D’ordinaire, pour savoir si un précepte de conduite est ou non moral, on le confronte avec une formule générale de la moralité que l’on a antérieurement établie ; suivant qu’il en peut être déduit ou qu’il la contredit, on lui reconnaît une valeur morale ou on la lui refuse.
Nous ne saurions suivre cette méthode ; car, pour qu’elle pût donner des résultats, il faudrait que cette formule, qui doit servir de critère, fût une vérité scientifique indiscutable. Or, non seulement chaque moraliste a la sienne, et cette diversité des doctrines suffit déjà à en rendre suspecte la valeur objective, mais nous allons montrer que toutes celles qui ont été successivement proposées sont fautives et que, pour en trouver une plus exacte, toute une science est nécessaire qui ne saurait être improvisée.
En effet, de l’aveu implicite ou exprès de tous les moralistes, une telle formule ne peut être acceptée que si elle est adéquate à la réalité qu’elle exprime, c’est-à-dire si elle rend compte de tous les faits dont la nature morale est incontestée. Ceux-là même qui se passent ou croient se passer le plus de l’observation et de l’expérience sont bien obligés, en fait, de soumettre leur conclusion à ce contrôle, car ils n’ont pas d’autre moyen pour en démontrer l’exactitude et pour réfuter leurs adversaires. « Si l’on y regarde de près, dit très justement M. Janet, on verra que dans la théorie des devoirs on fait bien plus appel à la conscience des hommes et à la notion innée ou acquise qu’ils ont de leurs devoirs qu’à tel ou tel principe abstrait… Ce qui le prouve, c’est que dans la discussion contre les faux systèmes de morale on puise toujours ses exemples, et par là ses arguments, dans les devoirs que l’on suppose admis de part et d’autre… En un mot, toute science doit reposer sur des faits. Or, les faits qui servent de fondement à la morale, ce sont les devoirs généralement admis ou tout au moins admis par ceux avec qui on discute
Or, de toutes les formules qui ont été données de la loi générale de la moralité, nous n’en connaissons pas une qui puisse supporter cette vérification.
C’est en vain que Kant s’est efforcé de déduire de son impératif catégorique cet ensemble de devoirs, mal définis sans doute, mais universellement reconnus, qu’on appelle les devoirs de charité. Son argumentation se réduit à un jeu de concepts
Il est vrai que, dans un autre passage
Les difficultés ne sont pas moindres pour la morale de la perfection. Elle permet bien de comprendre pourquoi l’individu doit chercher à étendre son être autant qu’il peut ; mais pourquoi songerait-il aux autres ? Le perfectionnement d’autrui n’importe pas à son perfectionnement propre. S’il reste conséquent avec soi-même, il devra pratiquer l’égoïsme moral le plus intraitable. C’est en vain que l’on fera remarquer que la sympathie, les instincts de famille, les sentiments patriotiques comptent parmi nos penchants naturels et même parmi les plus élevés, et qu’à ce titre ils doivent être cultivés. Les devoirs que l’on pourrait, à la rigueur, déduire d’une telle considération, ne ressemblent en rien à ceux, qui nous lient réellement à nos semblables ; car ceux-ci consistent dans des obligations de servir autrui et non de le faire servir à notre perfectionnement personnel
