XVIII MONSIEUR ANDRÉ.

– Vous disiez donc alors que la noblesse bretonne était prête à seconder de son mieux la noblesse française. Et que veut la noblesse française ?

– Substituer, en cas de mort de sa Majesté, le roi d’Espagne au trône de France, comme seul et unique héritier de Louis XIV.

– Bien ! très-bien ! dit la Jonquière en fourrant ses doigts jusqu’à la première phalange dans une tabatière de corne et en prisant avec une évidente satisfaction.

– Mais enfin, reprit le régent, vous parlez de toutes ces choses comme si le roi était mort, et le roi ne l’est pas.

– Monsieur le grand Dauphin, monsieur le duc de Bourgogne, madame la duchesse de Bourgogne et leurs enfants, ont disparu d’une façon bien déplorable.

Le régent pâlit de colère ; Dubois se mit à tousser.

– On compte donc sur la mort du roi ? demanda le duc.

– Généralement, monseigneur, répondit le chevalier.

– Alors cela explique comment le roi d’Espagne espère, malgré la renonciation de ses droits, monter sur le trône de France, n’est-il pas vrai, monsieur ? Mais, parmi les gens qui sont attachés à la régence, il pense trouver quelque opposition à ses projets.

Le faux Espagnol appuya involontairement sur ces mots.

– Aussi, monseigneur, répondit le chevalier, on a prévu le cas.

– Ah ! fit Dubois, ah ! l’on a prévu le cas ; très-bien ! fort bien ! Quand je vous le disais, monseigneur, que nos Bretons étaient des hommes précieux. Continuez, monsieur, continuez.

Malgré l’invitation encourageante de Dubois, Gaston garda le silence.

– Eh bien, monsieur, dit le duc, dont la curiosité s’excitait malgré lui, vous le voyez, j’écoute.

– Ce secret n’est pas le mien, monseigneur, répondit le chevalier.

– Alors, dit le duc, je n’ai pas la confiance de vos chefs.

– Au contraire, monseigneur ; mais vous seul l’avez.

– Je vous comprends, monsieur ; mais le capitaine est de nos amis, et je vous réponds de lui comme de moi.

– Mes instructions, monseigneur, portent que je ne m’en ouvrirai qu’à vous seul.

– Mais, monsieur, je vous ai déjà dit que je répondais du capitaine.

– En ce cas, reprit Gaston en s’inclinant, j’ai dit à monseigneur tout ce que j’avais à lui dire.

– Vous entendez, capitaine, dit le régent ; veuillez donc nous laisser seuls.

– Oui, monseigneur, répondit Dubois ; mais, avant de vous quitter, moi aussi, j’aurais deux mots à vous dire.

Gaston se recula de deux pas par discrétion.

– Monseigneur, dit tout bas Dubois, poussez-le, mordieu ! tirez-lui toute l’affaire des entrailles ; vous n’aurez jamais occasion pareille. Eh bien, qu’en dites-vous, de votre Breton ? Il est gentil, n’est-ce pas ?

– Un charmant garçon, dit le régent… l’air tout à fait gentilhomme : des yeux pleins de fermeté et d’intelligence à la fois ; une tête fine.

– On la coupera d’autant mieux, marronna Dubois en se grattant le nez.

– Que dis-tu ?

– Rien, monseigneur, je suis exactement de votre avis. Monsieur de Chanlay, votre serviteur, et au revoir. Un autre se fâcherait de ce que vous n’avez pas voulu parler devant lui, mais, moi, je ne suis pas fier, et, pourvu que la chose tourne comme je l’entends ; peu m’importent les moyens.

Chanlay s’inclina légèrement.

– Allons, allons, dit Dubois, il paraît que je n’ai pas assez l’air d’un homme de guerre. Diable de nez, va ! c’est encore un de ses tours ; mais c’est égal, la tête est bonne.

– Monsieur, dit le régent lorsque Dubois eut fermé la porte, nous voilà seuls, et je vous écoute.

– Monseigneur, vous me comblez, dit Chanlay.

– Parlez, monsieur, reprit le régent.

Puis il ajouta en souriant :

– Vous devez comprendre mon impatience, n’est-ce pas ?

– Oui, monseigneur, car Votre Excellence est sans doute étonnée de ne point encore avoir reçu d’Espagne certaine dépêche que vous devez adresser au cardinal Olocroni.

– C’est vrai, monsieur, répondit le régent, faisant un effort pour mentir, mais emporté par la situation.

