il n’allait qu’à Dijon, peut-être à Genève, mais qu’en tout cas il ne serait pas plus de trois semaines absent.
Le pourvoi des condamnés, fût-il rejeté, devait prendre au moins cinq ou six semaines.
Tout espoir n’était donc pas perdu.
Mais il le fut, lorsqu’on apprit que la revue de Dijon n’était qu’un prétexte, que le voyage à Genève n’avait jamais été sérieux, et que Bonaparte, au lieu d’aller en Suisse, allait en Italie.
Alors, madame de Montrevel, ne voulant pas s’adresser à son fils, quand elle savait le serment qu’il avait fait au moment où lord Tanlay avait été assassiné, et la part qu’il avait prise à l’arrestation des compagnons de Jéhu ; alors, disons-nous, madame de Montrevel s’adressa à Joséphine : Joséphine promit d’écrire à Bonaparte.
Le même soir, elle tint parole.
Mais le procès avait fait grand bruit ; il n’en était point de ces accusés-là comme d’accusés ordinaires, la justice fit diligence, et, le trente-cinquième jour après le jugement, le pourvoi en cassation fut rejeté.
Le rejet fut expédié immédiatement à Bourg, avec ordre d’exécuter les condamnés dans les vingt-quatre heures.
Mais quelque diligence qu’eût faite le ministère de la justice, l’autorité judiciaire ne fut point prévenue la première.
Tandis que les prisonniers se promenaient dans la cour intérieure, une pierre passa par-dessus les murs et vint tomber à leurs pieds.
Une lettre était attachée à cette pierre.
Morgan, qui avait, à l’endroit de ses compagnons, conservé, même en prison, la supériorité d’un chef, ramassa la pierre, ouvrit la lettre et la lut.
Puis, se retournant vers ses compagnons :
– Messieurs, dit-il, notre pourvoi est rejeté, comme nous devions nous y attendre, et, selon toute probabilité, la cérémonie aura lieu demain.
Valensolle et Ribier, qui jouaient au petit palet avec des écus de six livres et des louis, avaient quitté leur jeu pour écouter la nouvelle.
La nouvelle entendue, ils reprirent leur partie sans faire de réflexion.
Jahiat, qui lisait la Nouvelle Héloïse, reprit sa lecture en disant :
– Je crois que je n’aurai pas le temps de finir le chef-d’œuvre de M. Jean-Jacques Rousseau ; mais, sur l’honneur, je ne le regrette pas : c’est le livre le plus faux et le plus ennuyeux que j’aie lu de ma vie.
Sainte-Hermine passa la main sur son front en murmurant :
– Pauvre Amélie !
Puis, apercevant Charlotte, qui se tenait à la fenêtre de la geôle donnant dans la cour des prisonniers, il alla à elle :
– Dites à Amélie que c’est cette nuit qu’elle doit tenir la promesse qu’elle m’a faite.
La fille du geôlier referma la fenêtre et embrassa son père, en lui annonçant qu’il la reverrait selon toute probabilité dans la soirée.
Puis elle prit le chemin des Noires-Fontaines, chemin que depuis deux mois elle faisait tous les jours deux fois : une fois vers le milieu du jour pour aller à la prison, une fois le soir pour revenir au château.
Chaque soir, en rentrant, elle trouvait Amélie à la même place, c’est-à-dire assise à cette fenêtre qui, dans des jours plus heureux, s’ouvrait pour donner passage à son bien-aimé Charles.
Depuis le jour de son évanouissement, à la suite du verdict du jury, Amélie n’avait pas versé une larme, et nous pourrions presque ajouter n’avait pas prononcé une parole.
Au lieu d’être le marbre de l’antiquité s’animant pour devenir femme, on eût pu croire que c’était l’être animé qui peu à peu se pétrifiait.
Chaque jour, il semblait qu’elle fût devenue un peu plus pâle, un peu plus glacée.
