C’est donc une loi de l’histoire que la solidarité mécanique, qui d’abord est seule ou à peu près, perde progressivement du terrain, et que la solidarité organique devienne peu à peu prépondérante. Mais, quand la manière dont les hommes sont solidaires se modifie, la structure des sociétés ne peut pas ne pas changer. La forme d’un corps se transforme nécessairement quand les affinités moléculaires ne sont plus les mêmes. Par conséquent, si la proposition précédente est exacte, il doit y avoir deux types sociaux qui correspondent à ces deux sortes de solidarité.
Si l’on essaie de constituer par la pensée le type idéal d’une société dont la cohésion résulterait exclusivement des ressemblances, on devra la concevoir comme une masse absolument homogène dont les parties ne se distingueraient pas les unes des autres et, par conséquent, ne seraient pas arrangées entre elles, qui, en un mot, serait dépourvue et de toute forme définie et de toute organisation. Ce serait le vrai protoplasme social, le germe d’où seraient sortis tous les types sociaux. Nous proposons d’appeler Horde l’agrégat ainsi caractérisé.
Il est vrai que l’on n’a pas encore, d’une manière tout à fait authentique, observé de sociétés qui répondissent de tous points à ce signalement. Cependant, ce qui fait qu’on a le droit d’en postuler l’existence, c’est que les sociétés inférieures, celles par conséquent qui sont le plus rapprochées de ce stade primitif, sont formées par une simple répétition d’agrégats de ce genre. On trouve un modèle presque parfaitement pur de cette organisation sociale chez les Indiens de l’Amérique du Nord. Chaque tribu iroquoise, par exemple, est formée d’un certain nombre de sociétés partielles (la plus volumineuse en comprend huit) qui présentent tous les caractères que nous venons d’indiquer. Les adultes des deux sexes y sont les égaux les uns des autres. Les sachems et les chefs qui sont à la tête de chacun de ces groupes, et dont le conseil administre les affaires communes de la tribu, ne jouissent d’aucune supériorité. La parenté elle-même n’est pas organisée ; car on ne peut donner ce nom à la distribution de la masse par couches de génération. À l’époque tardive où l’on observa ces peuples, il y avait bien quelques obligations spéciales qui unissaient l’enfant à ses parents maternels ; mais ses relations se réduisaient encore à peu de chose et ne se distinguaient pas sensiblement de celles qu’il soutenait avec les autres membres de la société. En principe, tous les individus du même âge étaient parents les uns des autres au même degré
Nous donnons le nom de Clan à la Horde qui a cessé d’être indépendante pour devenir l’élément d’un groupe plus étendu, et celui de sociétés segmentaires à base de clans aux peuples qui sont constitués par une association de clans. Nous disons de ces sociétés qu’elles sont segmentaires, pour indiquer qu’elles sont formées par la répétition d’agrégats semblables entre eux, analogues aux anneaux de l’annelé ; et de cet agrégat élémentaire qu’il est un clan, parce que ce mot en exprime bien la nature mixte, à la fois familiale et politique. C’est une famille, en ce sens que tous les membres qui le composent se considèrent comme parents les uns des autres, et qu’en fait ils sont pour la plupart consanguins. Les affinités qu’engendre la communauté du sang sont principalement celles qui les tiennent unis. De plus, ils soutiennent les uns avec les autres des relations que l’on peut qualifier de domestiques, puisqu’on les retrouve ailleurs dans des sociétés dont le caractère familial n’est pas contesté : je veux parler de la vindicte collective, de la responsabilité collective et, dès que la propriété individuelle commence à faire son apparition, de l’hérédité mutuelle. Mais, d’un autre côté, ce n’est pas une famille au sens propre du mot ; car, pour en faire partie, il n’est pas nécessaire d’avoir avec les autres membres du clan des rapports de consanguinité définis. Il suffit de présenter un critère externe qui consiste généralement dans le fait de porter un même nom. Quoique ce signe soit censé dénoter une commune origine, un pareil état civil constitue en réalité une preuve très peu démonstrative et très facile à imiter. Aussi le clan compte-t-il beaucoup d’étrangers, et c’est ce qui lui permet d’atteindre des dimensions que n’a jamais une famille proprement dite : il comprend très souvent plusieurs milliers de personnes. D’ailleurs, c’est l’unité politique fondamentale ; les chefs de clans sont les seules autorités sociales
On pourrait donc aussi qualifier cette organisation de politico-familiale. Non seulement le clan a pour base la consanguinité, mais les différents clans d’un même peuple se considèrent très souvent comme parents les uns des autres. Chez les Iroquois, ils se traitent, suivant les cas, de frères ou de cousins
Mais, de quelque manière qu’on la dénomme, cette organisation, tout comme celle de la horde, dont elle n’est qu’un prolongement, ne comporte évidemment pas d’autre solidarité que celle qui dérive des similitudes, puisque la société est formée de segments similaires et que ceux-ci, à leur tour, ne renferment que des éléments homogènes. Sans doute, chaque clan a une physionomie propre, et par conséquent se distingue des autres ; mais aussi la solidarité est d’autant plus faible qu’ils sont plus hétérogènes, et inversement. Pour que l’organisation segmentaire soit possible, il faut à la fois que les segments se ressemblent, sans quoi ils ne seraient pas unis, et qu’ils diffèrent, sans quoi ils se perdraient les uns dans les autres et s’effaceraient. Suivant les sociétés, ces deux nécessités contraires sont satisfaites dans des proportions différentes ; mais le type social reste le même.
