C’est donc dans certaines variations du milieu social qu’il faut aller chercher la cause qui explique les progrès de la division du travail. Les résultats du livre précédent nous permettent d’induire tout de suite en quoi elles consistent.
Nous avons vu en effet que la structure organisée et, par conséquent, la division du travail se développent régulièrement à mesure que la structure segmentaire s’efface. C’est donc que cet effacement est la cause de ce développement ou que le second est la cause du premier. Cette dernière hypothèse est inadmissible, car nous savons que l’arrangement segmentaire est pour la division du travail un obstacle insurmontable qui doit avoir disparu, au moins partiellement, pour qu’elle puisse apparaître. Elle ne peut être que dans la mesure où il a cessé d’être. Sans doute, une fois qu’elle existe, elle peut contribuer à en accélérer la régression ; mais elle ne se montre qu’après qu’il a régressé. L’effet réagit sur la cause, mais ne perd pas pour cela la qualité d’effet ; la réaction qu’il exerce est par conséquent secondaire. L’accroissement de la division du travail est donc dû à ce fait que les segments sociaux perdent de leur individualité, que les cloisons qui les séparent deviennent plus perméables, en un mot qu’il s’effectue entre eux une coalescence qui rend la matière sociale libre pour entrer dans des combinaisons nouvelles.
Mais la disparition de ce type ne peut avoir cette conséquence que pour une seule raison. C’est qu’il en résulte un rapprochement entre des individus qui étaient séparés ou, tout au moins, un rapprochement plus intime qu’il n’était ; par suite, des mouvements s’échangent entre des parties de la masse sociale qui, jusque-là, ne s’affectaient mutuellement pas. Plus le système alvéolaire est développé, plus aussi les relations dans lesquelles chacun de nous est engagé se renferment dans les limites de l’alvéole à laquelle nous appartenons. Il y a comme des vides moraux, entre les divers segments. Au contraire, ces vides se comblent à mesure que ce système se nivelle. La vie sociale, au lieu de se concentrer en une multitude de petits foyers distincts et semblables, se généralise. Les rapports sociaux. — on dirait plus exactement intra-sociaux — deviennent par conséquent plus nombreux, puisque de tous côtés ils s’étendent au delà de leurs limites primitives. La division du travail progresse donc d’autant plus qu’il y a plus d’individus qui sont suffisamment en contact pour pouvoir agir et réagir les uns sur les autres. Si nous convenons d’appeler densité dynamique ou morale ce rapprochement et le commerce actif qui en résulte, nous pourrons dire que les progrès de la division du travail sont en raison directe de la densité morale ou dynamique de la société.
Mais ce rapprochement moral ne peut produire son effet que si la distance réelle entre les individus a elle-même diminué, de quelque manière que ce soit. La densité morale ne peut donc s’accroître sans que la densité matérielle s’accroisse en même temps, et celle-ci peut servir à mesurer celle-là. Il est d’ailleurs inutile de rechercher laquelle des deux a déterminé l’autre ; il suffit de constater qu’elles sont inséparables.
La condensation progressive des sociétés au cours du développement historique se produit de trois manières principales :
1o Tandis que les sociétés inférieures se répandent sur des aires immenses relativement au nombre des individus qui les composent, chez les peuples plus avancés, la population va toujours en se concentrant. « Opposons, dit M. Spencer, la populosité des régions habitées par des tribus sauvages avec celle des régions d’une égale étendue en Europe ; ou bien, opposons la densité de la population en Angleterre sous l’heptarchie avec la densité qu’elle présente aujourd’hui, et nous reconnaîtrons que la croissance produite par union de groupes s’accompagne aussi d’une croissance interstitielle
2o La formation des villes et leur développement est un autre symptôme, plus caractéristique encore, du même phénomène. L’accroissement de la densité moyenne peut être uniquement dû à l’augmentation matérielle de la natalité et, par conséquent, peut se concilier avec une concentration très faible, un maintien très marqué du type segmentaire. Mais les villes résultent toujours du besoin qui pousse les individus à se tenir d’une manière constante en contact aussi intime que possible les uns avec les autres ; elles sont comme autant de points où la masse sociale se contracte plus fortement qu’ailleurs. Elles ne peuvent donc se multiplier et s’étendre que si la densité morale s’élève. Nous verrons du reste qu’elles se recrutent surtout par voie d’immigration, ce qui n’est possible que dans la mesure où la fusion des segments sociaux est avancée.