Charlotte la regardait avec étonnement : les esprits vulgaires, très impressionnables aux bruyantes démonstrations, c’est-à-dire aux cris et aux pleurs, ne comprennent rien aux douleurs muettes.
Il semble que, pour eux, le mutisme, c’est l’indifférence.
Elle fut donc étonnée du calme avec lequel Amélie reçut le message qu’elle était chargée de transmettre.
Elle ne vit pas que son visage, plongé dans la demi-teinte du crépuscule, passait de la pâleur à la lividité ; elle ne sentit point l’étreinte mortelle qui, comme une tenaille de fer, lui broya le cœur ; elle ne comprit point, lorsqu’elle s’achemina vers la porte, qu’une roideur plus automatique encore que de coutume accompagnait ses mouvements.
Seulement, elle s’apprêta à la suivre.
Mais, arrivée à la porte, Amélie étendit la main :
– Attends-moi là, dit-elle.
Charlotte obéit.
Amélie referma la porte derrière elle et monta à la chambre de Roland.
La chambre de Roland était une véritable chambre de soldat et de chasseur, dont le principal ornement étaient des panoplies et des trophées.
Il y avait là des armes de toute espèce, indigènes et étrangères, depuis les pistolets aux canons azurés de Versailles jusqu’aux pistolets à pommeau d’argent du Caire, depuis le couteau catalan jusqu’au cangiar turc.
Elle détacha des trophées quatre poignards aux lames tranchantes et aiguës ; elle enleva aux panoplies huit pistolets de différentes formes.
Elle prit des balles dans un sac, de la poudre dans une corne.
Puis elle descendit rejoindre Charlotte.
Dix minutes après, aidée de sa femme de chambre, elle avait revêtu son costume de Bressane.
On attendit la nuit ; la nuit vient tard au mois de juin.
Amélie resta debout, immobile, muette, appuyée à sa cheminée éteinte, regardant par la fenêtre ouverte le village de Ceyzeriat, qui disparaissait peu à peu dans les ombres crépusculaires.
Lorsque Amélie ne vit plus rien que les lumières s’allumant de place en place :
– Allons, dit-elle, il est temps.
Les deux jeunes filles sortirent ; Michel ne fit point attention à Amélie qu’il prit pour une amie de Charlotte qui était venue voir celle-ci et que celle-ci allait reconduire.
Dix heures sonnaient, comme les jeunes filles passaient devant l’église de Brou.
Il était dix heures un quart à peu près lorsque Charlotte frappa à la porte de la prison.
Le père Courtois vint ouvrir.
Nous avons dit quelles étaient les opinions politiques du digne geôlier.
Le père Courtois était royaliste.
Il avait donc été pris d’une profonde sympathie pour les quatre condamnés ; il espérait, comme tout le monde, que madame de Montrevel, dont on connaissait le désespoir, obtiendrait leur grâce du premier consul, et, autant qu’il avait pu le faire sans manquer à ses devoirs, il avait adouci la captivité de ses prisonniers en écartant d’eux toute rigueur inutile.
Il est vrai que, d’un autre côté, malgré cette sympathie, il avait refusé soixante mille francs en or– somme qui, à cette époque, valait le triple de ce qu’elle vaut aujourd’hui– pour les sauver.
Mais, nous l’avons vu, mis dans la confidence par sa fille Charlotte, il avait autorisé Amélie, déguisée en Bressane, à assister au jugement.
On se rappelle les soins et les égards que le digne homme avait eus pour Amélie, lorsque elle-même avait été prisonnière avec madame de Montrevel.
Cette fois encore, et comme il ignorait le rejet du pourvoi, il se laissa facilement attendrir.
Charlotte lui dit que sa jeune maîtresse allait dans la nuit même partir pour Paris, afin de hâter la grâce, et qu’avant de partir elle venait prendre congé du baron de Sainte-Hermine et lui demander ses instructions pour agir.