Cette fois, nous sommes sortis du domaine de la préhistoire et des conjectures. Non seulement ce type social n’a rien d’hypothétique, mais il est presque le plus répandu parmi les sociétés inférieures ; et on sait qu’elles sont les plus nombreuses. Nous avons déjà vu qu’il était général en Amérique et en Australie. Post le signale comme très fréquent chez les nègres de l’Afrique
La disposition des clans à l’intérieur de la société et par suite la configuration de celle-ci peuvent, il est vrai, varier. Tantôt ils sont simplement juxtaposés de manière à former comme une série linéaire : c’est le cas dans beaucoup de tribus indiennes de l’Amérique du Nord
Ces sociétés sont si bien le lieu d’élection de la solidarité mécanique que c’est d’elle que dérivent leurs principaux caractères physiologiques.
Nous savons que la religion y pénètre toute la vie sociale, mais c’est parce que la vie sociale y est faite presque exclusivement de croyances et de pratiques communes qui tirent d’une adhésion unanime une intensité toute particulière. Remontant par la seule analyse des textes classiques jusqu’à une époque tout à fait analogue à celle dont nous parlons, M. Fustel de Coulanges a découvert que l’organisation primitive des sociétés était de nature familiale, et que, d’autre part, la constitution de la famille primitive avait la religion pour base. Seulement, il a pris la cause pour l’effet. Après avoir posé l’idée religieuse, sans la faire dériver de rien, il en a déduit les arrangements sociaux qu’il observait
C’est aussi de là que vient le communisme, que l’on a si souvent signalé chez ces peuples. Le communisme, en effet, est le produit nécessaire de cette cohésion spéciale qui absorbe l’individu dans le groupe, la partie dans le tout. La propriété n’est en définitive que l’extension de la personne sur les choses. Là donc où la personnalité collective est la seule qui existe, la propriété elle-même ne peut manquer d’être collective. Elle ne pourra devenir individuelle que quand l’individu, se dégageant de la masse, sera devenu lui aussi un être personnel et distinct, non pas seulement en tant qu’organisme, mais en tant que facteur de la vie sociale
Ce type peut même se modifier sans que la nature de la solidarité sociale change pour cela. En effet, les peuples primitifs ne présentent pas tous cette absence de centralisation que nous venons d’observer ; il en est au contraire qui sont soumis à un pouvoir absolu. La division du travail y a donc fait son apparition. Cependant, le lien qui dans ce cas unit l’individu au chef est identique à celui qui de nos jours rattache la chose à la personne. Les relations du despote barbare avec ses sujets, comme celles du maître avec ses esclaves, du père de famille romain avec ses descendants, ne se distinguent pas de celles du propriétaire avec l’objet qu’il possède. Elles n’ont rien de cette réciprocité que produit la division du travail. On a dit avec raison qu’elles sont unilatérales
Si cette première division du travail, quelque importante qu’elle soit par ailleurs, n’a pas pour effet d’assouplir la solidarité sociale, comme on pourrait s’y attendre, c’est à cause des conditions particulières dans lesquelles elle s’effectue. C’est en effet une loi générale que l’organe éminent de toute société participe à la nature de l’être collectif qu’il représente. Là donc où la société a ce caractère religieux, et pour ainsi dire surhumain, dont nous avons montré la source dans la constitution de la conscience commune, il se transmet nécessairement au chef qui la dirige et qui se trouve ainsi élevé bien au-dessus du reste des hommes. Là où les individus sont de simples dépendances du type collectif, ils deviennent tout naturellement des dépendances de l’autorité centrale qui l’incarne. De même encore, le droit de propriété que la communauté exerçait sur les choses d’une manière indivise, passe intégralement à la personnalité supérieure qui se trouve ainsi constituée. Les services proprement professionnels que rend cette dernière sont donc pour peu de chose dans la puissance extraordinaire dont elle est investie. Ce n’est pas, comme on l’a dit, parce que ces sortes de sociétés ont plus besoin de direction que les autres que le pouvoir directeur y a tant d’autorité ; mais cette force est tout entière une émanation de la conscience commune, et, si elle est grande, c’est parce que la conscience commune elle-même est très développée. Supposez qu’elle soit plus faible ou seulement qu’elle embrasse une moindre partie de la vie sociale, la nécessité d’une fonction régulatrice suprême ne sera pas moindre ; cependant, le reste de la société ne sera plus vis-à-vis de celui qui en sera chargé dans le même état d’infériorité. Voilà pourquoi la solidarité est encore mécanique tant que la division du travail n’est pas plus développée. C’est même dans ces conditions qu’elle atteint son maximum d’énergie : car l’action de la conscience commune est plus forte quand elle s’exerce, non plus d’une manière diffuse, mais par l’intermédiaire d’un organe défini.
