(suite)
L’hérédité
Dans ce qui précède, nous avons raisonné comme si la division du travail ne dépendait que de causes sociales. Cependant elle est aussi liée à des conditions organico-psychiques. L’individu reçoit en naissant des goûts et des aptitudes qui le prédisposent à certaines fonctions plus qu’à d’autres, et ces prédispositions ont certainement une influence sur la manière dont les tâches se répartissent. D’après l’opinion la plus commune, il faudrait même voir dans cette diversité des natures la condition première de la division du travail, dont la principale raison d’être serait « de classer les individus suivant leurs capacités »
En effet, comme ces vocations natives nous sont transmises par nos ascendants, elles se réfèrent non pas aux conditions dans lesquelles l’individu se trouve actuellement placé, mais à celles où vivaient ses aïeux. Elles nous enchaînent donc à notre race, comme la conscience collective nous enchaînait à notre groupe, et entravent par suite la liberté de nos mouvements. Comme cette partie de nous-même est tournée tout entière vers le passé, et vers un passé qui ne nous est pas personnel, elle nous détourne de notre sphère d’intérêts propres et des changements qui s’y produisent. Plus elle est développée, plus elle nous immobilise. La race et l’individu sont deux forces contraires qui varient en raison inverse l’une de l’autre. En tant que nous ne faisons que reproduire et que continuer nos ancêtres, nous tendons à vivre comme ils ont vécu et nous sommes réfractaires à toute nouveauté. Un être qui recevrait de l’hérédité un legs trop important et trop lourd serait à peu près incapable de tout changement ; c’est le cas des animaux qui ne peuvent progresser qu’avec une grande lenteur.
L’obstacle que le progrès rencontre de ce côté est même plus difficilement surmontable que celui qui vient de la communauté des croyances et des pratiques. Car celles-ci ne sont imposées à l’individu que du dehors et par une action morale, tandis que les tendances héréditaires sont congénitales et ont une base anatomique. Ainsi, plus grande est la part de l’hérédité dans la distribution des tâches, plus cette distribution est invariable, plus, par conséquent, les progrès de la division du travail sont difficiles alors même qu’ils seraient utiles. C’est ce qui arrive dans l’organisme. La fonction de chaque cellule est déterminée par sa naissance. « Dans un animal vivant, dit M. Spencer, le progrès de l’organisation implique non seulement que les unités composant chacune des parties différenciées conservent chacune sa position, mais aussi que leur descendance leur succède dans ces positions. Les cellules hépatiques qui, tout en remplissant leur fonction, grandissent et donnent naissance à de nouvelles cellules hépatiques, font place à celles-ci quand elles se dissolvent et disparaissent ; les cellules qui en descendent ne se rendent pas aux reins, aux muscles, aux centres nerveux pour s’unir dans l’accomplissement de leurs fonctions
Or, bien des faits tendent à démontrer que, à l’origine, l’hérédité avait sur la répartition des fonctions sociales une influence très considérable.
Sans doute, chez les peuples tout à fait primitifs, elle ne joue à ce point de vue aucun rôle. Les quelques fonctions qui commencent à se spécialiser sont électives ; mais c’est qu’elles ne sont pas encore constituées. Le chef ou les chefs ne se distinguent guère de la foule qu’ils dirigent ; leur pouvoir est aussi restreint qu’éphémère ; tous les membres du groupe sont sur un pied d’égalité. Mais, aussitôt que la division du travail apparaît d’une manière caractérisée, elle se fixe sous une forme qui se transmet héréditairement ; c’est ainsi que naissent les castes. L’Inde nous offre le plus parfait modèle de cette organisation du travail ; mais on la retrouve ailleurs. Chez les Juifs, les seules fonctions qui fussent nettement séparées des autres, celles du sacerdoce, étaient strictement héréditaires. Il en était de même à Rome pour toutes les fonctions publiques, qui impliquaient les fonctions religieuses, et qui étaient le privilège des seuls patriciens. En Assyrie, en Perse, en Égypte, la société se divise de la même manière. Là où les castes tendent à disparaître, elles sont remplacées par les classes qui, pour être moins étroitement closes au dehors, n’en reposent pas moins sur le même principe.
Assurément, cette institution n’est pas une simple conséquence du fait des transmissions héréditaires. Bien des causes ont contribué à la susciter. Mais elle n’aurait pu ni se généraliser à ce point, ni persister pendant si longtemps, si, en général, elle n’avait eu pour effet de mettre chacun à la place qui lui convenait. Si le système des castes avait été contraire aux aspirations individuelles et à l’intérêt social, aucun artifice n’eût pu le maintenir. Si, dans la moyenne des cas, les individus n’étaient pas réellement nés pour la fonction que leur assignait la coutume ou la loi, cette classification traditionnelle des citoyens eût été vite bouleversée. La preuve, c’est que ce bouleversement se produit en effet dès que cette discordance éclate. La rigidité des cadres sociaux ne fait donc qu’exprimer la manière immuable dont se distribuaient alors les aptitudes, et cette immutabilité elle-même ne peut être due qu’à l’action des lois de l’hérédité. Sans doute l’éducation, parce qu’elle se faisait tout entière dans le sein de la famille et se prolongeait tard pour les raisons que nous avons dites, en renforçait l’influence ; mais elle n’eût pu à elle seule produire de tels résultats. Car elle n’agit utilement et efficacement que si elle s’exerce dans le sens même de l’hérédité. En un mot, cette dernière n’a pu devenir une institution sociale que là où elle jouait effectivement un rôle social. En fait, nous savons que les peuples anciens avaient un sentiment très vif de ce qu’elle était. Nous n’en trouvons pas seulement la trace dans les coutumes dont nous venons de parler et dans d’autres similaires, mais il est directement exprimé dans plus d’un monument littéraire
D’ailleurs, l’hérédité des professions était très souvent la règle, alors même que la loi ne l’imposait pas. Ainsi la médecine, chez les Grecs, fut d’abord cultivée par un petit nombre de familles. « Les asclépiades ou prêtres d’Esculape se disaient de la postérité de ce dieu… Hippocrate était le dix-septième médecin de la famille. L’art divinatoire, le don de prophétie, cette haute faveur des dieux, passaient chez les Grecs pour se transmettre le plus souvent de père en fils
Mais aussi on sait combien, dans ces sociétés, le progrès est lent et difficile. Pendant des siècles, le travail reste organisé de la même manière, sans qu’on songe à rien innover. « L’hérédité s’offre ici à nous avec ses caractères habituels : conservation, stabilité
Mais il importe d’établir le fait directement et surtout d’en faire voir les causes.