AUTRE PREUVE DE CE QUI PRÉCÈDE

Pourtant, à cause de l’importance des résultats qui précèdent, il est bon, avant d’aller plus loin, de les confirmer une dernière fois. Cette nouvelle vérification est d’autant plus utile qu’elle va nous fournir l’occasion d’établir une loi qui, tout en leur servant de preuve, servira aussi à éclairer tout ce qui suivra.

Si les deux sortes de solidarité que nous venons de distinguer ont bien l’expression juridique que nous avons dite, la prépondérance du droit répressif sur le droit coopératif doit être d’autant plus grande que le type collectif est plus prononcé et que la division du travail est plus rudimentaire. Inversement, à mesure que les types individuels se développent et que les lâches se spécialisent, la proportion entre l’étendue de ces deux droits doit tendre à se renverser. Or, la réalité de ce rapport peut être démontrée expérimentalement.

I

Plus les sociétés sont primitives, plus il y a de ressemblances entre les individus dont elles sont formées. Déjà Hippocrate, dans son écrit De aere et locis, avait dit que les Scythes ont un type ethnique et point de types personnels. Humboldt remarque dans ses Neuspanien

Le Dr Lebon a pu établir d’une manière objective cette homogénéité croissante à mesure qu’on remonte vers les origines. Il a comparé les crânes appartenant à des races et à des sociétés différentes, et il a trouvé « que les différences de volume du crâne existant entre individus de même race… sont d’autant plus grandes que la race est plus élevée dans l’échelle de la civilisation. Après avoir groupé les volumes des crânes de chaque race par séries progressives, en ayant soin de n’établir de comparaisons que sur des séries assez nombreuses pour que les termes en soient reliés d’une façon graduelle, j’ai reconnu, dit-il, que la différence de volume entre les crânes masculins adultes les plus grands et les crânes les plus petits est en nombre rond de 200 centimètres cubes chez le gorille, de 280 chez les parias de l’Inde, de 310 chez les Australiens, de 350 chez les anciens Égyptiens, de 470 chez les Parisiens du XIIe siècle, de 600 chez les Parisiens modernes, de 700 chez les Allemands

Il n’est pas douteux que ces similitudes organiques ne correspondent à des similitudes psychiques. « Il est certain, dit Waitz, que cette grande ressemblance physique des indigènes provient essentiellement de l’absence de toute forte individualité psychique, de l’état d’infériorité de la culture intellectuelle en général… L’homogénéité des caractères (Gemuthseigenschaften) au sein d’une peuplade nègre est incontestable. Dans l’Égypte supérieure, le marchand d’esclaves ne se renseigne avec précision que sur le lieu d’origine de l’esclave et non sur son caractère individuel, car une longue expérience lui a appris que les différences entre individus de la même tribu sont insignifiantes à côté de celles qui dérivent de la race. C’est ainsi que les Nubas et les Gallus passent pour très fidèles, les Abyssins du Nord pour traîtres et perfides, la majorité des autres pour de bons esclaves domestiques, mais qui ne sont guère utilisables pour le travail corporel ; ceux de Fertit pour sauvages et prompts à la vengeance

C’est pourtant une idée encore assez répandue que la civilisation a au contraire pour effet d’accroître les similitudes sociales. « À mesure que les agglomérations humaines s’étendent, dit M. Tarde, la diffusion des idées suivant une progression géométrique régulière est plus marquée

Mais ces faits n’infirment en rien notre proposition. Il est certain que les différentes sociétés tendent à se ressembler davantage ; mais il n’en est pas de même des individus qui composent chacune d’elles. Il y a maintenant moins de distance que jadis entre le Français et l’Anglais en général, mais cela n’empêche pas les Français d’aujourd’hui de différer entre eux beaucoup plus que les Français d’autrefois. De même, il est bien vrai que chaque province tend à perdre sa physionomie distinctive ; mais cela n’empêche pas chaque individu d’en prendre de plus en plus une qui lui est personnelle. Le Normand est moins différent du Gascon, celui-ci du Lorrain et du Provençal : les uns et les autres n’ont plus guère en commun que les traits communs à tous les Français ; mais la diversité que présentent ces derniers pris ensemble ne laisse pas de s’être accrue. Car, si les quelques types provinciaux qui existaient autrefois tendent à se fondre les uns dans les autres et à disparaître, il y a à la place une multitude autrement considérable de types individuels. Il n’y a plus autant de différences qu’il y a de grandes régions, mais il y en a presque autant qu’il y a d’individus. Inversement, là où chaque province a sa personnalité, il n’en est pas de même des particuliers. Elles peuvent être très hétérogènes les unes par rapport aux autres, et n’être formées que d’éléments semblables ; c’est ce qui se produit également dans les sociétés politiques. C’est ainsi que les protozoaires sont à ce point distincts les uns des autres qu’il est impossible de les classer en espèces

Cette opinion repose donc sur une confusion entre les types individuels et les types collectifs, tant provinciaux que nationaux. Il est incontestable que la civilisation tend à niveler les seconds ; mais on en a conclu à tort qu’elle a le même effet sur les premiers, et que l’uniformité devient générale. Bien loin que ces deux sortes de types varient l’un comme l’autre, nous verrons que l’effacement des uns est la condition nécessaire à l’apparition des autres

Ce qui précède s’applique identiquement aux types professionnels. Il y a des raisons de supposer qu’ils perdent de leur ancien relief, que l’abîme qui séparait jadis les professions, et surtout certaines d’entre elles, est en train de se combler. Mais ce qui est certain, c’est qu’à l’intérieur de chacune d’elles les différences se sont accrues. Chacun a davantage sa manière de penser et de faire, subit moins complètement l’opinion commune de la corporation. De plus, si de profession à profession les différences sont moins tranchées, elles sont en tout cas plus nombreuses, car les types professionnels se sont eux-mêmes multipliés à mesure que le travail se divisait davantage. S’ils ne se distinguent plus les uns des autres que par de simples nuances, du moins ces nuances sont plus variées. La diversité n’a donc pas diminué, même à ce point de vue, quoiqu’elle ne se manifeste plus sous forme de contrastes violents et heurtés.

Nous pouvons donc être assurés que, plus on recule dans l’histoire, plus l’homogénéité est grande ; d’autre part, plus on se rapproche des types sociaux les plus élevés, plus la division du travail se développe. Voyons maintenant comment varient aux divers degrés de l’échelle sociale les deux formes du droit que nous avons distinguées.

I, p. 116. Waitz, Anthropologie der Naturvoellker, I, p. 75-76. Les Sociétés, p. 193. Topinard, Anthropologie, p. 393. Op. cit., I, p. 77. — Cf. Ibid., p. 446. Lois de l’Imitation, p. 19. Ethnography and philolosy of the Un. States, Philadelphie, 1846, p. 13. C’est ce qui fait dire à M. Tarde : « Le voyageur qui traverse plusieurs pays d’Europe observe plus de dissemblances entre les gens du peuple restés fidèles à leurs vieilles coutumes qu’entre les personnes des classes supérieures. » Op. cit., p. 59. V. Perrier, Transformisme, p. 235. V. plus loin liv. II, ch. II et III. — Ce que nous y disons peut servir à la fois à expliquer et à confirmer les faits que nous établissons ici.