– Je vais vous donner l’explication de ce retard, monseigneur. Le messager qui devait apporter cette dépêche est tombé malade et n’a pas quitté Madrid ; le baron de Valef, mon ami, qui d’occasion, se trouvait en Espagne, s’est alors offert. On a hésité quelques jours ; enfin, comme on le connaissait pour un homme déjà éprouvé dans la conspiration de Cellamare, on la lui a confiée.

– En effet, dit le régent, le baron de Valef a échappé de bien peu aux émissaires de Dubois.

– Savez-vous, monsieur, qu’il y a eu un grand courage à essayer de renouer une œuvre ainsi rompue par la moitié ? Je sais, quant à moi, que, lorsque le régent a vu madame du Maine et le prince de Cellamare arrêtés, messieurs de Richelieu, de Polignac, de Malezieux, mademoiselle de Launay et Brigaud à la Bastille, et ce misérable la Grange-Chancel aux îles Sainte-Marguerite, il a cru tout fini.

– Vous voyez qu’il s’est trompé, monseigneur.

– Mais vos conspirateurs de la Bretagne ne craignent-ils pas, en se soulevant en ce moment, de faire couper la tête aux conspirateurs de Paris que le régent tient sous sa main ?

– Tout au contraire, monseigneur ; ils espèrent les sauver, ou ils se feront une gloire de mourir avec eux.

– Comment cela, les sauver ?

– Revenons à la dépêche, s’il vous plaît, monseigneur ; je dois la remettre d’abord à Votre Excellence, et la voici.

– C’est juste.

Le régent prit la lettre ; mais, au moment de la décacheter, voyant qu’elle était adressée à Son Excellence le duc d’Olivarès, il la posa sur la table sans l’ouvrir.

Chose étrange ! Et ce même homme brisait parfois, pour son espionnage des postes, deux cents cachets par jour.

Il est vrai qu’alors il était avec Thorey ou Dubois, et non avec le chevalier de Chanlay.

– Eh bien, monseigneur… dit Chanlay, ne comprenant rien à l’hésitation du duc.

– Vous savez sans doute ce que contient cette dépêche, monsieur ?… demanda le régent.

– Peut-être pas mot pour mot, monseigneur ; mais je sais ce qui a été convenu, du moins.

– Voyons, dites. Je suis bien aise de savoir jusqu’à quel point vous êtes initié aux secrets du cabinet espagnol.

– Lorsqu’on se sera défait du régent, dit Gaston, sans voir le léger tressaillement qui, à ces paroles, agita son interlocuteur, on fera provisoirement reconnaître le duc du Maine à sa place. M. le duc du Maine rompra à l’instant même le traité de la quadruple alliance signé par ce misérable Dubois.

– Oh ! je suis vraiment fâché, interrompit le régent, que le capitaine la Jonquière ne soit plus là ; il aurait eu plaisir à vous entendre parler ainsi… Continuez, monsieur, continuez.

– On jettera le prétendant, avec une flotte, sur les hôtes d’Angleterre. On mettra la Prusse, la Suède et la Russie aux prises avec la Hollande. L’empire profitera de la lutte pour reprendre Naples et la Sicile, auxquels il a des droits par la maison de Souabe. On assurera le grand-duché de Toscane, prêt à rester sans maître par l’extinction des Médicis, au second fils du roi d’Espagne. On réunira les Pays-Bas catholiques à la France. On donnera la Sardaigne au duc de Savoie, Commachio au pape. On fera de la France l’âme de la grande ligue du Midi contre le Nord ; et, si Sa Majesté Louis XV vient à mourir, on couronnera Philippe V roi de la moitié du monde.

– Oui, monsieur, je sais tout cela, dit le régent, et c’est le plan de la conspiration Cellamare remis à neuf ; mais il y a dans ce que vous m’avez dit d’abord une phrase que je ne comprends pas bien.

– Laquelle, monseigneur ?… demanda Gaston.

– Celle-ci : « L’on se défera du régent. » Et comment s’en défera-t-on, monsieur ?

– L’ancien plan, comme vous le savez, monseigneur, avait été de l’enlever et de le transporter dans la prison de Saragosse ou la forteresse de Tolède.

– Oui ; et le plan a échoué par la surveillance du duc.

– Ce plan était impraticable ; mille obstacles s’opposaient à ce que le duc arrivât à Tolède ou à Saragosse ; le moyen, je vous le demande, de faire traverser la France dans sa plus grande largeur à un pareil prisonnier !

– C’était difficile, dit le duc. Aussi je n’ai jamais compris qu’un pareil moyen eût été adopté. Je vois avec plaisir qu’on y a fait une légère modification.

