Mais si la division du travail produit la solidarité, ce n’est pas seulement parce qu’elle fait de chaque individu un échangiste, comme disent les économistes
Mais il ne suffit pas qu’il y ait des règles, il faut encore qu’elles soient justes et, pour cela, il est nécessaire que les conditions extérieures de la concurrence soient égales. Si, d’autre part, on se rappelle que la conscience collective se réduit de plus en plus au culte de l’individu, on verra que ce qui caractérise la morale des sociétés organisées, comparée à celle des sociétés segmentaires, c’est qu’elle a quelque chose de plus humain, partant, de plus rationnel. Elle ne suspend pas notre activité à des fins qui ne nous touchent pas directement ; elle ne fait pas de nous les serviteurs de puissances idéales et d’une tout autre nature que la nôtre, qui suivent leurs voies propres sans se préoccuper des intérêts des hommes. Elle nous demande seulement d’être tendres pour nos semblables et d’être justes, de bien remplir notre tâche, de travailler à ce que chacun soit appelé à la fonction qu’il peut le mieux remplir, et reçoive le juste prix de ses efforts. Les règles qui la constituent n’ont pas une force contraignante qui étouffe le libre examen ; mais, parce qu’elles sont davantage faites pour nous et, dans un certain sens, par nous, nous sommes plus libres vis-à-vis d’elles. Nous voulons les comprendre, et nous craignons moins de les changer. Il faut se garder d’ailleurs de trouver insuffisant un tel idéal sous prétexte qu’il est trop terrestre et trop à notre portée. Un idéal n’est pas plus élevé parce qu’il est plus transcendant, mais parce qu’il nous ménage de plus vastes perspectives. Ce qui importe, ce n’est pas qu’il plane bien haut au-dessus de nous, au point de nous devenir étranger, mais c’est qu’il ouvre à notre activité une assez longue carrière, et il s’en faut que celui-ci soit à la veille d’être réalisé. Nous ne sentons, que trop combien c’est une œuvre laborieuse que d’édifier cette société où chaque individu aura la place qu’il mérite, sera récompensé comme il le mérite, où tout le monde, par suite, concourra spontanément au bien de tous et de chacun. De même, une morale n’est pas au-dessus d’une autre parce qu’elle commande d’une manière plus sèche et plus autoritaire, parce qu’elle est plus soustraite à la réflexion. Sans doute, il faut qu’elle nous attache à autre chose que nous-même ; mais il n’est pas nécessaire qu’elle nous enchaîne jusqu’à nous immobiliser.
On a dit avec raison