II

Autant qu’on peut juger de l’état du droit dans les sociétés tout à fait inférieures, il paraît être tout entier répressif. « Le sauvage, dit Lubbock, n’est libre nulle part. Dans le monde entier, la vie quotidienne du sauvage est réglée par une quantité de coutumes (aussi impérieuses que des lois) compliquées et souvent fort incommodes, de défenses et de privilèges absurdes. De nombreux règlements fort sévères, quoiqu’ils ne soient pas écrits, compassent tous les actes de leur vie

Mais de telles observations manquent nécessairement de précision, car rien n’est difficile à saisir comme des coutumes aussi flottantes. Pour que notre expérience soit conduite avec méthode, il faut la faire porter autant que possible sur des droits écrits.

Les quatre derniers livres du Pentateuque, l’Exode, le Lévitique, les Nombres, le Deutéronome représentent le plus ancien monument de ce genre que nous possédions

Droit de propriété : Droit de retrait ; — Jubilé ; — Propriété des Lévites (Lévitique, XXV, 14-25, 29-34, et XXVII, 1-34).

Droit domestique : Mariage (Deut., XXI, 11-14 ; XXIII, 5 ; XXV, 5-10) ; Lév., XXI, 7, 13, 14) ; — Droit successoral (Nombres, XXVII, 8-11, et XXVI, 8 ; Deut., XXI, 15-17); — Esclavage d’indigènes et d’étrangers (Deut., XV, 12-17 ; Exode, XXI, 2-11 ; Lév., XIX, 20 ; XXV, 39-44 ; XXXVI, 44-57).

Prêts et salaires (Deut., XV, 7-9 ; XXIII, 19-20 ; XXIV, 6 et 10-13 ; XXV, 15).

Quasi-délits (Exode, XXI, 18-33 et 33-35 ; XXII, 6 et 10-17)

Organisation des fonctions publiques : Des fonctions des prêtres (Nombres, X) ; des Lévites (Nombres, III et IV) ; des Anciens (Deut., XXI, 19 ; XXII, 15 ; XXV, 7 ; XXI, 1 ; Lév., IV, 15) ; des Juges (Exode, XVIII, 25 ; Deut., 1, 15-17).

Le droit restitutif et surtout le droit coopératif se réduisent donc à très peu de chose. Ce n’est pas tout. Parmi les règles que nous venons de citer, beaucoup ne sont pas aussi étrangères au droit pénal qu’on pourrait le croire au premier abord, car elles sont toutes marquées d’un caractère religieux. Elles émanent toutes également de la divinité ; les violer, c’est l’offenser, et de telles offenses sont des fautes qui doivent être expiées. Le livre ne distingue pas entre tels et tels commandements, mais ils sont tous des paroles divines auxquelles on ne peut désobéir impunément, « Si tu ne prends pas garde à faire toutes les paroles de cette loi qui sont écrites dans ce livre en craignant ce nom glorieux et terrible, l’Éternel ton Dieu, alors l’Éternel te frappera toi et la postérité

Il est vrai qu’il y a un certain nombre de préceptes dont la sanction n’est pas spécialement indiquée ; mais nous savons déjà qu’elle est certainement pénale. La nature des expressions employées suffit à le prouver. D’ailleurs, la tradition nous apprend qu’un châtiment corporel était infligé à quiconque violait un précepte négatif, quand la loi n’énonçait pas formellement de peine

Aussi ce caractère est-il encore très marqué dans les lois de Manou. Il n’y a qu’à voir la place éminente qu’elles attribuent à la justice criminelle dans l’ensemble des institutions nationales. « Pour aider le roi dans ses fonctions, dit Manou, le Seigneur produisit dès le principe le génie du châtiment, protecteur de tous les êtres, exécuteur de la justice, son propre fils, et dont l’essence est toute divine. C’est la crainte du châtiment qui permet à toutes les créatures mobiles et immobiles de jouir de ce qui leur est propre, et qui les empêche de s’écarter de leurs devoirs… Le châtiment gouverne le genre humain, le châtiment le protège ; le châtiment veille pendant que tout dort ; le châtiment est la justice, disent les sages… Toutes les classes se corrompraient, toutes les barrières seraient renversées, l’univers ne serait que confusion si le châtiment ne faisait plus son devoir

La loi des XII Tables se rapporte à une société déjà beaucoup plus avancée

Aussi le droit criminel n’occupe-t-il plus toute la place. Les règles qui sont sanctionnées par des peines et celles qui n’ont que des sanctions restitutives sont, cette fois, bien distinguées les unes des autres. Le droit restitutif s’est dégagé du droit répressif qui l’absorbait primitivement ; il a maintenant ses caractères propres, sa constitution personnelle, son individualité. Il existe comme espèce juridique distincte, munie d’organes spéciaux, d’une procédure spéciale. Le droit coopératif lui-même fait son apparition ; on trouve dans les XII Tables un droit domestique et un droit contractuel.

Toutefois, si le droit pénal a perdu de sa prépondérance primitive, sa part reste grande. Sur les 115 fragments de cette loi que Voigt est parvenu à reconstituer, il n’y en a que 66 qui puissent être attribués au droit restitutif ; 49 ont un caractère pénal accentué

Cette prépondérance est encore beaucoup plus certaine et beaucoup plus accusée si on le compare, non pas à tout le droit restitutif, mais seulement à la partie de ce droit qui correspond à la solidarité organique. En effet, à ce moment, il n’y a guère que le droit domestique dont l’organisation soit déjà assez avancée ; la procédure, pour être gênante, n’est ni variée ni complexe ; le droit contractuel commence seulement à naître. « Le petit nombre des contrats que reconnaît l’ancien droit, dit Voigt, contraste de la manière la plus frappante avec la multitude des obligations qui naissent du délit

À partir de cette époque, le droit répressif n’a fait que perdre de son importance relative. D’une part, à supposer même qu’il n’ait pas régressé sur un grand nombre de points, que bien des actes qui, à l’origine, étaient regardés comme criminels, n’aient pas cessé peu à peu d’être réprimés, — et le contraire est certain pour ce qui concerne les délits religieux, — du moins, il ne s’est pas sensiblement accru ; nous savons que, dès l’époque des XII Tables, les principaux types criminologiques du droit romain sont constitués. Au contraire, le droit contractuel, la procédure, le droit public n’ont fait que prendre de plus en plus d’extension. À mesure qu’on avance, on voit les rares et maigres formules que la loi des XII Tables comprenait sur ces différents points se développer et se multiplier jusqu’à devenir les systèmes volumineux de l’époque classique. Le droit domestique lui-même se complique et se diversifie à mesure qu’au droit civil primitif vient peu à peu s’ajouter le droit prétorien.