– Monseigneur, on séduit ses gardes, on s’échappe d’une prison, on s’évade d’une forteresse ; puis on revient en France, on ressaisit le pouvoir perdu, et l’on fait écarteler ceux qui ont exécuté l’enlèvement. Philippe V et Alberoni n’ont rien à craindre ; Son Excellence monseigneur le duc d’Olivarès a regagné la frontière, et est hors de la portée de la main ; et, tandis que la moitié des conjurés échappe à la puissance du régent, l’autre moitié paye pour le tout.

– Cependant…

– Monseigneur, nous avons sous les yeux l’exemple de la dernière conspiration, et, vous le disiez vous-même tout à l’heure, MM. de Richelieu, de Polignac, de Malezieux, de Laval et Brigaud et mademoiselle de Launay sont encore à la Bastille.

– Ce que vous dites là, monsieur, est plein de logique, répondit le duc.

– Tandis qu’au contraire, continua le chevalier, en se défaisant du régent…

– Oui, l’on prévient son retour. On s’échappe d’une prison, on s’évade d’une forteresse ; mais on ne sort pas d’une tombe. Voilà ce que vous vouliez dire, n’est-ce pas ?

– Oui, monseigneur, répondit Gaston avec un léger tremblement dans la voix.

– Alors, je comprends maintenant le but de votre mission : vous êtes venu à Paris pour vous défaire du régent ?

– Oui, monseigneur.

– En le tuant ?

– Oui, monseigneur.

– Et c’est vous, monsieur, continua le régent en fixant son regard profond sur le jeune homme, qui vous êtes offert de vous-même pour cette sanglante mission ?

– Non, monseigneur ; jamais de moi-même je n’eusse choisi le rôle d’un assassin.

– Mais qui vous a forcé de jouer ce rôle, alors ?

– La fatalité, monseigneur.

– Expliquez-vous, monsieur.

– Nous formions un comité de cinq gentilshommes associés à la ligue bretonne, ligue partielle au milieu de la grande association, et il avait été convenu entre nous que tout ce que nous ferions se déciderait à la majorité.

– Je comprends, dit le duc ; et la majorité a décidé qu’on assassinerait le régent ?

– C’est cela, monseigneur : quatre furent pour l’assassinat, un seul fut contre.

– Et celui qui fut contre ?… demanda le duc.

– Dussé-je perdre la confiance de Votre Excellence, monseigneur, c’était moi.

– Mais alors, monsieur, comment vous êtes-vous chargé d’accomplir un dessein que vous désapprouviez ?

– Il avait été décidé que le sort désignerait celui qui devait porter le coup.

– Et le sort ?…

– Tomba sur moi, monseigneur.

– Comment n’avez-vous pas refusé cette mission ?

– Le scrutin était secret ; nul ne connaissait mon vote ; on m’eût pris pour un lâche.

– Et vous êtes venu à Paris…

– Dans le but qui m’est imposé.

– Comptant sur moi ?…

– Comme sur un ennemi du régent, pour m’aider à accomplir une entreprise qui, non-seulement touche si profondément aux intérêts de l’Espagne, mais encore qui sauve nos amis de la Bastille.

– Courent-ils de si grands dangers que vous le croyez ?

– La mort plane au-dessus d’eux ; le régent a des preuves, et il a dit de M. de Richelieu, qu’eût-il quatre têtes, il avait entre les mains de quoi les lui faire couper.

– Il a dit cela dans un moment de colère.

– Comment ! monseigneur, c’est vous qui défendez le duc ! c’est vous qui tremblez quand un homme se dévoue pour le salut non-seulement de ses complices, mais encore de deux royaumes ! c’est vous qui hésitez à accepter le dévouement !

– Si vous échouez dans cette entreprise ?…

– Toute chose a son bon et son mauvais côté, monseigneur. Quand on n’a pas le bonheur d’être le sauveur de son pays, reste l’honneur d’être le martyr de sa cause.

– Mais, faites-y attention, en vous facilitant les moyens d’arriver jusqu’au régent, je deviens votre complice.

– Et cela vous effraye, monseigneur ?

– Sans doute, car, vous arrêté…

– Eh bien, moi arrêté ?…

– On peut, à force de tortures, vous arracher les noms de ceux…

Gaston interrompit le prince avec un geste et un sourire de suprême dédain.

– Vous êtes étranger, monseigneur, lui dit-il, et vous êtes Espagnol ; vous ne pouvez, par conséquent, savoir ce que c’est qu’un gentilhomme français. Je vous pardonne donc votre injure.

– Alors, on peut donc compter sur votre silence ?