Il y avait cinq portes à forcer pour gagner celle de la rue : un corps de garde dans la cour, une sentinelle intérieure et une extérieure ; par conséquent, le père Courtois n’avait point à craindre que les prisonniers s’évadassent.
Il permit donc qu’Amélie vît Morgan.
Qu’on nous excuse de dire tantôt Morgan, tantôt Charles, tantôt le baron de Sainte-Hermine ; nos lecteurs savent bien que, par cette triple appellation, nous désignons le même homme.
Le père Courtois prit une lumière et marcha devant Amélie.
La jeune fille, comme si, sortant de la prison, elle devait partir par la malle-poste, tenait à la main un sac de nuit.
Charlotte suivait sa maîtresse.
– Vous reconnaîtrez le cachot, mademoiselle de Montrevel ; c’est celui où vous avez été enfermée avec madame votre mère. Le chef de ces malheureux jeunes gens, le baron Charles de Sainte-Hermine, m’a demandé comme une faveur la cage n° 4. Vous savez que c’est le nom que nous donnons à nos cellules. Je n’ai pas cru devoir lui refuser cette consolation, sachant que le pauvre garçon vous aimait. Oh ! soyez tranquille, mademoiselle Amélie : ce secret ne sortira jamais de ma bouche. Puis il m’a fait des questions, m’a demandé où était le lit de votre mère, où était le vôtre ; je le lui ai dit. Alors, il a désiré que sa couchette fût placée juste au même endroit où la vôtre se trouvait ; ce n’était pas difficile : non seulement elle était au même endroit, mais encore c’était la même : De sorte que, depuis le jour de son entrée dans votre prison, le pauvre jeune homme est resté presque constamment couché.
Amélie poussa un soupir qui ressemblait à un gémissement ; elle sentit, chose qu’elle n’avait pas éprouvée depuis longtemps, une larme prête à mouiller sa paupière.
Elle était donc aimée comme elle aimait, et c’était une bouche étrangère et désintéressée qui lui en donnait la preuve.
Au moment d’une séparation éternelle, cette conviction était le plus beau diamant qu’elle pût trouver dans l’écrin de la douleur.
Les portes s’ouvrirent les unes après les autres devant le père Courtois.
Arrivée à la dernière, Amélie mit la main sur l’épaule du geôlier.
Il lui semblait entendre quelque chose comme un chant.
Elle écouta avec plus d’attention : une voix disait des vers.
Mais cette voix n’était point celle de Morgan ; cette voix lui était inconnue.
C’était à la fois quelque chose de triste comme une élégie, de religieux comme un psaume.
La voix disait :
J’ai révélé mon cœur au Dieu de l’innocence ;
Il a vu mes pleurs pénitents ;
Il guérit mes remords, il m’arme de constance :
Les malheureux sont ses enfants,
Mes ennemis, riant, ont dit dans leur colère ;
« Qu’il meure, et sa gloire avec lui ! »
Mais à mon cœur calmé le Seigneur dit en père :
« Leur haine sera ton appui. »
À tes plus chers amis ils ont prêté leur rage ;
Tout trompe ta simplicité :
Celui que tu nourris court vendre ton image,
Noir de sa méchanceté.
Mais Dieu t’entend gémir ; Dieu, vers qui te ramène
Un vrai remords né de douleurs ;
Dieu qui pardonne enfin à la nature humaine
D’être faible dans les malheurs.
J’éveillerai pour toi la pitié, la justice
De l’incorruptible avenir :
Eux-mêmes épureront, par leur long artifice,
Ton honneur qu’ils pensent ternir.
Soyez béni, mon Dieu, vous qui daignez me rendre
L’innocence et son noble orgueil ;
Vous qui, pour protéger le repos de ma cendre,
Veillerez près de mon cercueil !
Au banquet de la vie, infortuné convive,
J’apparus un jour, et je meurs ;
Je meurs, et sur ma tombe, où lentement j’arrive,
Nul ne viendra verser des pleurs.
Salut, champs que j’aimais, et vous, douce verdure,
Et vous, riant exil des bois !