Il y a donc une structure sociale de nature déterminée, à laquelle correspond la solidarité mécanique. Ce qui la caractérise, c’est qu’elle est un système de segments homogènes et semblables entre eux.
II
Tout autre est la structure des sociétés où la solidarité organique est prépondérante.
Elles sont constituées, non par une répétition de segments similaires et homogènes, mais par un système d’organes différents dont chacun a un rôle spécial, et qui sont formés eux-mêmes de parties différenciées. En même temps que les éléments sociaux ne sont pas de même nature, ils ne sont pas disposés de la même manière, ils ne sont ni juxtaposés linéairement comme les anneaux d’un annelé, ni emboîtés les uns dans les autres, mais coordonnés et subordonnés les uns aux autres autour d’un même organe central qui exerce sur le reste de l’organisme une action modératrice. Cet organe lui-même n’a plus le même caractère que dans le cas précédent ; car, si les autres dépendent de lui, il en dépend à son tour. Sans doute, il a bien encore une situation particulière et, si l’on veut, privilégiée ; mais elle est due à la nature du rôle qu’il l’emplit et non à quelque cause étrangère à ses fonctions, à quelque force qui lui est communiquée du dehors. Aussi n’a-t-il plus rien que de temporel et d’humain ; entre lui et les autres organes il n’y a plus que des différences de degrés. C’est ainsi que chez l’animal la prééminence du système nerveux sur les autres systèmes se réduit au droit, si l’on peut parler ainsi, de recevoir une nourriture plus choisie et de prendre sa part avant les autres ; mais il a besoin d’eux, comme ils ont besoin de lui.
Ce type social repose sur des principes tellement différents du précédent qu’il ne peut se développer que dans la mesure où celui-ci s’est effacé. En effet, les individus, y sont groupés, non plus d’après leurs rapports de descendance, mais d’après la nature particulière de l’activité sociale à laquelle ils se consacrent. Leur milieu naturel et nécessaire n’est plus le milieu natal, mais le milieu professionnel. Ce n’est plus la consanguinité réelle ou fictive qui marque la place de chacun, mais la fonction qu’il remplit. Sans doute, quand cette organisation nouvelle commence à apparaître, elle essaie d’utiliser celle qui existe et de se l’assimiler. La manière dont les fonctions se divisent se calque alors, aussi fidèlement que possible, sur la façon dont la société est déjà divisée. Les segments, ou du moins des groupes de segments unis par des affinités spéciales, deviennent des organes. C’est ainsi que les clans dont l’ensemble forme la tribu des Lévites s’approprient chez le peuple juif les fonctions sacerdotales. D’une manière générale, les classes et les castes n’ont vraisemblablement ni une autre origine ni une autre nature : elles proviennent du mélange de l’organisation professionnelle naissante avec l’organisation familiale préexistante. Mais cet arrangement mixte ne peut pas durer longtemps, car outre les deux termes qu’il entreprend de concilier il y a un antagonisme qui finit nécessairement par éclater. Il n’y a qu’une division du travail très rudimentaire qui puisse s’adapter à ces moules rigides, définis, et qui ne sont pas faits pour elle. Elle ne peut s’accroître qu’affranchie de ces cadres qui l’enserrent. Dès qu’elle a dépassé un certain degré de développement, il n’y a plus de rapport ni entre le nombre immuable des segments et celui toujours croissant des fonctions qui se spécialisent, ni entre les propriétés héréditairement fixées des premiers et les aptitudes nouvelles que les secondes réclament
L’histoire de ces deux types montre, en effet, que l’un n’a progressé qu’à mesure que l’autre régressait.
Chez les Iroquois, la constitution sociale à base de clans est à l’état de pureté, et il en est de même des Juifs, tels que nous les montre le Pentateuque, sauf la légère altération que nous venons de signaler. Aussi le type organisé n’existe-t-il ni chez les uns ni chez les autres, quoiqu’on puisse peut-être en apercevoir les premiers germes dans la société juive.