– Pontcalec, du Couëdic, Talhouët et Montlouis en ont douté un seul instant, et, depuis, ils m’en ont fait leurs excuses.

– C’est bien, monsieur, reprit le régent ; je songerai gravement, je vous le promets, à ce que vous venez de me dire ; mais cependant, à votre place…

– À ma place ?

– Je renoncerais à cette entreprise.

– Je voudrais, pour beaucoup, n’y être point entré, monseigneur, je l’avoue : car, depuis que j’y suis entré, un grand changement s’est fait dans ma vie. Mais j’y suis, il faut qu’elle s’accomplisse.

– Même quand je refuserais de vous seconder ? dit le régent.

– Le comité breton a prévu ce cas, dit Gaston en souriant.

– Et il a décidé ?…

– Que l’on passerait outre.

– Ainsi votre résolution ?…

– Est irrévocable, monseigneur.

– J’ai dit ce que je devais vous dire, reprit le régent ; maintenant, puisque vous le voulez à toute force, poursuivez donc votre entreprise.

– Monseigneur, dit Gaston, vous paraissez vouloir vous retirer.

– Avez-vous encore quelque chose à me dire ?…

– Aujourd’hui, non ; mais demain, après-demain.

– N’avez-vous pas l’intermédiaire du capitaine ? En me faisant prévenir par lui, je vous recevrai quand il vous plaira.

– Monseigneur, dit Gaston avec un accent de fermeté merveilleusement assorti avec sa pose noble et digne, parlons franc : pas d’intermédiaire semblable à celui-là. Votre Excellence et moi, si fort séparés que nous nous trouvions par le rang et le mérite, sommes égaux, du moins, devant l’échafaud qui nous menace. L’avantage sur ce point est même à moi, car il est évident que je cours plus de dangers que vous. Cependant, vous êtes maintenant, monseigneur, un conspirateur comme M. le chevalier de Chanlay, avec cette différence, que vous avez le droit, étant le chef, de voir tomber sa tête avant la vôtre. Qu’il me soit donc permis de traiter d’égal à égal avec Votre Excellence, et de la voir quand j’aurai besoin d’elle.

Le régent réfléchit un instant.

– Fort bien, dit-il ; cette maison n’est pas ma demeure ; vous comprenez, je reçois peu chez moi depuis que la guerre est imminente ; ma position est précaire et délicate en France. Cellamare est emprisonné à Blois ; je ne suis qu’un espèce de consul, bon à protéger mes nationaux, et bon aussi à servir d’otage : je ne saurais donc user de trop de précautions.

Le régent mentait avec effort, il cherchait la fin de chacune de ses phrases.

– Écrivez donc poste restante, à cette adresse : « À monsieur André. » Vous ajouterez l’heure à laquelle vous voulez me parler, et je me trouverai ici.

– À la poste ? reprit Gaston.

– Oui ; vous comprenez, c’est un délai de trois heures, voilà tout, pas davantage. À chaque levée, un homme à moi guette votre lettre et me l’apporte, s’il s’en trouve une ; trois heures après, vous vous présentez ici, et tout est dit.

– Votre Excellence en parle bien à son aise, dit en riant Gaston ; mais je ne sais pas même où je suis ; je ne connais pas la rue, je ne sais pas le numéro de la maison ; je suis venu de nuit : comment voulez-vous que je me retrouve ? Tenez, monseigneur, faisons mieux que cela ; vous m’avez demandé quelques heures pour réfléchir : prenez jusqu’à demain matin, et demain, à onze heures, envoyez-moi chercher. Il faut que nous arrêtions bien fermement notre plan d’avance, afin que notre plan ne manque pas comme ceux de ces conspirateurs de carrefour, dont une voiture mise en travers ou une pluie qui tombe dérange les poignards ou éteint la poudre.

– Eh bien, cela est pensé à merveille, dit le régent ; demain donc, monsieur de Chanlay, ici vers onze heures ; on ira vous prendre chez vous, et nous n’aurons plus, dès lors, de secrets l’un pour l’autre.

– Votre Excellence daigne-t-elle agréer mes respects ? dit Gaston en s’inclinant.

– Adieu, monsieur, fit le régent en lui rendant son salut.

Le régent congédia Gaston, qui retrouva dans l’antichambre le guide qui l’avait amené. Le chevalier remarqua seulement qu’au retour il lui fallait traverser un jardin qu’il n’avait pas vu en venant, et qu’il sortait par une autre porte que celle par laquelle il était entré.

À cette autre porte, la même voiture attendait ; il y monta aussitôt, et à peine y eut-il pris sa place, qu’elle roula rapidement vers la rue des Bourdonnais.

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