L’histoire des sociétés chrétiennes nous offre un autre exemple du même phénomène. Déjà Summer-Maine avait conjecturé qu’en comparant entre elles les différentes lois barbares on trouverait la place du droit pénal d’autant plus grande qu’elles sont plus anciennes

La loi salique se rapporte à une société moins développée que n’était la Rome du IVe siècle. Car si, comme cette dernière, elle a déjà franchi le type social auquel s’est arrêté le peuple juif, elle en est pourtant moins complètement dégagée. Les traces en sont beaucoup plus apparentes ; nous le montrerons plus loin. Aussi le droit pénal y avait-il une importance beaucoup plus grande. Sur les 293 articles dont est composé le texte de la loi salique, tel qu’il est édité par Waitz

Elle est déjà moindre dans la loi des Burgundes, qui est plus récente. Sur 311 articles, nous en avons compté 98, c’est-à-dire près d’un tiers, qui ne présentent aucun caractère pénal. Mais l’accroissement porte uniquement sur le droit domestique, qui s’est compliqué, tant pour ce qui concerne le droit des choses que pour ce qui regarde celui des personnes. Le droit contractuel n’est pas beaucoup plus développé que dans la loi salique.

Enfin la loi des Wisigoths, dont la date est encore plus récente et qui se rapporte à un peuple encore plus cultivé, témoigne d’un nouveau progrès dans le même sens. Quoique le droit pénal y prédomine encore, le droit restitutif y a une importance presque égale. On y trouve en effet tout un code de procédure (liv. I et II), un droit matrimonial et un droit domestique déjà très développés (liv. III, tit. I et VI ; liv. IV). Enfin, pour la première fois, tout un livre, le cinquième, est consacré aux transactions.

L’absence de codification ne nous permet pas d’observer avec la même précision ce double développement dans toute la suite de notre histoire ; mais il est incontestable qu’il s’est poursuivi dans la même direction. Dès cette époque, en effet, le catalogue juridique des crimes et des délits est déjà très complet. Au contraire, le droit domestique, le droit contractuel, la procédure, le droit public se sont développés sans interruption, et c’est ainsi que finalement le rapport entre les deux parties du droit que nous comparons s’est trouvé renversé.

Le droit répressif et le droit coopératif varient donc exactement comme le faisait prévoir la théorie qui se trouve ainsi confirmée. Il est vrai qu’on a parfois attribué à une autre cause cette prédominance du droit pénal dans les sociétés inférieures ; on l’a expliquée « par la violence habituelle dans les sociétés qui commencent à écrire leurs lois. Le législateur, dit-on, a divisé son œuvre en proportion de la fréquence de certains accidents de la vie barbare

Ces principes posés, la conclusion va s’en dégager toute seule.

Lublock, Les Origines de la civilisation, p. 440. — Cf. Spencer, Sociologie, p. 435. Nous n’avons pas à nous prononcer sur l’antiquité réelle de l’ouvrage — il nous suffit qu’il se rapporte à une société de type très inférieur — ni sur l’antiquité relative des parties qui le composent, car, au point de vue qui nous occupe, elles présentent toutes sensiblement le même caractère. Nous les prenons donc en bloc. Tous ces versets réunis (moins ceux qui traitent des fonctions publiques) sont au nombre de 135. Deut., XXVIII, 58-59. — Cf. Nombres, XV, 30-3l. Lév., IV. Deutér., XXIV, 4. Deutér., XXV, 5. XXIV, 17, 18, 20. V. Munck, Palestine, p. 216. — Selden, De Synedriis, p.889-903, énumère, d’après Maïmonide, tous les préceptes qui rentrent dans cette catégorie. Lois de Manou, trad. Loiseleur, VII, v. 14-24. En disant d’un type social qu’il est plus avancé qu’un autre, nous n’entendons pas que les différents types sociaux s’étagent en une même série linéaire ascendante, plus ou moins élevée, suivant les moments de l’histoire. Il est au contraire certain que, si le tableau généalogique des types sociaux pouvait être complètement dressé, il aurait plutôt la forme d’un arbre touffu, à souche unique sans doute, mais à rameaux divergents. Mais, malgré cette disposition, la distance entre deux types est mesurable ; ils sont plus ou moins hauts. Surtout on a le droit de dire d’un type qu’il est au-dessus d’un autre quand il a commencé par avoir la forme de ce dernier et qu’il l’a dépassée. C’est certainement qu’il appartient à une branche ou à un rameau plus élevé. V. chap. VI, § 2. Le droit contractuel, le droit de tester, la tutelle, l’adoption, etc., sont choses inconnues du Pentateuque. Cf. Walter, op. cit., §§ 1 et 2 ; Voigt, Dic XII Tafeln, I, p. 43. Dix (lois somptuaires) ne mentionnent pas expressément de sanction ; mais le caractère pénal n’en est pas douteux. XII Tafeln, II, p. 448. Ancien Droit, p. 347. Das alte Recht der Salischen Franken. Kiel, 1846. Tit. XLIV, XLV, XLVI, LIX, LX, LXII. Cf. Thonissen, Procédure de la loi salique, p. 244. Ancien Droit, p. 348.


CHAPITRE V

PRÉPONDÉRANCE PROGRESSIVE DE LA SOLIDARITÉ ORGANIQUE ET SES CONSÉQUENCES

I

Il suffit en effet de jeter un coup d’œil sur nos codes pour y constater la place très réduite que le droit répressif occupe par rapport au droit coopératif. Qu’est-ce que le premier à côté de ce vaste système formé par le droit domestique, le droit contractuel, le droit commercial, etc. ? L’ensemble des relations soumises à une réglementation pénale ne représente donc que la plus petite fraction de la vie générale, et, par conséquent, les liens qui nous attachent à la société et qui dérivent de la communauté des croyances et des sentiments sont beaucoup moins nombreux que ceux qui résultent de la division du travail.

Il est vrai, comme nous en avons déjà fait la remarque, que la conscience commune et la solidarité qu’elle produit ne sont pas exprimées tout entières par le droit pénal ; la première crée d’autres liens que ceux dont il réprime la rupture. Il y a des états moins forts ou plus vagues de la conscience collective qui font sentir leur action par l’intermédiaire des mœurs, de l’opinion publique, sans qu’aucune sanction légale y soit attachée, et qui, pourtant, contribuent à assurer la cohésion de la société. Mais le droit coopératif n’exprime pas davantage tous les liens qu’engendre la division du travail ; car il ne nous donne également de toute cette partie de la vie sociale qu’une représentation schématique. Dans une multitude de cas, les rapports de mutuelle dépendance qui unissent les fonctions divisées ne sont réglés que par des usages, et ces règles non écrites dépassent certainement en nombre celles qui servent de prolongement au droit répressif, car elles doivent être aussi diverses que les fonctions sociales elles-mêmes. Le rapport entre les unes et les autres est donc le même que celui des deux droits qu’elles complètent, et, par conséquent, on peut en faire abstraction sans que le résultat du calcul soit modifié.