Pour échapper à cette conséquence, on a voulu concilier le principe de la perfection avec un autre qui le complète et qu’on a appelé le principe de la communauté d’essence. « Que l’on voie dans l’humanité, dit M. Janet, un corps dont les individus sont les membres, ou au contraire une association d’êtres semblables et idéalement identiques, toujours est-il qu’il faut reconnaître dans la communauté humaine autre chose qu’une simple collection ou juxtaposition de parties, une rencontre d’atomes, un agrégat mécanique et purement extérieur. Il y a entre les hommes un lien interne, vinculum sociale, qui se manifeste par les affections, par la sympathie, par le langage, par la société civile, mais qui doit être quelque chose de plus profond que tout cela et caché dans la dernière profondeur de l’essence humaine… Les hommes étant liés par une communauté d’essence, nul ne peut dire : Ce qui regarde autrui m’est indifférent
L’insuffisance de ces doctrines serait plus apparente encore si nous leur demandions d’expliquer non des devoirs très généraux, comme ceux dont il vient d’être question, mais des règles plus particulières, comme celles qui prohibent soit le mariage entre proches parents, soit les unions libres, ou celles qui déterminent le droit successoral, ou bien encore celles qui imposent au parent de l’orphelin les charges de la tutelle, etc. Plus les maximes morales sont spéciales et concrètes, plus les rapports qu’elles règlent sont définis, plus aussi il devient difficile d’apercevoir le lien qui les rattache à des concepts aussi abstraits. Aussi certains penseurs, poussant la logique jusqu’au bout, renoncent-ils à intégrer dans la simplicité de leur formule le détail de la vie morale telle qu’elle se manifeste dans l’expérience. Pour eux, la morale concrète n’est pas une application mais une dégradation de la morale abstraite. Elle résulte des altérations qu’il faut faire subir à la loi morale pour l’ajuster aux faits ; c’est l’idéal que l’on a corrigé et plus ou moins adultéré pour le réconcilier avec les exigences de la pratique. En d’autres termes, ils admettent deux éthiques dans l’éthique : l’une qui seule est vraie, mais qui est impossible par définition, l’autre qui est praticable, mais qui consiste uniquement dans des arrangements à demi conventionnels, dans des concessions inévitables mais regrettables aux nécessités de l’expérience. C’est une sorte de morale inférieure et pervertie dont il faut se contenter par suite de notre imperfection, mais à laquelle les âmes un peu hautes ne peuvent se résigner sans tristesse. De cette manière on a du moins l’avantage de ne pas se poser un problème insoluble, puisque on renonce à faire rentrer dans une formule trop étroite ces faits qui la débordent. Mais si la théorie ainsi rectifiée est d’accord avec elle-même, elle n’est pas davantage d’accord avec les choses, car elle a pour effet de rejeter dans cette sphère inférieure de l’éthique des institutions d’une moralité incontestée, comme le mariage, la famille, le droit de propriété, etc. Il y a plus : la cause principale de cette corruption que subirait l’idéal moral en descendant dans la réalité serait ce que l’on a appelé la solidarité des hommes et des temps
Nous ne dirons rien de la morale qui prend pour base l’intérêt individuel, car on peut la regarder comme abandonnée. Rien ne vient de rien ; ce serait un miracle logique si l’on pouvait déduire l’altruisme de l’égoïsme, l’amour de la société de l’amour de soi, le tout de la partie
Une formule, aujourd’hui beaucoup plus répandue
D’abord, bon nombre de choses sont utiles ou même nécessaires à la société, qui pourtant ne sont pas morales. Aujourd’hui une nation ne peut se passer ni d’une armée nombreuse et bien équipée ni d’une grande industrie, et pourtant on n’a jamais songé à regarder comme le plus moral le peuple qui possède le plus de canons ou de machines à vapeur. Il y a même des actes parfaitement immoraux et qui pourtant seraient à l’occasion très profitables à la société.