Ciel, pavillon de l’homme, admirable nature,
Salut pour la dernière fois !
Ah ! puissent voir longtemps votre beauté sacrée
Tant d’amis sourds à mes adieux !
Qu’ils meurent pleins de jour ! que leur mort soit pleurée
Qu’un ami leur ferme les yeux !
La voix se tut ; sans doute, la dernière strophe était dite.
Amélie, qui n’avait pas voulu interrompre la méditation suprême des condamnés et qui avait reconnu la belle ode de Gilbert, écrite par lui sur le grabat d’un hôpital, la veille de sa mort, fit signe au geôlier qu’il pouvait ouvrir.
Le père Courtois qui, tout geôlier qu’il était, semblait partager l’émotion de la jeune fille, fit le plus doucement possible qu’il put tourner la clef dans la serrure : la porte s’ouvrit.
Amélie embrassa d’un coup d’œil l’ensemble du cachot et des personnages qui l’habitaient.
Valensolle, debout, appuyé à la muraille, tenait encore à la main le livre où il venait de lire les vers qu’Amélie avait entendus ; Jahiat était assis près d’une table, la tête appuyée sur sa main ; Ribier était assis sur la table même ; près de lui, au fond, Sainte-Hermine, les yeux fermés, et comme s’il eût été plongé dans le plus profond sommeil, était couché sur le lit.
À la vue de la jeune fille qu’ils reconnurent pour Amélie, Jahiat et Ribier se levèrent.
Morgan resta immobile ; il n’avait rien entendu.
Amélie alla droit à lui, et comme si le sentiment qu’elle éprouvait pour son amant était sanctifié par l’approche de la mort, sans s’inquiéter de la présence de ses trois amis, elle s’approcha de Morgan, et, tout en appuyant ses lèvres sur les lèvres du prisonnier, elle murmura :
– Réveille-toi, mon Charles ; c’est ton Amélie qui vient tenir sa parole.
Morgan jeta un cri joyeux et enveloppa la jeune fille de ses deux bras.
– Monsieur Courtois, dit Montbar, vous êtes un brave homme ; laissez ces deux pauvres jeunes gens ensemble : ce serait une impiété que de troubler par notre présence les quelques minutes qu’ils ont encore à rester ensemble sur cette terre.
Le père Courtois, sans rien dire, ouvrit la porte du cachot voisin. Valensolle, Jahiat et de Ribier y entrèrent : il ferma la porte sur eux.
Puis, faisant signe à Charlotte de le suivre, il sortit à son tour.
Les deux amants se trouvèrent seuls.
Il y a des scènes qu’il ne faut pas tenter de peindre, des paroles qu’il ne faut pas essayer de répéter ; Dieu, qui les écoute de son trône immortel, pourrait seul dire ce qu’elles contiennent de sombres joies et de voluptés amères.
Au bout d’une heure, les deux jeunes gens entendirent la clef tourner de nouveau dans la serrure. Ils étaient tristes, mais calmes, et la conviction que leur séparation ne serait pas longue leur donnait cette douce sérénité.
Le digne geôlier avait l’air plus sombre et plus embarrassé encore à cette seconde apparition qu’à la première. Morgan et Amélie le remercièrent en souriant.
Il alla à la porte du cachot où étaient enfermés les trois amis et ouvrit cette porte en murmurant
– Par ma foi, c’est bien le moins qu’ils passent cette nuit ensemble, puisque c’est leur dernière nuit.
Valensolle, Jahiat et Ribier rentrèrent.
Amélie, en tenant Morgan enveloppé dans son bras gauche, leur tendit la main à tous les trois.
Tous les trois baisèrent, l’un après l’autre, sa main froide et humide, puis Morgan la conduisit jusqu’à la porte.
– Au revoir ! dit Morgan.
– À bientôt ! dit Amélie.