Cependant, si nous n’avions constaté ce rapport que dans nos sociétés actuelles et au moment précis de leur histoire où nous sommes arrivés, on pourrait se demander s’il n’est pas dû à des causes temporaires et peut-être pathologiques. Mais nous venons de voir que, plus un type social est rapproché du nôtre, plus le droit coopératif devient prédominant ; au contraire, le droit pénal occupe d’autant plus de place qu’on s’éloigne de notre organisation actuelle. C’est donc que ce phénomène est lié, non à quelque cause accidentelle et plus ou moins morbide, mais à la structure de nos sociétés dans ce qu’elle a de plus essentiel, puisqu’il se développe d’autant plus qu’elle se détermine davantage. Ainsi la loi que nous avons établie dans notre précédent chapitre nous est doublement utile. Outre qu’elle a confirmé les principes sur lesquels repose notre conclusion, elle nous permet d’établir la généralité de cette dernière.

Mais de cette seule comparaison nous ne pouvons pas encore déduire quelle est la part de la solidarité organique dans la cohésion générale de la société. En effet, ce qui fait que l’individu est plus ou moins étroitement fixé à son groupe, ce n’est pas seulement la multiplicité plus ou moins grande des points d’attache, mais aussi l’intensité variable des forces qui l’y tiennent attaché. Il pourrait donc se faire que les liens qui résultent de la division du travail, tout en étant plus nombreux, fussent plus faibles que les autres, et que l’énergie supérieure de ceux-ci compensât leur infériorité numérique. Mais c’est le contraire qui est la vérité.

En effet, ce qui mesure la force relative de deux liens sociaux, c’est l’inégale facilité avec laquelle ils se brisent. Le moins résistant est évidemment celui qui se rompt sous la moindre pression. Or, c’est dans les sociétés inférieures, où la solidarité par ressemblances est seule ou presque seule, que ces ruptures sont le plus fréquentes et le plus aisées. « Au début, dit M. Spencer, quoique ce soit pour l’homme une nécessité de s’unir à un groupe, il n’est pas obligé de rester uni à ce même groupe. Les Kalmoucks et les Mongols abandonnent leur chef quand ils trouvent son autorité oppressive, et passent à d’autres. Les Abipones quittent leur chef sans lui en demander la permission et sans qu’il en marque son déplaisir, et ils vont avec leur famille partout où il leur plaît

Il en est tout autrement à mesure que le travail se divise. Les différentes parties de l’agrégat, parce qu’elles remplissent des fonctions différentes, ne peuvent pas être facilement séparées « Si, dit M. Spencer, on séparait du Middlesex ses alentours, toutes ses opérations s’arrêteraient au bout de quelques jours, faute de matériaux. Séparez le district où l’on travaille le coton d’avec Liverpool et les autres centres, et son industrie s’arrêtera, puis sa population périra. Séparez les populations houillères des populations voisines qui fondent les métaux ou fabriquent les draps d’habillement à la machine, et aussitôt celles-ci mourront socialement, puis elles mourront individuellement. Sans doute, quand une société civilisée subit une division telle qu’une de ses parties demeure privée d’une agence centrale exerçant l’autorité, elle ne tarde pas à en faire une autre ; mais elle court grand risque de dissolution, et, avant que la réorganisation reconstitue une autorité suffisante, elle est exposée à rester pendant longtemps dans un état de désordre et de faiblesse

L’expérience inverse ne serait pas moins démonstrative. Plus la solidarité est faible, c’est-à-dire plus la trame sociale est relâchée, plus aussi il doit être facile aux éléments étrangers d’être incorporés dans les sociétés. Or, chez les peuples inférieurs, la naturalisation est l’opération la plus simple du monde. Chez les Indiens de l’Amérique du Nord, tout membre du clan a le droit d’y introduire de nouveaux membres par voie d’adoption. « Les captifs pris à la guerre ou sont mis à mort, ou sont adoptés dans le clan. Les femmes et les enfants faits prisonniers sont régulièrement l’objet de la clémence. L’adoption ne confère pas seulement les droits de la gentilité (droits du clan), mais encore la nationalité de la tribu

On s’étonnera peut-être qu’un lien qui attache l’individu à la communauté au point de l’y absorber puisse se rompre ou se nouer avec cette facilité. Mais ce qui fait la rigidité d’un lien social n’est pas ce qui en fait la force de résistance. De ce que les parties de l’agrégat, quand elles sont unies, ne se meuvent qu’ensemble, il ne suit pas qu’elles soient obligées ou de rester unies, ou de périr. Tout au contraire, comme elles n’ont pas besoin les unes des autres, comme chacun porte en soi tout ce qui fait la vie sociale, il peut aller la transporter ailleurs, d’autant plus aisément que ces sécessions se font généralement par bandes ; car l’individu est alors constitué de telle sorte qu’il ne peut se mouvoir qu’en groupe, même pour se séparer de son groupe. De son côté, la société exige bien de chacun de ses membres, tant qu’ils en font partie, l’uniformité des croyances et des pratiques ; mais, comme elle peut perdre un certain nombre de ses sujets sans que l’économie de sa vie intérieure en soit troublée, parce que le travail social y est peu divisé, elle ne s’oppose pas fortement à ces diminutions. De même, là où la solidarité ne dérive que des ressemblances, quiconque ne s’écarte pas trop du type collectif est sans résistance incorporé dans l’agrégat. Il n’y a pas de raisons pour le repousser, et même, s’il y a des places vides, il y a des raisons pour l’attirer. Mais, là où la société forme un système de parties différenciées et qui se complètent mutuellement, des éléments nouveaux ne peuvent se greffer sur les anciens sans troubler ce concert, sans altérer ces rapports, et, par suite, l’organisme résiste à des intrusions qui ne peuvent pas se produire sans perturbations.

Sociologie, III, p. 381. Fustel de Coulanges, Histoire des Institutions politiques de l’ancienne France, 1re part., p. 352. Anthropologie etc., 1re part., p. 350-390. Sociol, II, p. 54. On verra de même, dans le chapitre VII, que le lien qui rattache l’individu à sa famille est d’autant plus fort, plus difficile à briser, que le travail domestique est plus divisé. Morgran, Ancient Society, p. 80. Denys d’Halicar., I, 9. — Cf. Accarias, Précis de droit romain, I, § 51. Ce fait n’est pas du tout inconciliable avec cet autre que, dans ces sociétés, l’étranger est un objet de répulsion. Il inspire ces sentiments tant qu’il reste étranger. Ce que nous disons, c’est qu’il perd facilement cette qualité d’étranger pour être nationalisé. On verra de même, dans le chapitre VII, que les intrusions d’étrangers dans la société familiale sont d’autant plus faciles que le travail domestique est moins divisé.