Il n’en est plus de même chez les Francs de la loi salique ; il se présente cette fois avec ses caractères propres, dégagés de toute compromission. Nous trouvons en effet chez ce peuple, outre une autorité centrale régulière et stable, tout un appareil de fonctions administratives, judiciaires ; et, d’autre part, l’existence d’un droit contractuel, encore, il est vrai, très peu développé, témoigne que les fonctions économiques elles-mêmes commencent à se diviser et à s’organiser. Aussi la constitution politico-familiale est-elle sérieusement ébranlée. Sans doute, la dernière molécule sociale, à savoir le village, est bien encore un clan transformé. Ce qui le prouve, c’est qu’il y a entre les habitants d’un même village des relations qui sont évidemment de nature domestique et qui, en tout cas, sont caractéristiques du clan. Tous les membres du village ont les uns sur les autres un droit d’hérédité en l’absence de parents proprement dits
À Rome, ce double mouvement de progression et de régression se poursuit. Le clan romain, c’est la gens, et il est bien certain que la gens était la base de l’ancienne constitution romaine. Mais, dès la fondation de la République, elle a presque complètement cessé d’être une institution publique. Ce n’est plus ni une unité territoriale définie, comme le village des Francs, ni une unité politique. On ne la retrouve ni dans la configuration du territoire, ni dans la structure des assemblées du peuple. Les comitia curiata, où elle jouait un rôle social
Ainsi se trouve justifiée la hiérarchie que nous avons établie d’après d’autres critères, moins méthodiques, entre les types sociaux que nous avons précédemment comparés. Si nous avons pu dire que les Juifs du Pentateuque appartenaient à un type social moins élevé que les Francs de la loi salique, et que ceux-ci, à leur tour, étaient au-dessous des Romains des XII Tables, c’est qu’en règle générale, plus l’organisation segmentaire à base de clans est apparente et forte chez un peuple, plus aussi il est d’espèce inférieure ; il ne peut en effet s’élever plus haut qu’après avoir franchi ce premier stade. C’est pour la même raison que la cité athénienne, tout en appartenant au même type que la cité romaine, en est cependant une forme plus primitive : c’est que l’organisation politico-familiale y a disparu beaucoup moins vite. Elle y a persisté presque jusqu’à la veille de la décadence
Mais il s’en faut que le type organisé subsiste seul, à l’état de pureté, une fois que le clan a disparu. L’organisation à base de clans n’est en effet qu’une espèce d’un genre plus étendu : l’organisation segmentaire. La distribution de la société en compartiments similaires correspond à des nécessités qui persistent, même dans les conditions nouvelles où s’établit la vie sociale, mais qui produisent leurs effets sous une autre forme. La masse de la population ne se divise plus d’après les rapports de consanguinité, réels ou fictifs, mais d’après la division du territoire.
Les segments ne sont plus des agrégats familiaux, mais des circonscriptions territoriales. C’est d’ailleurs par une évolution lente que s’est fait le passage d’un état à l’autre. Quand le souvenir de la commune origine s’est éteint, que les relations domestiques qui en dérivent, mais lui survivent souvent comme nous avons vu, ont elles-mêmes disparu, le clan n’a plus conscience de soi que comme d’un groupe d’individus qui occupent une même portion du territoire. Il devient le village proprement dit. C’est ainsi que tous les peuples qui ont dépassé la phase du clan sont formés de districts territoriaux (marches, communes, etc.) qui, comme la gens romaine venait s’engager dans la curie, s’emboîtent dans d’autres districts de même nature, mais plus vastes, appelés ici centaine, là cercle ou arrondissement, et qui, à leur tour, sont souvent enveloppés par d’autres encore plus étendus (comté, province, départements) dont la réunion forme la société
Seulement, de même qu’elle n’y est plus prépondérante, l’arrangement par segments n’est plus, comme précédemment, l’ossature unique, ni même l’ossature essentielle de la société. D’abord, les divisions territoriales ont nécessairement quelque chose d’artificiel. Les liens qui résultent de la cohabitation n’ont pas dans le cœur de l’homme une source aussi profonde que ceux qui viennent de la consanguinité. Aussi ont-ils une bien moindre force de résistance. Quand on est né dans un clan, on n’en peut pas plus changer, pour ainsi dire, que de parents. Les mêmes raisons ne s’opposent pas à ce qu’on change de ville ou de province. Sans doute, la distribution géographique coïncide généralement et en gros avec une certaine distribution morale de la population. Chaque province, par exemple, chaque division territoriale a des mœurs et des coutumes spéciales, une vie qui lui est propre. Elle exerce ainsi sur les individus qui sont pénétrés de son esprit une attraction qui tend à les maintenir en place et, au contraire, à repousser les autres. Mais, au sein d’un même pays, ces différences ne sauraient être ni très nombreuses, ni très tranchées. Les segments sont donc plus ouverts les uns aux autres. Et en effet, dès le moyen âge, « après la formation des villes, les artisans étrangers circulent aussi facilement et aussi loin que les marchandises