Et ce rendez-vous pris dans la tombe fut scellé d’un long baiser, après lequel ils se séparèrent avec un gémissement si douloureux, qu’on eût dit que leurs deux cœurs venaient de se briser en même temps.
La porte se referma derrière Amélie, les verrous et les clefs grincèrent.
– Eh bien ? demandèrent ensemble Valensolle, Jahiat et Ribier.
– Voici, répondit Morgan en vidant sur la table le sac de nuit.
Les trois jeunes gens poussèrent un cri de joie en voyant ces pistolets brillants et ces lames aiguës.
C’était ce qu’ils pouvaient désirer de plus après la liberté ; c’était la joie douloureuse et suprême de se sentir maîtres de leur vie, et, à la rigueur, de celle des autres.
Pendant ce temps, le geôlier reconduisait Amélie jusqu’à la porte de la rue.
Arrivé là, il hésita un instant ; puis, enfin, l’arrêtant par le bras :
– Mademoiselle de Montrevel, lui dit-il, pardonnez-moi de vous causer une telle douleur, mais il est inutile que vous alliez à Paris…
– Parce que le pourvoi est rejeté et que l’exécution a lieu demain, n’est-ce pas ? répondit Amélie.
Le geôlier, dans son étonnement, fit un pas en arrière.
– Je le savais, mon ami, continua Amélie.
Puis, se tournant vers sa femme de chambre :
– Conduis-moi jusqu’à la prochaine église, Charlotte, dit-elle ; tu viendras m’y reprendre demain lorsque tout sera fini.
La prochaine église n’était pas bien éloignée : c’était Sainte-Claire.
Depuis trois mois à peu près, sous les ordres du premier consul, elle venait d’être rendue au culte.
Comme il était tout près de minuit, l’église était fermée ; mais Charlotte connaissait la demeure du sacristain et elle se chargea de l’aller éveiller.
Amélie attendit debout, appuyée contre la muraille, aussi immobile que les figures de pierre qui ornent la façade.
Au bout d’une demi-heure, le sacristain arriva.
Pendant cette demi-heure, Amélie avait vu passer une chose qui lui avait paru lugubre.
C’étaient trois hommes vêtus de noir, conduisant une charrette, qu’à la lueur de la lune elle avait reconnue être peinte en rouge.
Cette charrette portait des objets informes : planches démesurées, échelles étranges peintes de la même couleur ; elle se dirigeait du côté du bastion Montrevel, c’est-à-dire vers la place des exécutions.
Amélie devina ce que c’était ; elle tomba à genoux et poussa un cri.
À ce cri, les hommes vêtus de noir se retournèrent ; il leur sembla qu’une des sculptures du porche s’était détachée de sa niche et s’était agenouillée.
Celui qui paraissait être le chef des hommes noirs fit quelques pas vers Amélie.
– Ne m’approchez pas, monsieur ! cria celle-ci ; ne m’approchez pas !
L’homme reprit humblement sa place et continua son chemin.
La charrette disparut au coin de la rue des Prisons ; mais le bruit de ses roues retentit encore longtemps sur le pavé, et dans le cœur d’Amélie.
Lorsque le sacristain et Charlotte revinrent, ils trouvèrent la jeune fille à genoux.
Le sacristain fit quelques difficultés pour ouvrir l’église à une pareille heure ; mais une pièce d’or et le nom de mademoiselle de Montrevel levèrent ses scrupules.
Une seconde pièce d’or le détermina à illuminer une petite chapelle.
C’était celle où, tout enfant, Amélie avait fait sa première communion.
Cette chapelle illuminée, Amélie s’agenouilla au pied de l’autel et demanda qu’on la laissât seule.
Vers trois heures du matin, elle vit s’éclairer la fenêtre aux vitraux de couleurs qui surmontait l’autel de la Vierge. Cette fenêtre s’ouvrait par hasard à l’orient, de sorte que le premier rayon du soleil vint droit à la jeune fille comme un messager de Dieu.