II

Non seulement, d’une manière générale, la solidarité mécanique lie moins fortement les hommes que la solidarité organique, mais encore, à mesure qu’on avance dans l’évolution sociale, elle va de plus en plus en se relâchant.

En effet, la force des liens sociaux qui ont cette origine varie en fonction des trois conditions suivantes :

1o Le rapport entre le volume de la conscience commune et celui de la conscience individuelle. Ils ont d’autant plus d’énergie que la première recouvre plus complètement la seconde ;

2o L’intensité moyenne des états de la conscience collective. Le rapport des volumes supposé égal, elle a d’autant plus d’action sur l’individu qu’elle a plus de vitalité. Si, au contraire, elle n’est faite que d’impulsions faibles, elle ne l’entraîne que faiblement dans le sens collectif. Il aura donc d’autant plus de facilité pour suivre son sens propre et la solidarité sera moins forte ;

3o La détermination plus ou moins grande de ces mêmes états. En effet, plus les croyances et les pratiques sont définies, moins elles laissent de place aux divergences individuelles. Ce sont des moules uniformes dans lesquels nous coulons tous uniformément nos idées et nos actions ; le consensus est donc aussi parfait que possible ; toutes les consciences vibrent à l’unisson. Inversement, plus les règles de la conduite et celles de la pensée sont générales et indéterminées, plus la réflexion individuelle doit intervenir pour les appliquer aux cas particuliers. Or, celle-ci ne peut s’éveiller sans que les dissidences éclatent ; car, comme elle varie d’un homme à l’autre en qualité et en quantité, tout ce qu’elle produit a le même caractère. Les tendances centrifuges vont donc en se multipliant aux dépens de la cohésion sociale et de l’harmonie des mouvements.

D’autre part, les états forts et définis de la conscience commune sont les racines du droit pénal. Or, nous allons voir que le nombre de ces dernières est moindre aujourd’hui qu’autrefois, et qu’il diminue progressivement à mesure que les sociétés se rapprochent de notre type actuel. C’est donc que l’intensité moyenne et le degré moyen de détermination des états collectifs ont eux-mêmes diminué. De ce fait, il est vrai, nous ne pouvons pas conclure que l’étendue totale de la conscience commune se soit rétrécie ; car il peut se faire que la région à laquelle correspond le droit pénal se soit contractée et que le reste, au contraire, se soit dilaté. Il peut y avoir moins d’états forts et définis, et en revanche un plus grand nombre d’autres. Mais cet accroissement, s’il est réel, est tout au plus l’équivalent de celui qui s’est produit dans la conscience individuelle ; car celle-ci s’est pour le moins agrandie dans les mêmes proportions. S’il y a plus de choses communes à tous, il y en a aussi beaucoup plus qui sont personnelles à chacun, il y a même tout lieu de croire que les dernières ont augmenté plus que les autres, car les dissemblances entre les hommes sont devenues plus prononcées à mesure qu’ils se sont cultivés. Nous venons de voir que les activités spéciales se sont plus développées que la conscience commune ; il est donc pour le moins probable que, dans chaque conscience particulière, la sphère personnelle s’est beaucoup plus agrandie que l’autre. En tout cas, le rapport entre elles est tout au plus resté le même ; par conséquent, de ce point de vue, la solidarité mécanique n’a rien gagné, si tant est qu’elle n’ait rien perdu. Si donc, d’un autre côté, nous établissons que la conscience collective est devenue plus faible et plus vague, nous pourrons être assurés qu’il y a un affaiblissement de cette solidarité, puisque des trois conditions dont dépend sa puissance d’action deux au moins perdent de leur intensité, la troisième restant sans changement.

Pour faire cette démonstration, il ne nous servirait à rien de comparer le nombre des règles à sanction répressive dans les différents types sociaux, car il ne varie pas exactement comme celui des sentiments qu’elles représentent. Un même sentiment peut en effet être froissé de plusieurs manières différentes et donner ainsi naissance à plusieurs règles sans se diversifier pour cela. Parce qu’il y a maintenant plus de manières d’acquérir la propriété, il y a aussi plus de manières de voler ; mais le sentiment du respect de la propriété d’autrui ne s’est pas multiplié pour autant. Parce que la personnalité individuelle s’est développée et comprend plus d’éléments, il y a plus d’attentats possibles contre elle ; mais le sentiment qu’ils offensent est toujours le même. Il nous faut donc, non pas nombrer les règles, mais les grouper en classes et en sous-classes, suivant qu’elles se rapportent au même sentiment ou à des sentiments différents, ou à des variétés différentes d’un même sentiment. Nous constituerons ainsi les types criminologiques et leurs variétés essentielles dont le nombre est nécessairement égal à celui des états forts et définis de la conscience commune. Plus ceux-ci sont nombreux, plus aussi il doit y avoir d’espèces criminelles, et, par conséquent, les variations des unes reflètent exactement celles des autres. Pour fixer les idées, nous avons réuni dans le tableau suivant les principaux de ces types et les principales de ces variétés qui ont été reconnus dans les différentes sortes de sociétés. Il est bien évident qu’une telle classification ne saurait être ni très complète, ni parfaitement rigoureuse ; cependant, pour la conclusion que nous voulons en tirer, elle est d’une très suffisante exactitude. En effet, elle comprend certainement tous les types criminologiques actuels ; nous risquons seulement d’avoir omis quelques-uns de ceux qui ont disparu. Mais comme nous voulons justement démontrer que le nombre en a diminué, ces omissions ne seraient qu’un argument de plus à l’appui de notre proposition.

Règles prohibant des actes contraires à des sentiments

collectifs

I

AYANT DES OBJETS GÉNÉRAUX

Sentiments religieux

Positif (Imposant la pratique de la religion).

Négatifs

Relatifs au croyances touchant le divin.

— Au culte

— Aux organes du culte

Sanctuaires

prêtres

Sentiments
nationaux

Positifs (Obligations civiques positives).

Négatifs (Trahison, guerre civile, etc.).

Sentiments
domestiques

Positifs

Paternels et filiaux

Conjugaux.

De parenté en général

Négatifs. — Les mêmes.

Sentiments
relatifs aux
rapports sexuels.

Unions prohibées

Inceste

Sodomie

Mésalliances

Prostitution

Pudeur publique.

Pudeur des mineurs.

Sentiments
relatifs au
travail.

Mendicité.

Vagabondage.

Ivresse

Réglementation pénale du travail

Sentiments
traditionnels
divers.

Relatifs à certains usages professionnels.

     —     à la sépulture.

     —      à la nourriture.

     —     au costume.

     —     au cérémonial.

     —     à des usages de toutes sortes.

Sentiments
relatifs
à l’organe de
la conscience
commune.

En tant qu’ils
sont offensés directement.

Lèse-majesté.

Complots contre le pouvoir légitime.