Tant que l’organisation sociale est essentiellement segmentaire, la ville n’existe pas. Il n’y en a pas dans les sociétés inférieures ; on n’en rencontre ni chez les Iroquois, ni chez les anciens Germains
Parce que les sociétés commencent généralement par une période agricole, on a parfois été tenté de regarder le développement des centres urbains comme un signe de vieillesse et de décadence
3o Enfin, il y a le nombre et la rapidité des voies de communication et de transmission. En supprimant ou en diminuant les vides qui séparent les segments sociaux, elles accroissent la densité de la société. D’autre part, il n’est pas nécessaire de démontrer qu’elles sont d’autant plus nombreuses et plus perfectionnées que les sociétés sont d’un type plus élevé.
Puisque ce symbole visible et mesurable reflète les variations de ce que nous avons appelé la densité morale
Mais ce facteur n’est pas le seul.
Si la condensation de la société produit ce résultat, c’est qu’elle multiplie les relations intra-sociales. Mais celles-ci seront encore plus nombreuses si, en outre, le chiffre total des membres de la société devient plus considérable. Si elle comprend plus d’individus en même temps qu’ils sont plus intimement en contact, l’effet sera nécessairement renforcé. Le volume social a donc sur la division du travail la même influence que la densité.
En fait, les sociétés sont généralement d’autant plus volumineuses qu’elles sont plus avancées et, par conséquent, que le travail y est plus divisé. « Les sociétés comme les corps vivants, dit M. Spencer, commencent sous forme de germes, naissent de masses extrêmement ténues en comparaison de celles auxquelles elles finissent par arriver. De petites hordes errantes, telles que celles des races inférieures, sont sorties les plus grandes sociétés : c’est une conclusion qu’on ne saurait nier
Cependant il y a des exceptions. La nation juive, avant la conquête, était vraisemblablement plus volumineuse que la cité romaine du ive siècle ; pourtant elle est d’une espèce inférieure. La Chine, la Russie sont beaucoup plus populeuses que les nations les plus civilisées de l’Europe. Chez ces mêmes peuples, par conséquent, la division du travail n’est pas développée en raison du volume social. C’est qu’en effet l’accroissement du volume n’est pas nécessairement une marque de supériorité si la densité ne s’accroît en même temps et dans le même rapport. Car une société peut atteindre de très grandes dimensions parce qu’elle comprend un très grand nombre de segments, quelle que soit la nature de ces derniers ; si donc même les plus vastes d’entre eux ne reproduisent que des sociétés d’un type très inférieur, la structure segmentaire restera très prononcée et, par suite, l’organisation sociale peu élevée. Un agrégat même immense de clans est au-dessous de la plus petite société organisée, puisque celle-ci a déjà parcouru des stades de l’évolution en deçà desquels il est resté. De même, si le chiffre des unités sociales a de l’influence sur la division du travail, ce n’est pas par soi-même et nécessairement, mais c’est que le nombre des relations sociales augmente généralement avec celui des individus. Or, pour que ce résultat soit atteint, ce n’est pas assez que la société compte beaucoup de sujets, mais il faut encore qu’ils soient assez intimement en contact pour pouvoir agir et réagir les uns sur les autres. Si, au contraire, ils sont séparés par des milieux opaques, ils ne peuvent nouer de rapports que rarement et malaisément et tout se passe comme s’ils étaient en petit nombre. Le croît du volume social n’accélère donc pas toujours les progrès de la division du travail, mais seulement quand la masse se contracte en même temps et dans la même mesure. Par suite, ce n’est, si l’on veut, qu’un facteur additionnel ; mais, quand il se joint au premier, il en amplifie les effets par une action qui lui est propre et, par conséquent, demande à en être distingué.
Nous pouvons donc formuler la proposition suivante : La division du travail varie en raison directe du volume et de la densité des sociétés, et, si elle progresse d’une manière continue au cours du développement social, c’est que les sociétés deviennent régulièrement plus denses et très généralement plus volumineuses.
En tout temps, il est vrai, on a bien compris qu’il y avait une relation entre ces deux ordres de faits ; car, pour que les fonctions se spécialisent davantage, il faut qu’il y ait plus de coopérateurs et qu’ils soient assez rapprochés pour pouvoir coopérer. Mais, d’ordinaire, on ne voit guère dans cet état des sociétés que le moyen par lequel la division du travail se développe, et non la cause de ce développement. On fait dépendre ce dernier d’aspirations individuelles vers le bien-être et le bonheur, qui peuvent se satisfaire d’autant mieux que les sociétés sont plus étendues et plus condensées. Tout autre est la loi que nous venons d’établir. Nous disons, non que la croissance et la condensation des sociétés permettent, mais qu’elles nécessitent une division plus grande du travail. Ce n’est pas un instrument par lequel celle-ci se réalise ; c’en est la cause déterminante
Mais comment peut-on se représenter la manière dont cette double cause produit son effet ?