Peu à peu, la ville s’éveilla : Amélie remarqua qu’elle était plus bruyante que d’habitude ; bientôt même les voûtes de l’église tremblèrent, au bruit des pas d’une troupe de cavaliers ; cette troupe se rendait du côté de la prison.
Un peu avant neuf heures, la jeune fille entendit une grande rumeur, et il lui sembla que chacun se précipitait du même côté.
Elle essaya de s’enfoncer plus avant encore dans la prière pour ne plus entendre ces différents bruits, qui parlaient à son cœur une langue inconnue, et dont cependant les angoisses qu’elle éprouvait lui disaient tout bas qu’elle comprenait chaque mot.
C’est que, en effet, il se passait à la prison une chose terrible, et qui méritait bien que tout le monde courût la voir.
Lorsque, vers neuf heures du matin, le père Courtois était entré dans leur cachot, pour annoncer aux condamnés tout à la fois que leur pourvoi était rejeté et qu’ils devaient se préparer à la mort, il les avait trouvés tous les quatre armés jusqu’aux dents.
Le geôlier, pris à l’improviste, fut attiré dans le cachot, la porte fut fermée derrière lui ; puis, sans qu’il essayât même de se défendre, tant sa surprise était inouïe, les jeunes gens lui arrachèrent son trousseau de clefs, et, ouvrant puis refermant la porte située en face de celle par laquelle le geôlier était entré, ils le laissèrent enfermé à leur place, et se trouvèrent, eux, dans le cachot voisin, où, la veille, Valensolle, Jahiat et Ribier avaient attendu que l’entrevue entre Morgan et Amélie fût terminée.
Une des clefs du trousseau ouvrait la seconde porte de cet autre cachot ; cette porte donnait sur la cour des prisonniers.
La cour des prisonniers était, elle, fermée par trois portes massives qui, toutes trois, donnaient dans une espèce de couloir donnant lui-même dans la loge du concierge du présidial.
De cette loge du concierge du présidial, on descendait par quinze marches dans le préau du parquet, vaste cour fermée par une grille.
D’habitude, cette grille n’était fermée que la nuit.
Si, par hasard, les circonstances ne l’avaient pas fait fermer le jour, il était possible que cette ouverture présentât une issue à leur fuite.
Morgan trouva la clef de la cour des prisonniers, l’ouvrit, se précipita, avec ses compagnons, de cette cour dans la loge du concierge du présidial, et s’élança sur le perron donnant dans le préau du tribunal.
Du haut de cette espèce de plate-forme, les quatre jeunes gens virent que tout espoir était perdu.
La grille du préau était fermée, et quatre-vingts hommes à peu près, tant gendarmes que dragons, étaient rangés devant cette grille.
À la vue des quatre condamnés libres et bondissant de la loge du Concierge sur le perron, un grand cri, cri d’étonnement et de terreur tout à la fois, s’éleva de la foule.
En effet, leur aspect était formidable.
Pour conserver toute la liberté de leurs mouvements, et peut-être aussi pour dissimuler l’épanchement du sang qui se manifeste si vite sur une toile blanche, ils étaient nus jusqu’à la ceinture.
Un mouchoir, noué autour de leur taille, était hérissé d’armes.
Il ne leur fallut qu’un regard pour comprendre qu’ils étaient maîtres de leur vie, mais qu’ils ne l’étaient pas de leur liberté.
Au milieu des clameurs qui s’élevaient de la foule et du cliquetis des sabres qui sortaient des fourreaux, ils conférèrent un instant.
Puis, après leur avoir serré la main, Montbar se détacha de ses compagnons, descendit les quinze marches et s’avança vers la grille.
Arrivé à quatre pas de cette grille, il jeta un dernier regard et un dernier sourire à ses compagnons, salua gracieusement la foule redevenue muette, et, s’adressant aux soldats :
– Très bien, messieurs les gendarmes ! Très bien, messieurs les dragons ! dit-il.