Outrages, violences contre l’autorité, — Rébellion.

Indirectement.

Empiètements des particuliers sur les fonctions publiques, — Usurpations, — Faux publics.

Forfaitures des fonctionnaires et diverses fautes professionnelles.

Fraudes au détriment de l’État.

Désobéissances de toutes sortes ( contraventions administratives).

II

AYANT DES OBJETS INDIVIDUELS

Sentiments relatifs
à la personne de
l’individu

Meurtres, blessures, — Suicide.

Liberté individuelle

Physique

Morale (Pression dans l’exercice des droits civiques).

L’honneur

Injures, calomnies

Faux témoignages.

Aux choses
de l’individu.

Vols, — Escroquerie, abus de confiance.

Fraudes diverses.

Sentiments relatifs
à une généralité
d’individus, soit
dans leurs personnes, soit dans leur biens.

Faux-monnayage, — Banqueroute

Incendie

Brigandage, — Pillage.

Santé publique.

Les sentiments que nous appelons positifs sont ceux qui imposent des actes positifs, comme la pratique de la foi ; les sentiments négatifs n’imposent que l’abstention. Il n’y a donc entre eux que des différences de degrés. Elles sont pourtant importantes, car elles marquent deux moments de leur développement. Il est probable que d’autres mobiles interviennent dans notre réprobation de l’ivresse, notamment le dégoût qu’inspire l’état de dégradation où se trouve naturellement l’homme ivre. Nous rangeons sous cette rubrique les actes qui doivent leur caractère criminel au pouvoir de réaction propre à l’organe de la conscience commune, du moins en partie. Une séparation exacte entre ces deux sous-classes est d’ailleurs bien difficile à faire.

III

Il suffit de jeter un coup d’œil sur ce tableau pour reconnaître qu’un grand nombre de types criminologiques se sont progressivement dissous.

Aujourd’hui, la réglementation de la vie domestique presque tout entière a perdu tout caractère pénal. Il n’en faut excepter que la prohibition de l’adultère et celle de la bigamie. Encore l’adultère occupe-t-il dans la liste de nos crimes une place tout à fait exceptionnelle, puisque le mari a le droit d’exempter de la peine la femme condamnée. Quant aux devoirs des autres membres de la famille, ils n’ont plus de sanction répressive. Il n’en était pas de même autrefois. Le décalogue fait de la piété filiale une obligation sociale. Aussi le fait de frapper ses parents

Dans la cité athénienne qui, qui en appartenant au même type que la cité romaine, en représente cependant une variété plus primitive, la législation sur ce point avait le même caractère. Les manquements aux devoirs de famille donnaient ouverture à une plainte spéciale, la γραφὴ κακώσεως. « Ceux qui maltraitaient ou insultaient leurs parents ou leurs ascendants, qui ne leur fournissaient pas les moyens d’existence dont ils avaient besoin, qui ne leur procuraient pas des funérailles en rapport avec la dignité de leurs familles… pouvaient être poursuivis par la γραφὴ κακώσεως

À Rome, enfin, une régression nouvelle et encore plus accusée se manifeste. Les seules obligations de famille que consacre la loi pénale sont celles qui lient le client au patron et réciproquement

Telle a été l’évolution des sentiments relatifs aux rapports des sexes. Dans le Pentateuque, les attentats contre les mœurs occupent une place considérable. Une multitude d’actes sont traités comme des crimes que notre législation ne réprime plus : la corruption de la fiancée (Deutéronome, XXII, 23-27), l’union avec une esclave (Lévitique, XIX, 20-22), la fraude de la jeune fille déflorée qui se présente comme vierge au mariage (Deutéronome, XXII, 13-21), la sodomie (Lévitique, XVIII, 22), la bestialité (Exode, XXII, 19), la prostitution (Lévitique, XIX, 29), et plus spécialement la prostitution des filles de prêtres (Ibid., XXI, 19) ; l’inceste, et le Lévitique (ch. XVII) ne compte pas moins de dix-sept cas d’inceste. Tous ces crimes sont de plus frappés de peines très sévères : pour la plupart, c’est la mort. Ils sont déjà moins nombreux dans le droit athénien, qui ne réprime plus que la pédérastie salariée, le proxénétisme, le commerce avec une citoyenne honnête en dehors du mariage, enfin l’inceste, quoique nous soyons mal renseignés sur les caractères constitutifs de l’acte incestueux. Les peines étaient aussi généralement moins élevées. Dans la cité romaine, la situation est à peu prés la même, quoique toute cette partie de la législation y soit plus indéterminée : on dirait qu’elle perd de son relief. « La pédérastie, dans la cité primitive, dit Rein, sans être prévue par la loi, était punie par le peuple, les censeurs ou le père de famille, de mort, d’amende ou d’infamie

La classe des règles pénales que nous avons désignées sous la rubrique traditions diverses représente en réalité une multitude de types criminologiques distincts, correspondant à des sentiments collectifs différents. Or, ils ont tous, ou presque tous, progressivement disparu. Dans les sociétés simples, où la tradition est toute-puissante et où presque tout est en commun, les usages les plus puérils deviennent par la force de l’habitude des devoirs impératifs. Au Tonkin, il y a une foule de manquements aux convenances qui sont plus sévèrement réprimés que de graves attentats contre la société

Mais la perte de beaucoup la plus importante qu’ait faite le droit pénal est celle qui est due à la disparition totale ou presque totale des crimes religieux. Voilà donc tout un monde de sentiments qui a cessé de compter parmi les états forts et définis de la conscience commune. Sans doute, quand on se contente de comparer notre législation sur cette matière avec celle des types sociaux inférieurs pris en bloc, cette régression parait tellement marquée qu’on se prend à douter qu’elle soit normale et durable. Mais, quand on suit de près le développement des faits, on constate que cette élimination a été régulièrement progressive. On la voit devenir de plus en plus complète à mesure qu’on s’élève d’un type social à l’autre, et, par conséquent, il est impossible qu’elle soit due à un accident provisoire et fortuit.

On ne saurait énumérer tous les crimes religieux que le Pentateuque distingue et réprime. Le Juif devait obéir à tous les commandements de la Loi sous la peine du retranchement. « Celui qui aura violé la Loi la main levée, sera exterminé du milieu de mon peuple

À Athènes, la place de la criminalité religieuse était encore très grande ; il y avait une accusation spéciale, la γραφὴ ἀσεϐείας, destinée à poursuivre les attentats contre la religion nationale. La sphère en était certainement très étendue. « Suivant toutes les apparences, le droit attique n’avait pas défini nettement les crimes et les délits qui devaient être qualifiés d’ἀσέϐεια, de telle sorte qu’une large place était laissée à l’appréciation du juge

À Rome, elles pèsent d’un poids moins lourd encore sur les consciences individuelles. M. Fustel de Coulanges a justement insisté sur le caractère religieux de la société romaine ; mais, comparé aux peuples antérieurs, l’état romain était beaucoup moins pénétré de religiosité

Non seulement les crimes contre la religion sont plus nettement déterminés et sont moins nombreux, mais beaucoup d’entre eux ont baissé d’un ou de plusieurs degrés. Les Romains, en effet, ne les mettaient pas tous sur le même pied, mais distinguaient les scelera expiabilia des scelera inexpiabilia. Les premiers ne nécessitaient qu’une expiation qui consistait dans un sacrifice offert aux dieux

1o La profanation de tout locus sacer ;

2o La profanation de tout locus religiosus ;

3o Le divorce en cas de mariage per confarreationem ;

4o La vente d’un fils issu d’un tel mariage ;

5o L’exposition d’un mort aux rayons du soleil ;

6o L’accomplissement sans mauvaise intention de l’un quelconque des scelera inexpiabilia.

