I L’État au-dessus des lois internationales

Les traités internationaux ne lient pas l’État. Apologie de la guerre. ― Le système tient tout entier dans une certaine manière de concevoir l’État, sa nature et son rôle. On trouvera peut-être qu’une telle idée est trop abstraite pour avoir eu sur les esprits une action profonde ? Mais on verra qu’elle n’est abstraite qu’en apparence et recouvre, en réalité, un sentiment très vivant.

On s’entend généralement pour voir dans la souveraineté l’attribut caractéristique de l’État. L’État est souverain en ce sens qu’il est la source de tous les pouvoirs juridiques auxquels sont soumis les citoyens, et que lui-même ne reconnaît aucun pouvoir du même genre qui lui soit supérieur et dont il dépende. Toute loi vient de lui, mais il n’existe pas d’autorité qui soit qualifiée pour lui faire la loi. Seulement, la souveraineté qu’on lui prête ainsi d’ordinaire n’est jamais que relative. On sait bien qu’en fait l’État dépend d’une multitude de forces morales qui, pour n’avoir pas une forme et une organisation rigoureusement juridiques, ne laissent pas d’être réelles et efficaces. Il dépend des traités qu’il a signés, des engagements qu’il a librement pris, des idées morales qu’il a pour fonction de faire respecter et qu’il doit, par conséquent, respecter lui-même. Il dépend de l’opinion de ses sujets, de l’opinion des peuples étrangers avec laquelle il est obligé de compter.

Outrez, au contraire, cette indépendance, affranchissez-la de toute limite et de toute réserve, portez-la à l’absolu, et vous aurez l’idée que Treitschke se fait de l’État

Toute supériorité lui est intolérable, ne fût-elle qu’apparente. Il ne peut pas même accepter qu’une volonté contraire s’affirme en face de la sienne : car tenter d’exercer sur lui une pression, c’est nier sa souveraineté. Il ne peut avoir l’air de céder à une sorte de contrainte extérieure, sans s’affaiblir et sans se diminuer. Un exemple concret, mis sous ces formules, en fera mieux comprendre le sens et la portée. On se rappelle comment, lors des affaires du Maroc, l’empereur Guillaume II envoya à Agadir une de ses canonnières ; c’était une façon comminatoire de rappeler à la France que l’Allemagne n’entendait pas se désintéresser de la question marocaine. Si, à ce moment, la France, pour répondre à cette menace, avait envoyé dans le même port, à côté du Panther, un de ses vaisseaux, cette simple affirmation de son droit eût été considérée par l’Allemagne comme un défi, et la guerre eût vraisemblablement éclaté. C’est que l’État est un être éminemment susceptible, ombrageux même ; il ne saurait être trop jaloux de son prestige. Si sacrée que soit à nos yeux la personnalité humaine, nous n’admettons pas qu’un homme venge dans le sang un simple manquement aux règles ordinaires de l’étiquette. Un État, au contraire, doit considérer comme une insulte grave le moindre froissement d’amourpropre. « C’est méconnaître, dit Treitschke, les lois morales de la politique que de reprocher à l’État un sens trop vif de l’honneur. Un État doit avoir un sentiment de l’honneur développé au plus haut point, s’il ne veut pas être infidèle à son essence. L’État n’est pas une violette qui ne fleurit que cachée ; sa puissance doit se dresser fièrement et en pleine lumière ; il ne doit pas la laisser discuter même sous forme symbolique. Le drapeau a-t-il été offensé ? Son devoir est de réclamer satisfaction et, s’il ne l’obtient pas, de déclarer la guerre, si minuscule qu’en puisse paraître la raison ; car il doit exiger absolument que des égards lui soient témoignés, en rapport avec le rang qu’il occupe dans la société des nations

Les seules limitations possibles à la souveraineté de l’État sont celles qu’il consent lui-même quand il s’engage par contrats envers d’autres États. Alors, du moins, on pourrait croire qu’il est tenu par les engagements qu’il a pris. À partir de ce moment, semble-t-il, il a à compter avec autre chose que lui-même : ne dépend-il pas du pacte conclu ? Mais, en fait, cette dépendance n’est qu’apparente. Les liens qu’il a contractés ainsi sont l’œuvre de sa volonté ; ils restent, pour cette raison, subordonnés à sa volonté. Ils n’ont de force obligatoire que dans la mesure où il continue à les vouloir. Les contrats d’où ces obligations dérivent visaient une situation déterminée ; c’est à cause de cette situation qu’il les avait acceptées ; qu’elle change, et il est délié. Et comme c’est lui qui décide souverainement et sans contrôle si la situation est ou non restée la même, la validité des contrats qu’il a souscrits dépend uniquement de la manière dont il apprécie, à chaque moment, les circonstances et ses intérêts. Il peut, en droit, les dénoncer, les résilier, c’est-à-dire les violer, quand et comme il lui plaît.