Inversement, il y a bon nombre de pratiques morales qui ne sont pas moins obligatoires que d’autres sans que pourtant il soit possible d’apercevoir quels services elles rendent à la communauté. Quelle est l’utilité sociale de ce culte des morts dont la violation cependant nous est particulièrement odieuse ? de la pudeur raffinée que les classes cultivées observent comme un devoir impératif ? M. Spencer a fort bien démontré que la large philanthropie qui est maintenant entrée dans nos mœurs est non seulement inutile, mais nuisible à la société. Elle a pour résultat de conserver à la vie et de mettre à la charge commune une multitude d’incapables qui non seulement ne servent à rien, mais encore gênent par leur présence le libre développement des autres. Il est incontestable que nous entretenons dans nos hôpitaux toute une population de crétins, d’idiots, d’aliénés, d’incurables de toute sorte qui ne sont utilisables d’aucune manière et dont l’existence est ainsi prolongée grâce aux privations que s’imposent les travailleurs sains et normaux ; il n’y a pas de subtilité dialectique qui puisse prévaloir contre l’évidence des faits
À tous ces exemples bien d’autres pourraient être ajoutés, tels que la règle qui nous commande le respect de l’âge, celle qui nous défend de faire souffrir les animaux, et ces innombrables pratiques religieuses qui s’imposent à la conscience du croyant avec une autorité proprement morale, sans que pourtant elles présentent la moindre utilité sociale. Pour le Juif, autrefois, manger de la viande de porc constituait une véritable abomination morale ; cependant on ne saurait soutenir que cet usage fût indispensable à la société juive. D’ailleurs, on peut s’assurer d’une manière générale que ces exceptions doivent être nombreuses. Que les pratiques morales soient utiles ou non à la société, il est certain que le plus généralement ce n’est pas en vue de cette fin qu’elles se sont établies ; car, pour que l’utilité collective fût le ressort de l’évolution morale, il faudrait que, dans la plupart des cas, elle put être l’objet d’une représentation assez nette pour déterminer la conduite. Or, ces calculs utilitaires, fussent-ils exacts, sont de trop savantes combinaisons d’idées pour agir beaucoup sur la volonté ; les éléments en sont trop nombreux et les rapports qui les unissent trop enchevêtrés. Pour les tenir tous réunis sous le regard de la conscience et dans l’ordre voulu, toute l’énergie dont nous disposons est nécessaire et il ne nous en reste plus pour agir. C’est pourquoi, dès que l’intérêt n’est pas immédiat et sensible, il est trop faiblement pensé pour mettre en branle l’activité. De plus, rien n’est obscur comme ces questions d’utilité. Pour peu que la situation soit complexe, l’individu ne voit plus clairement où est son propre intérêt. Il faut tenir compte de tant de circonstances et de conditions diverses, il faut avoir des choses une notion si parfaitement adéquate, qu’en pareille matière la certitude est impossible. Quelque parti qu’on prenne, on sent bien que la résolution à laquelle on s’arrête garde quelque chose de conjectural, qu’une large place reste ouverte aux risques. Mais l’évidence est encore bien plus difficile à obtenir quand c’est l’intérêt, non d’un individu, mais d’une société qui est en jeu ; car il ne suffit plus d’apercevoir les conséquences relativement proches que peut produire une action dans notre petit milieu personnel, mais il faut mesurer les contre-coups qui peuvent en résulter dans toutes les directions de l’organisme social. Pour cela, des facultés de prévision et de combinaison sont nécessaires, que la moyenne des hommes est loin de posséder. Si même on examine celles de ces règles dont l’utilité sociale est le mieux démontrée, on observe que les services qu’elles rendent ne pouvaient pas être connus à l’avance. Ainsi, la statistique a récemment démontré que la vie domestique est un puissant préservatif contre la tendance au suicide et au crime ; est-il admissible que la constitution de la famille ait été déterminée par une connaissance anticipée de ces bienfaisants résultats ?
Il est donc bien certain que les commandements de la morale, pour peu qu’ils soient complexes, n’ont pas eu primitivement pour fin l’intérêt de la société. Des aspirations esthétiques, religieuses, des passions de toute sorte, mais sans objectif utilitaire, ont pu également leur donner naissance. Sans doute, une fois qu’ils existent, une sélection s’établit entre eux. Ceux qui gênent sensiblement la vie collective sont éliminés ; car autrement, la société où ils se produisent ne pourrait pas durer et, de toute manière, ils disparaîtraient avec elle. Mais beaucoup doivent nécessairement persister, quoiqu’ils ne soient pas directement utiles, maintenus qu’ils sont par les causes qui les ont suscités. Car la sélection naturelle est, en définitive, une méthode de perfectionnement assez grossière. Elle peut bien débarrasser le terrain des êtres les plus défectueux et assurer ainsi le triomphe de ceux qui sont relativement le mieux doués. Mais elle se réduit à un simple procédé de triage ; par elle-même elle ne crée rien, n’ajoute rien. Elle peut bien retrancher de la morale les pratiques qui sont le plus nuisibles et qui créent pour les sociétés un état marqué d’infériorité ; mais elle ne peut pas faire que celles qui survivent soient toutes utiles si, originellement, elles ne l’étaient pas.