À Athènes, la profanation des temples, le moindre trouble apporté aux cérémonies religieuses, parfois même la moindre infraction au rituel

À Rome, il n’y avait de véritables peines que contre les attentats qui étaient à la fois très graves et intentionnels. Les seuls scelera inexpiabilia étaient en effet les suivants :

1o Tout manquement intentionnel au devoir des fonctionnaires de prendre les auspices ou d’accomplir les sacra, ou bien encore leur profanation ;

2o Le fait pour un magistrat d’accomplir une legis actio un jour néfaste, et cela intentionnellement ;

3o La profanation intentionnelle des feriæ par des actes interdits en pareil cas ;

4° L’inceste commis par une vestale ou avec une vestale

On a souvent reproché au christianisme son intolérance. Cependant il réalisait à ce point de vue un progrès considérable sur les religions antérieures. La conscience religieuse des sociétés chrétiennes, même à l’époque où la foi est à son maximum, ne détermine de réaction pénale que quand on s’insurge contre elle par quelque action d’éclat, quand on la nie et qu’on l’attaque en face. Séparée de la vie temporelle beaucoup plus complètement qu’elle n’était même à Rome, elle ne peut plus s’imposer avec la même autorité et doit se renfermer davantage dans une attitude défensive. Elle ne réclame plus de répression pour des infractions de détail comme celles que nous rappelions tout à l’heure, mais seulement quand elle est menacée dans quelqu’un de ses principes fondamentaux ; et le nombre n’en est pas très grand, car la foi, en se spiritualisant, en devenant plus générale et plus abstraite, s’est du même coup simplifiée. Le sacrilège, dont le blasphème n’est qu’une variété, l’hérésie sous ses différentes formes sont désormais les seuls crimes religieux

Exode, XXI, 17. — Cf. Déutér., XXVII, 16. Exode, XXI, 15. Exode, XXI, 18-21. Thonissen, Droit pénal de la République athénienne, p. 288. La peine n’était pas déterminée, mais semble avoir consisté dans la dégradation. (V. Thonissen, op. cit., p. 291.) Patronus, si clienti fraudem fecerit, sacer esto, dit la loi des XII Tables. — À l’origine de la cité, le droit pénal était moins étranger à la vie domestique. Une lex regia, que la tradition fait remonter à Romulus, maudissait l’enfant qui avait exercé des sévices contre ses parents, (Festus. p. 230, s. v. Plorare.) V. Voigt, XII Tafeln, II, 273. On s’étonnera peut-être que l’on puisse parler d’une régression des sentiments domestiques à Rome, le lieu d’élection de la famille patriarcale. Nous ne pouvons que constater les faits ; ce qui les explique, c’est que la formation de la famille patriarcale a eu pour effet de retirer de la vie publique une foule d’éléments, de constituer une sphère d’action privée, une sorte de for intérieur. Une source de variations s’est ainsi ouverte qui n’existait pas jusque-là. Du jour où la vie de famille s’est soustraite à l’action sociale pour se renfermer dans la maison, elle a varié de maison en maison, et les sentiments domestiques ont perdu de leur uniformité et de leur détermination. Criminalrecht der Roemer, p. 865. Criminalrecht der Roemer, p. 869. Nous ne rangeons sous cette rubrique ni le rapt, ni le viol, où il entre d’autres éléments. Ce sont des actes de violence plus que d’impudeur. Post, Bausteine, I, p. 226. Post, Ibid. — Il en était de même dans l’ancienne Égypte. (V. Thonissen. Études sur l’histoire du droit criminel des peuples anciens, I, 149.) Deutér., XIV, .3 et suiv. Ibid., XXII, 5, 11, 12, et XIV. I. « Tu ne planteras point ta vigne de diverses sortes de plants. » (Ibid., XXII, 9.) — Tu ne laboureras pas avec un âne et un bœuf accouplés. » Ibid., 10.) Cité antique, p. 200. Nombres, XV, 30. Meier et Schömann, Der attische Process, 2e édit. Berlin, 1883, p. 367. Nous reproduisons cette liste d’après Meier et Schömann, op. cit., p. 368. — Cf. Thonissen, op. cit., ch. II. M. Fustel de Coulanges dit, il est vrai, que d’après un texte de Pollux (VIII, 46), la célébration des fêtes était obligatoire. Mais le texte cité parle d’une profanation positive et non d’une abstention. Meier et Schömann, op. cit., 369. — Cf. Dictionnaire des Antiquités, art. Asebeia. M. Fustel reconnaît lui-même que ce caractère était beaucoup plus marqué dans la cité athénienne. (La Cité., ch. XVIII, dernières lignes.) Rein, op. cit., p. 887-88. Walter, op. cit., § 804. V. Marquardt, Roemisch Staatsverfassung, 2e éd., t. III, p. 185. V. des faits à l’appui dans Thonissen. op. cit., p. 187. D’après Voigt, XII Tafeln, I, p. 450-455. — Cf. Marquardt, Roemische Alterthümer, VI, 248. — Nous laissons de côté un ou deux scelera qui avaient un caractère laïque en même temps que religieux, et nous ne comptons comme tels que ceux qui sont des offenses directes contre les choses divines. Du Boys, op. cit., VI, p. 62 et suiv. — Encore faut-il remarquer que la sévérité contre les crimes religieux a été très tardive. Au IXe siècle, le sacrilège est encore racheté moyennant une composition de 30 livres d’argent. (Du Boys, V, 231.) C’est une ordonnance de 1226 qui, pour la première fois, sanctionne la peine de mort contre les hérétiques. On peut donc croire que le renforcement des peines contre ces crimes est un phénomène anormal, dû à des circonstances exceptionnelles et que n’impliquait pas le développement normal du christianisme.