Et, introduisant dans sa bouche l’extrémité du canon d’un de ses pistolets, il se fit sauter la cervelle.
Des cris confus et presque insensés suivirent l’explosion, mais cessèrent presque aussitôt ; Valensolle descendit à son tour : lui tenait simplement à la main un poignard à lame droite, aiguë, tranchante.
Ses pistolets, dont il ne paraissait pas disposé à faire usage, étaient restés à sa ceinture.
Il s’avança vers une espèce de petit hangar supporté par trois colonnes, s’arrêta à la première colonne, y appuya le pommeau du poignard, dirigea la pointe vers son cœur, prit la colonne entre ses bras, salua une dernière fois ses amis, et serra la colonne jusqu’à ce que la lame tout entière eût disparu dans sa poitrine.
Il resta un instant encore debout ; mais une pâleur mortelle s’étendit sur son visage, puis ses bras se détachèrent, et il tomba mort au pied de la colonne.
Cette fois la foule resta muette.
Elle était glacée d’effroi.
C’était le tour de Ribier : lui tenait à la main ses deux pistolets.
Il s’avança jusqu’à la grille ; puis, arrivé là, il dirigea les canons de ses pistolets sur les gendarmes.
Il ne tira pas, mais les gendarmes tirèrent.
Trois ou quatre coups de feu se firent entendre, et Ribier tomba percé de deux balles.
Une sorte d’admiration venait de faire, parmi les assistants, place aux sentiments divers qui, à la vue de ces trois catastrophes successives, s’étaient succédé dans son cœur.
Elle comprenait que ces jeunes gens voulaient bien mourir, mais qu’ils tenaient à mourir comme ils l’entendraient, et surtout, comme des gladiateurs antiques, à mourir avec grâce.
Elle fit donc silence lorsque Morgan, resté seul, descendit, en souriant, les marches du perron, et fit signe qu’il voulait parler.
D’ailleurs, que lui manquait-il, à cette foule avide de sangs ? On lui donnait plus qu’on ne lui avait promis.
On lui avait promis quatre morts, mais quatre morts uniformes, quatre têtes tranchées ; et on lui donnait quatre morts différentes, pittoresques, inattendues ; il était donc bien naturel qu’elle fît silence lorsqu’elle vit s’avancer Morgan.
Morgan ne tenait à la main ni pistolets, ni poignard ; poignard et pistolets reposaient à sa ceinture.
Il passa près du cadavre de Valensolle et vint se placer entre ceux de Jahiat et de Ribier.
– Messieurs, dit-il, transigeons.
Il se fit un silence comme si la respiration de tous les assistants était suspendue.
– Vous avez eu un homme qui s’est brûlé la cervelle (il désigna Jahiat) ; un autre qui s’est poignardé (il désigna Valensolle) ; un troisième qui a été fusillé (il désigna Ribier) ; vous voudriez voir guillotiner le quatrième, je comprends cela.
Il passa un frissonnement terrible dans la foule.
– Eh bien, continua Morgan, je ne demande pas mieux que de vous donner cette satisfaction. Je suis prêt à me laisser faire, mais je désire aller à l’échafaud de mon plein gré et sans que personne me touche ; celui qui m’approche, je le brûle, si ce n’est monsieur, continua Morgan en montrant le bourreau. C’est une affaire que nous avons ensemble et qui, de part et d’autre, ne demande que des procédés.
Cette demande, sans doute, ne parut pas exorbitante à la foule, car de toute part on entendit crier :
– Oui ! oui ! oui !
L’officier de gendarmerie vit que ce qu’il y avait de plus court était de passer par où voulait Morgan.
– Promettez-vous, dit-il, si l’on vous laisse les pieds et les mains libres, de ne point chercher à vous échapper ?
– J’en donne ma parole d’honneur, reprit Morgan.
– Eh bien, dit l’officier de gendarmerie, éloignez-vous et laissez-nous enlever les cadavres de vos camarades.
– C’est trop juste, dit Morgan.