Elle le perd de plus en plus à mesure que les sociétés se développent. C’est, en effet, une loi générale que les agrégats partiels, qui font partie d’un agrégat plus vaste, voient leur individualité devenir de moins en moins distincte. En même temps que l’organisation familiale, les religions locales ont disparu sans retour ; seulement il subsiste des coutumes locales. Peu à peu, elles se fondent les unes dans les autres et s’unifient, en même temps que les dialectes, que les patois viennent se résoudre en une seule et même langue nationale, que l’administration régionale perd de son autonomie. On a vu dans ce fait une simple conséquence de la loi d’imitation
D’autre part, en même temps que l’organisation segmentaire s’efface ainsi d’elle-même, l’organisation professionnelle la recouvre de plus en plus complètement de sa trame. Dans le principe, il est vrai, elle ne s’établit que dans les limites des segments les plus simples sans s’étendre au delà. Chaque ville, avec ses environs immédiats, forme un groupe à l’intérieur duquel le travail est divisé, mais qui s’efforce de se suffire à soi-même. « La ville, dit M. Schmoller, devient autant que possible le centre ecclésiastique, politique et militaire des villages environnants. Elle aspire à développer toutes les industries pour approvisionner la campagne, comme elle cherche à concentrer sur son territoire le commerce et les transports
Depuis, le mouvement n’a fait que s’étendre. « Dans la capitale se concentrent, aujourd’hui plus qu’autrefois, les forces actives du gouvernement central, les arts, la littérature, les grandes opérations de crédit ; dans les grands ports se concentrent plus qu’auparavant toutes les exportations et importations. Des centaines de petites places de commerce, trafiquant en blés et en bétail, prospèrent et grandissent. Tandis que, autrefois, chaque ville avait des remparts et des fossés, maintenant quelques grandes forteresses se chargent de protéger tout le pays. De même que la capitale, les chefs-lieux de province croissent par la concentration de l’administration provinciale, par les établissements provinciaux, les collections et les écoles. Les aliénés ou les malades d’une certaine catégorie, qui étaient autrefois dispersés, sont recueillis, pour toute la province et tout un département, en un seul endroit. Les différentes villes tendent toujours plus vers certaines spécialités, de sorte que nous les distinguons aujourd’hui en villes d’universités, de fonctionnaires, de fabriques, de commerce, d’eaux, de rentiers. En certains points ou en certaines contrées se concentrent les grandes industries : construction de machines, filatures, manufactures de lissage, tanneries, hauts-fourneaux, industrie sucrière travaillant pour tout le pays. On y a établi des écoles spéciales, la population ouvrière s’y adapte, la construction des machines s’y concentre, tandis que les communications et l’organisation du crédit s’accommodent aux circonstances particulières
Sans doute, dans une certaine mesure, cette organisation professionnelle s’efforce de s’adapter à celle qui existait avant elle, comme elle avait fait primitivement pour l’organisation familiale ; c’est ce qui ressort de la description même qui précède. C’est d’ailleurs un fait très général que les institutions nouvelles se coulent tout d’abord dans le moule des institutions anciennes. Les circonscriptions territoriales tendent donc à se spécialiser sous la forme de tissus, d’organes ou d’appareils différents, tout comme les clans jadis. Mais, tout comme ces derniers, elles sont en réalité incapables de tenir ce rôle. En effet, une ville renferme toujours ou des organes ou des parties d’organes différents ; et inversement, il n’est guère d’organes qui, soient compris tout entiers dans les limites d’un district déterminé, quelle qu’en soit l’étendue. Il les déborde presque toujours. De même, quoique assez souvent les organes les plus étroitement solidaires tendent à se rapprocher, cependant, en général, leur proximité matérielle ne reflète que très inexactement l’intimité plus ou moins grande de leurs rapports. Certains sont très distants qui dépendent directement les uns des autres ; d’autres sont très voisins dont les relations ne sont que médiates et lointaines. Le mode de groupement des hommes qui résulte de la division du travail est donc très différent de celui qui exprime la répartition de la population dans l’espace. Le milieu professionnel ne coïncide pas plus avec le milieu territorial qu’avec le milieu familial. Ce sont des cadres nouveaux qui se substituent aux autres ; aussi la substitution n’est-elle possible que dans la mesure où ces derniers sont effacés.
Si donc ce type social ne s’observe nulle part à l’état de pureté absolue, de même que nulle part la solidarité organique ne se rencontre seule, du moins il se dégage de plus en plus de tout alliage, de même qu’elle devient de plus en plus prépondérante. Cette prédominance est d’autant plus rapide et d’autant plus complète qu’au moment même où cette structure s’affirme davantage, l’autre devient plus indistincte. Le segment si défini que formait le clan est remplacé par la circonscription territoriale. À l’origine du moins, celle-ci correspondait, quoique d’une manière vague et seulement approchée, à la division réelle et morale de la population ; mais elle perd peu à peu ce caractère pour n’être plus qu’une combinaison arbitraire et de convention. Or, à mesure que ces barrières s’abaissent, elles sont recouvertes par des systèmes d’organes de plus en plus développés. Si donc l’évolution sociale reste soumise à l’action des mêmes causes déterminantes, — et on verra plus loin que cette hypothèse est la seule concevable, — il est permis de prévoir que ce double mouvement continuera dans le même sens, et qu’un jour viendra où toute notre organisation sociale et politique aura une base exclusivement ou presque exclusivement professionnelle.