IV

Voilà donc nombre de variétés criminologiques qui ont progressivement disparu et sans compensation ; car il ne s’en est pas constitué qui fussent absolument nouvelles. Si nous prohibons la mendicité, Athènes punissait l’oisiveté

Cependant, on a dit parfois que les crimes contre la personne individuelle n’étaient pas reconnus chez les peuples inférieurs ; que même le vol et le meurtre y étaient honorés. M. Lombroso a essayé récemment de reprendre cette thèse. Il a soutenu « que le crime, chez le sauvage, n’est pas une exception, mais la règle générale… qu’il n’y est considéré par personne comme un crime

Quant aux homicides dont parle M. Lombroso, ils sont toujours accomplis dans des circonstances exceptionnelles. Ce sont tantôt des fais de guerre, tantôt des sacrifices religieux ou le résultat du pouvoir absolu qu’exerce soit un despote barbare sur ses sujets, soit un père sur ses enfants. Or, ce qu’il faudrait démontrer, c’est l’absence de toute règle qui, en principe, proscrive le meurtre ; parmi ces exemples particulièrement extraordinaires, il n’en est pas un qui comporte une telle conclusion. Le fait que, dans des conditions spéciales, il est dérogé à cette règle, ne prouve pas qu’elle n’existe pas. Est-ce que, d’ailleurs, de pareilles exceptions ne se rencontrent pas même dans nos sociétés contemporaines ? Est-ce que le général qui envoie un régiment à une mort certaine pour sauver le reste de l’armée agit autrement que le prêtre qui immole une victime pour apaiser le dieu national ? Est-ce qu’on ne tue pas à la guerre ? Est-ce que le mari qui met à mort la femme adultère ne jouit pas, dans certains cas, d’une impunité relative, quand elle n’est pas absolue ? La sympathie dont meurtriers et voleurs sont parfois l’objet n’est pas plus démonstrative. Les individus peuvent admirer le courage de l’homme sans que l’acte soit toléré en principe.

Au reste, la conception qui sert de base à cette doctrine est contradictoire dans les termes. Elle suppose, en effet, que les peuples primitifs sont destitués de toute moralité. Or, du moment que des hommes forment une société, si rudimentaire qu’elle soit, il y a nécessairement des règles qui président à leurs relations et, par conséquent, une morale qui, pour ne pas ressembler à la nôtre, n’en existe pas moins. D’autre part, s’il est une règle commune à toutes ces morales, c’est certainement celle qui prohibe les attentats contre la personne ; car des hommes qui se ressemblent ne peuvent vivre ensemble sans que chacun éprouve pour ses semblables une sympathie qui s’oppose à tout acte de nature à les faire souffrir

Tout ce qu’il y a de vrai dans cette théorie, c’est d’abord que les lois protectrices de la personne laissaient autrefois en dehors de leur action une partie de la population, à savoir les enfants et les esclaves. Ensuite, il est légitime de croire que cette protection est assurée maintenant avec un soin plus jaloux, et par conséquent que les sentiments collectifs qui y correspondent sont devenus plus forts. Mais il n’y a dans ces deux faits rien qui infirme notre conclusion. Si tous les individus qui, à un titre quelconque, font partie de la société, sont aujourd’hui également protégés, cet adoucissement des mœurs est dû, non à l’apparition d’une règle pénale vraiment nouvelle, mais à l’extension d’une règle ancienne. Dès le principe, il était défendu d’attenter à la vie des membres du groupe ; mais cette qualité était refusée aux enfants et aux esclaves. Maintenant que nous ne faisons plus ces distinctions, des actes sont devenus punissables qui n’étaient pas criminels. Mais c’est simplement parce qu’il y a plus de personnes dans la société, et non parce qu’il y a plus de sentiments collectifs. Ce n’est pas eux qui se sont multipliés, mais l’objet auquel ils se rapportent. Si pourtant il y a lieu d’admettre que le respect de la société pour l’individu est devenu plus fort, il ne s’ensuit pas que la région centrale de la conscience commune se soit étendre. Il n’y est pas entré d’éléments nouveaux, puisque de tout temps ce sentiment a existé et de tout temps a eu assez d’énergie pour ne pas tolérer qu’on le froissât. Le seul changement qui se soit produit, c’est qu’un élément ancien est devenu plus intense. Mais ce simple renforcement ne saurait compenser les pertes multiples et graves que nous avons constatées.

Ainsi, dans l’ensemble, la conscience commune compte de moins en moins de sentiments forts et déterminés ; c’est donc que l’intensité moyenne et le degré moyen de détermination des états collectifs vont toujours en diminuant, comme nous l’avions annoncé. Même l’accroissement très restreint que nous venons d’observer ne fait que confirmer ce résultat. Il est, en effet, très remarquable que les seuls sentiments collectifs qui soient devenus plus intenses sont ceux qui ont pour objet, non des choses sociales, mais l’individu. Pour qu’il en soit ainsi, il faut que la personnalité individuelle soit devenue un élément beaucoup plus important de la vie de la société ; et, pour qu’elle ait pu acquérir cette importance, il ne suffit pas que la conscience personnelle de chacun se soit accrue en valeur absolue, mais encore qu’elle se soit accrue plus que la conscience commune. Il faut qu’elle se soit émancipée du joug de cette dernière et, par conséquent, que celle-ci ait perdu de l’empire et de l’action déterminante qu’elle exerçait dans le principe. En effet, si le rapport entre ces deux termes était resté le même, si l’une et l’autre s’étaient développées en volume et en vitalité dans les mêmes proportions, les sentiments collectifs qui se rapportent à l’individu seraient, eux aussi, restés les mêmes ; surtout ils ne seraient pas les seuls à avoir grandi. Car ils dépendent uniquement de la valeur sociale du facteur individuel, et celle-ci, à son tour, est déterminée, non par le développement absolu de ce facteur, mais par l’étendue relative de la part qui lui revient dans l’ensemble des phénomènes sociaux.

Thonissen, op. cit., 303. L’homme criminel, tr. fr., p. 36. « Même chez les peuples civilisés, dit M. Lombroso à l’appui de son dire, la propriété privée fut longue à s’établir. » P. 36, in fine. Voilà ce qu’il ne faut pas oublier pour juger de certaines idées des peuples primitifs sur le vol. Là où le communisme est récent, le lien entre la chose et la personne est encore faible, c’est-à-dire que le droit de l’individu sur sa chose n’est pas aussi fort qu’aujourd’hui, ni, par suite, les attentats contre ce droit aussi graves. Ce n’est pas que le vol soit toléré pour autant ; il n’existe pas dans la mesure où la propriété privée n’existe pas. Diodore, I, 39 ; Aulu-Gelle, Noctes Atticæ, XI, 18. Thonissen, Études, etc., I, 168, Les conjectures sont faciles. (V. Thonissen et Tarde, Criminalité p. 40.) Cette proposition ne contredit pas cette autre, souvent énoncée au cours de ce travail, que, à ce moment de révolution, la personnalité individuelle n’existe pas. Celle qui fait alors défaut, c’est la personnalité psychique et surtout la personnalité psychique supérieure. Mais les individus ont toujours une vie organique distincte, et cela suffit pour donner naissance à cette sympathie, quoiqu’elle devienne plus forte quand la personnalité est plus développée.

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