Et il alla, à dix pas d’où il était, s’appuyer contre la muraille.
La grille s’ouvrit.
Les trois hommes vêtus de noir entrèrent dans la cour, ramassèrent l’un après l’autre les trois corps.
Ribier n’était point tout à fait mort ; il rouvrit les yeux et parut chercher Morgan.
– Me voilà, dit celui-ci, sois tranquille, cher ami, j’en suis.
Ribier referma les yeux sans faire entendre une parole.
Quand les trois corps furent emportés :
– Monsieur, demanda l’officier de gendarmerie à Morgan, êtes-vous prêt ?
– Oui, monsieur, répondit Morgan en saluant avec une exquise politesse.
– Alors, venez.
– Me voici, dit Morgan.
Et il alla prendre place entre le peloton de gendarmerie et le détachement de dragons.
– Désirez-vous monter dans la charrette ou aller à pied, monsieur ? demanda le capitaine.
– À pied, à pied, monsieur : je tiens beaucoup à ce que l’on sache que c’est une fantaisie que je me passe en me laissant guillotiner ; mais je n’ai pas peur.
Le cortège sinistre traversa la place des Lices, et longea les murs du jardin de l’hôtel Montbazon.
La charrette traînant les trois cadavre marchait la première ; puis venaient les dragons ; puis Morgan, marchant seul dans un intervalle libre d’une dizaine de pas ; puis les gendarmes, précédés de leur capitaine.
À l’extrémité du mur, le cortège tourna à gauche.
Tout à coup, par l’ouverture qui se trouvait alors entre le jardin et la grande halle, Morgan aperçut l’échafaud qui dressait vers le ciel ses deux poteaux rouges comme deux bras sanglants.
– Pouah ! dit-il, je n’avais jamais vu de guillotine, et je ne savais point que ce fût aussi laid que cela.
Et, sans autre explication, tirant son poignard de sa ceinture, il se le plongea jusqu’au manche dans la poitrine.
Le capitaine de gendarmerie vit le mouvement sans pouvoir le prévenir et lança son cheval vers Morgan, resté debout, au grand étonnement de tout le monde et de lui-même.
Mais Morgan, tirant un de ses pistolets de sa ceinture et l’armant :
– Halte-là ! dit-il ; il est convenu que personne ne me touchera ; je mourrai seul ou nous mourrons trois ; c’est à choisir.
Le capitaine fit faire à son cheval un pas à reculons.
– Marchons, dit Morgan.
Et, en effet, il se remit en marche.
Arrivé au pied de la guillotine, Morgan tira le poignard de sa blessure et s’en frappa une seconde fois aussi profondément que la première.
Un cri de rage plutôt que de douleur lui échappa.
– Il faut, en vérité, que j’aie l’âme chevillée dans le corps, dit-il.
Puis, comme les aides voulaient l’aider à monter l’escalier au haut duquel l’attendait le bourreau :
– Oh ! dit-il, encore une fois, que l’on ne me touche pas !
Et il monta les six degrés sans chanceler.
Arrivé sur la plate-forme, il tira le poignard de sa blessure et s’en donna un troisième coup.
Alors un effroyable éclat de rire sortit de sa bouche, et jetant aux pieds du bourreau le poignard qu’il venait d’arracher de sa troisième blessure, aussi inutile que les deux premières :
– Par ma foi ! dit-il, j’en ai assez ; à ton tour, et tire-toi de là comme tu pourras.
Une minute après, la tête de l’intrépide jeune homme tombait sur l’échafaud, et, par un phénomène de cette implacable vitalité qui s’était révélée en lui, bondissait et roulait hors de l’appareil du supplice.
Allez à Bourg comme j’y ai été, et l’on vous dira qu’en bondissant, cette tête avait prononcé le nom d’Amélie.
Les morts furent exécutés après le vivant ; de sorte que les spectateurs, au lieu de perdre quelque chose aux événements que nous venons de raconter, eurent double spectacle.