Du reste, les recherches qui vont suivre établiront
III
La même loi préside au développement biologique.
On sait aujourd’hui que les animaux inférieurs sont formés de segments similaires, disposés soit en masses irrégulières, soit en séries linéaires ; même, au plus bas degré de l’échelle, ces éléments ne sont pas seulement semblables entre eux, ils sont encore de composition homogène. On leur donne généralement le nom de colonies. Mais cette expression, qui d’ailleurs n’est pas sans équivoque, ne signifie pas que ces associations ne sont point des organismes individuels ; car « toute colonie dont les membres sont en continuité de tissus est en réalité un individu »
Il y a donc dans le monde animal une individualité « qui se produit en dehors de toute combinaison d"organes »
Mais de même que le type segmentaire s’efface à mesure qu’on s’avance dans l’évolution sociale, le type colonial disparaît à mesure qu’on s’élève dans l’échelle des organismes. Déjà entamé chez les annelés quoique encore très apparent, il devient presque imperceptible chez les mollusques, et enfin l’analyse seule du savant parvient à en découvrir les vestiges chez les vertébrés. Nous n’avons pas à montrer les analogies qu’il y a entre le type qui remplace le précédent et celui des sociétés organiques. Dans un cas comme dans l’autre, la structure dérive de la division du travail ainsi que la solidarité. Chaque partie de l’animal, devenue un organe, a sa sphère d’action propre où elle se meut avec indépendance sans s’imposer aux autres ; et cependant, à un autre point de vue, elles dépendent beaucoup plus étroitement les unes des autres que dans une colonie, puisqu’elles ne peuvent pas se séparer sans périr. Enfin, dans l’évolution organique tout comme dans l’évolution sociale, la division du travail commence par utiliser les cadres de l’organisation segmentaire, mais pour s’en affranchir ensuite et se développer d’une manière autonome. Si, en effet, l’organe n’est parfois qu’un segment transformé, c’est cependant l’exception
En résumé, nous avions distingué deux sortes de solidarité ; nous venons de reconnaître qu’il existe deux types sociaux qui y correspondent. De même que les premières se développent en raison inverse l’une de l’autre, des deux types sociaux correspondants l’un régresse régulièrement à mesure que l’autre progresse, et ce dernier est celui qui se définit par la division du travail social. Outre qu’il confirme ceux qui précèdent, ce résultat achève donc de nous montrer toute l’importance de la division du travail. De même que c’est elle qui, pour la plus grande part, rend cohérentes les sociétés au sein desquelles nous vivons, c’est elle aussi qui détermine les traits constitutifs de leur structure, et tout fait prévoir que dans l’avenir son rôle, à ce point de vue, ne fera que grandir.
IV
La loi que nous avons établie dans les deux derniers chapitres a pu, par un trait, mais par un trait seulement, rappeler celle qui domine la sociologie de M. Spencer. Comme lui, nous avons dit que la place de l’individu dans la société, de nulle qu’elle était à l’origine, allait en grandissant avec la civilisation. Mais ce fait incontestable s’est présenté à nous sous un tout autre aspect qu’au philosophe anglais, si bien que finalement nos conclusions s’opposent aux siennes plus qu’elles ne les répètent.
Tout d’abord, suivant lui, cette absorption de l’individu dans le groupe serait le résultat d’une contrainte et d’une organisation artificielle nécessitée par l’état de guerre où vivent d’une manière chronique les sociétés inférieures. En effet, c’est surtout à la guerre que l’union est nécessaire au succès. Un groupe ne peut se défendre contre un autre groupe ou se l’assujettir qu’à condition d’agir avec ensemble. Il faut donc que toutes les forces individuelles soient concentrées d’une manière permanente en un faisceau indissoluble. Or, le seul moyen de produire cette concentration de tous les instants est d’instituer une autorité très forte à laquelle les particuliers soient absolument soumis. Il faut que, « comme la volonté du soldat se trouve suspendue au point qu’il devient en tout l’exécuteur de la volonté de son officier, de même la volonté des citoyens se trouve diminuée par celle du gouvernement
Nous avons vu, au contraire, que cet effacement de l’individu a pour lieu d’origine un type social que caractérise une absence complète de toute centralisation. C’est un produit de cet état d’homogénéité qui distingue les sociétés primitives. Si l’individu n’est pas distinct du groupe, c’est que la conscience individuelle n’est presque pas distincte de la conscience collective. M. Spencer et d’autres sociologues avec lui semblent avoir interprété ces faits lointains avec des idées toutes modernes. Le sentiment si prononcé qu’aujourd’hui chacun de nous a de son individualité leur a fait croire que les droits personnels ne pouvaient être à ce point restreints que par une organisation coercitive. Nous y tenons tant qu’il leur a semblé que l’homme ne pouvait en avoir fait l’abandon de son plein gré. En fait, si dans les sociétés inférieures une si petite place est faite à la personnalité individuelle, ce n’est pas que celle-ci ail été comprimée ou refoulée artificiellement, c’est tout simplement qu’à ce moment de l’histoire elle n’existait pas.
D’ailleurs, M. Spencer reconnaît lui-même que, parmi ces sociétés, beaucoup ont une constitution si peu militaire et autoritaire qu’il les qualifie lui-même de démocratiques
D’une manière générale, il est aisé de comprendre que les individus ne peuvent être soumis qu’à un despotisme collectif ; car les membres d’une société ne peuvent être dominés que par une force qui leur soit supérieure, et il n’en est qu’une qui ait cette qualité : c’est celle du groupe. Une personnalité quelconque, si puissante qu’elle soit, ne pourrait rien à elle seule contre une société tout entière ; celle-ci ne peut donc être asservie malgré soi. C’est pourquoi, comme nous l’avons vu, la force des gouvernements autoritaires ne leur vient pas d’eux-mêmes, mais dérive de la constitution même de la société. Si d’ailleurs l’état naturel des peuplades primitives était une sorte d’individualisme précoce, on ne voit pas comment elles auraient pu si facilement s’assujettir à l’autorité despotique d’un chef, partout où cela a été nécessaire. Les idées, les mœurs, les institutions mêmes auraient dû s’opposer à une transformation aussi radicale. Au contraire, tout s’explique une fois qu’on s’est bien rendu compte de la nature de ces sociétés ; car alors ce changement n’est plus aussi profond qu’il en a l’air. Les individus, au lieu de se subordonner au groupe, se sont subordonnés à celui qui le représentait, et comme l’autorité collective, quand elle était diffuse, était absolue, celle du chef, qui n’est qu’une organisation de la précédente, prit naturellement le même caractère.
Bien loin qu’on puisse faire dater de l’institution d’un pouvoir despotique l’effacement de l’individu, il faut au contraire y voir le premier pas qui ait été fait dans la voie de l’individualisme. Les chefs sont en effet les premières personnalités individuelles qui se soient dégagées de la masse sociale. Leur situation exceptionnelle, les mettant hors de pair, leur crée une physionomie distincte et leur confère par suite une individualité. Dominant la société, ils ne sont plus astreints à en suivre tous les mouvements. Sans doute, c’est du groupe qu’ils tirent leur force ; mais une fois que celle-ci est organisée, elle devient autonome et les rend capables d’une activité personnelle. Une source d’initiative se trouve donc ouverte, qui n’existait pas jusque-là. Il y a désormais quelqu’un qui peut produire du nouveau et même, dans une certaine mesure, déroger aux usages collectifs. L’équilibre est rompu
Si nous avons insisté sur ce point, c’est pour établir deux propositions importantes.
En premier lieu, toutes les fois qu’on se trouve en présence d’un appareil gouvernemental doué d’une grande autorité, il faut aller en chercher la raison, non dans la situation particulière des gouvernants, mais dans la nature des sociétés qu’ils gouvernent. Il faut observer quelles sont les croyances communes, les sentiments communs qui, en s’incarnant dans une personne ou dans une famille, lui ont communiqué une telle puissance. Quant à la supériorité personnelle du chef, elle ne joue dans ce processus qu’un rôle secondaire ; elle explique pourquoi la force collective s’est concentrée dans telles mains plutôt que dans telles autres, non son intensité. Du moment que cette force, au lieu de rester diffuse, est obligée de se déléguer, ce ne peut être qu’au profit d’individus qui ont déjà témoigné par ailleurs de quelque supériorité ; mais si celle-ci marque le sens dans lequel se dirige le courant, elle ne le crée pas. Si le père de famille, à Rome, jouit d’un pouvoir absolu, ce n’est pas parce qu’il est le plus ancien, ou le plus sage, ou le plus expérimenté, mais c’est que, par suite des circonstances où s’est trouvée la famille romaine, il a incarné le vieux communisme familial. Le despotisme, du moins quand il n’est pas un phénomène pathologique et de décadence, n’est autre chose qu’un communisme transformé.
En second lieu, on voit par ce qui précède combien est fausse la théorie qui veut que l’égoïsme soit le point de départ de l’humanité, et que l’altruisme, au contraire, soit une conquête récente.
Ce qui fait l’autorité de cette hypothèse auprès de certains esprits, c’est qu’elle paraît être une conséquence logique des principes du darwinisme. Au nom du dogme de la concurrence vitale et de la sélection naturelle, on nous dépeint sous les plus tristes couleurs cette humanité primitive dont la faim et la soif, mal satisfaites d’ailleurs, auraient été les seules passions ; ces temps sombres où les hommes n’auraient eu d’autre souci et d’autre occupation que de se disputer les uns aux autres leur misérable nourriture. Pour réagir contre les rêveries rétrospectives de la philosophie du XVIIIe siècle, et aussi contre certaines doctrines religieuses, pour démontrer avec plus d’éclat que le paradis perdu n’est pas derrière nous et que notre passé n’a rien que nous devions regretter, on croit devoir l’assombrir et le rabaisser systématiquement. Rien n’est moins scientifique que ce parti pris en sens contraire. Si les hypothèses de Darwin sont utilisables en morale, c’est encore avec plus de réserve et de mesure que dans les autres sciences. Elles font en effet abstraction de l’élément essentiel de la vie morale, à savoir de l’influence modératrice que la société exerce sur ses membres et qui tempère et neutralise l’action brutale de la lutte pour la vie et de la sélection. Partout où il y a des sociétés, il y a de l’altruisme parce qu’il y a de la solidarité.
Aussi le trouvons-nous dès le début de l’humanité et même sous une forme vraiment intempérante ; car ces privations que le sauvage s’impose pour obéir à la tradition religieuse, l’abnégation avec laquelle il sacrifie sa vie dès que la société en réclame le sacrifice, le penchant irrésistible qui entraîne la veuve de l’Inde à suivre son mari dans la mort, le Gaulois à ne pas survivre à son chef de clan, le vieux Celte à débarrasser ses compagnons d’une bouche inutile par une fin volontaire, tout cela n’est-ce pas de l’altruisme ? On traitera ces pratiques de superstitions ? Qu’importe, pourvu qu’elles témoignent d’une aptitude à se donner ? Et d’ailleurs, où commencent et où finissent les superstitions ? On serait bien embarrassé de répondre et de donner du fait une définition scientifique. N’est-ce pas aussi une superstition que l’attachement que nous éprouvons pour les lieux où nous avons vécu, pour les personnes avec lesquelles nous avons eu des relations durables ? Et pourtant cette puissance de s’attacher n’est-elle pas l’indice d’une saine constitution morale ? À parler rigoureusement, toute la vie de la sensibilité n’est faite que de superstitions, puisqu’elle précède et domine le jugement plus qu’elle n’en dépend.
Scientifiquement, une conduite est égoïste dans la mesure ou elle est déterminée par des sentiments et des représentations qui nous sont exclusivement personnels. Si donc nous nous rappelons à quel point, dans les sociétés inférieures, la conscience de l’individu est envahie par la conscience collective, nous serons même tenté de croire qu’elle est tout entière autre chose que soi, qu’elle est tout altruisme, comme dit Condillac. Cette conclusion pourtant serait exagérée, car il y a une sphère de la vie psychique qui, quelque développé que soit le type collectif, varie d’un homme à l’autre et appartient en propre à chacun : c’est celle qui est formée des représentations, des sentiments et des tendances qui se rapportent à l’organisme et aux états de l’organisme ; c’est le monde des sensations internes et externes et des mouvements qui y sont directement liés. Cette première base de toute individualité est inaliénable et ne dépend pas de l’état social. Il ne faut donc pas dire que l’altruisme est né de l’égoïsme ; une pareille dérivation ne serait possible que par une création ex nihilo. Mais, à parler rigoureusement, ces deux ressorts de la conduite se sont trouvés présents dès le début dans toutes les consciences humaines, car il ne peut pas y en avoir qui ne reflètent à la fois et des choses qui se rapportent à l’individu tout seul, et des choses qui ne lui sont pas personnelles.
Tout ce qu’on peut dire, c’est que, chez le sauvage, cette partie inférieure de nous-même représente une fraction plus considérable de l’être total, parce que celui-ci a une moindre étendue, les sphères supérieures de la vie psychique y étant moins développées ; elle a donc plus d’importance relative et, par suite, plus d’empire sur la volonté. Mais d’un autre côté, pour tout ce qui dépasse ce cercle des nécessités physiques, la conscience primitive, suivant une forte expression de M. Espinas, est tout entière hors de soi. Tout au contraire, chez le civilisé, l’égoïsme s’introduit jusqu’au sein des représentations supérieures : chacun de nous a ses opinions, ses croyances, ses aspirations propres, et y tient. Il vient même se mêler à l’altruisme, car il arrive que nous avons une manière à nous d’être altruiste qui tient à notre caractère personnel, à la tournure de notre esprit, et dont nous refusons de nous écarter. Sans doute, il n’en faut pas conclure que la part de l’égoïsme est devenue plus grande dans l’ensemble de la vie ; car il faut tenir compte de ce fait que la conscience tout entière s’est étendue. Il n’en est pas moins vrai que l’individualisme s’est développé en valeur absolue en pénétrant dans des régions qui, à l’origine, lui étaient fermées.
Mais cet individualisme, fruit du développement historique, n’est pas davantage celui qu’a décrit M. Spencer. Les sociétés qu’il appelle industrielles ne ressemblent pas plus aux sociétés organisées que les sociétés militaires aux sociétés segmentaires à base familiale. C’est ce que nous verrons dans le prochain chapitre.