« Tous les contrats internationaux ne sont consentis qu’avec cette clause : rebus sic stantibus (tant que les circonstances seront les mêmes). Un État ne peut pas engager sa volonté envers un autre État pour l’avenir. L’État n’a pas de juge au-dessus de soi et, par conséquent, tous ses contrats sont conclus avec cette réserve tacite. C’est ce que confirme cette vérité qui sera reconnue aussi longtemps qu’il y aura un droit international : dès qu’une guerre a éclaté, les contrats entre les États belligérants cessent d’exister. Or, tout État, en tant qu’il est souverain, a tous les droits de déclarer la guerre quand il lui plaît. Par conséquent, tout État est en situation de dénoncer à volonté les contrats qu’il a conclus… Ainsi, il est clair que, si les contrats internationaux limitent la volonté d’un État, ces limitations n’ont rien d’absolu

Tandis que, dans les contrats entre particuliers, réside une puissance morale qui domine les volontés des contractants, les contrats internationaux ne sauraient avoir cet ascendant ; car il n’y a rien au-dessus de la volonté d’un État. Il en est ainsi non seulement quand le contrat a été imposé par la violence, à la suite d’une guerre, mais encore quand il a été librement accepté. Dans tous les cas, quels qu’ils soient, « l’État se réserve d’apprécier l’étendue de ses obligations contractuelles

À plus forte raison, un État ne saurait-il accepter la juridiction d’un tribunal international, de quelque manière qu’il soit composé. Se soumettre à la sentence d’un juge, ce serait se placer dans un état de dépendance, inconciliable avec la notion de souveraineté. D’ailleurs, dans des questions vitales comme sont celles qui opposent les États entre eux il n’y a pas de puissance étrangère qui puisse juger avec impartialité. « Si nous commettions la sottise de traiter la question d’Alsace comme une question ouverte et si nous laissions à un arbitre le soin de la trancher, qui croira sérieusement qu’on puisse en trouver un qui soit impartial

Un État se doit à lui-même de résoudre par ses propres forces les questions où il juge que ses intérêts essentiels sont engagés. La guerre est donc la seule forme de procès qu’il puisse reconnaître, et « les preuves qui sont administrées dans ces terribles procès entre nations ont une puissance autrement contraignante que celles qui sont usitées dans les procès civils

La guerre n’est pas seulement inévitable : elle est morale et sainte. Elle est sainte, d’abord parce qu’elle est la condition nécessaire à l’existence des États et que, sans État, l’humanité ne peut pas vivre. « En dehors de l’État, l’humanité ne peut pas respirer

L’État est Puissance. Suppression des petits États. ― En résumé, l’État est une personnalité impérieuse et ambitieuse, impatiente de toute sujétion même apparente ; il n’est vraiment lui-même que dans la mesure où il s’appartient complètement à lui-même. Mais, pour pouvoir jouer ce rôle, pour contenir les velléités d’empiétement, imposer sa loi sans en subir aucune, il faut qu’il possède de puissants moyens d’action. Un État faible tombe nécessairement sous la dépendance d’un autre et, dans la mesure où sa souveraineté cesse d’être entière, il cesse lui-même d’être un État. D’où il suit que ce qui constitue essentiellement l’État, c’est la puissance. Der Staat ist Macht, cette formule, qui revient sans cesse sous la plume de Treitschke, domine toute sa doctrine.

Ce qui fait d’abord et avant tout cette puissance, c’est la force physique de la nation ; c’est l’armée. L’armée se trouve ainsi occuper, dans l’ensemble des institutions sociales, une place tout à fait à part. Ce n’est pas seulement un service public de première importance, c’est la pierre angulaire de la société ; c’est « l’État incarné

Il y a eu, il est vrai, des États qui ont cherché de préférence leur grandeur et leur gloire dans les arts, dans les lettres, dans la science : mais ils manquaient ainsi à la loi fondamentale de leur nature et c’est une faute qu’ils ont payée chèrement. « Sous ce rapport, l’histoire universelle offre, au penseur qui réfléchit, le spectacle d’une justice implacable. Le rêveur peut déplorer qu’Athènes, avec sa culture raffinée, ait succombé devant Sparte, la Grèce devant Rome, que Florence, malgré sa haute moralité, n’ait pu supporter la lutte contre Venise. Le penseur sérieux reconnaît qu’il en devait être ainsi. Tout cela est le produit d’une nécessité interne. L’État n’est pas une académie des arts. Quand il sacrifie sa puissance aux aspirations idéales de l’humanité, il se contredit et va à sa ruine

Mais si l’État se définit par la puissance, les États ne méritent d’être appelés ainsi que dans la mesure où ils sont réellement puissants. Les petits pays, ceux qui ne peuvent se défendre et se maintenir par leurs seules forces ne sont pas de véritables États, puisqu’ils n’existent que par la tolérance des grandes Puissances. Ils n’ont et ne peuvent avoir qu’une souveraineté nominale. C’est le cas notamment des États neutres, tels que la Belgique, la Hollande et la Suisse. Leur indépendance, en effet, n’est garantie que par des conventions internationales dont nous savons la fragilité. Que l’un des contractants en vienne à juger qu’elles ne sont plus en rapport avec la situation respective des Puissances, et il a le droit de se délier. Treitschke nous indique même, par une omission involontaire, qu’à ses yeux l’autonomie de la Belgique et de la Hollande ne répond plus à l’état présent de l’Europe ; car il dit de la Suisse, mais de la Suisse seule : « Aussi longtemps qu’il ne se produira pas de changement essentiel dans la société actuelle des États, la Suisse peut compter sur une longue existence

D’une manière générale, il ne parle qu’avec mépris du petit État, de ce qu’il appelle, d’un mot intraduisible, la Kleinstaaterei. « Dans la notion même du petit État, dit-il, il y a quelque chose qui prête incontestablement au sourire. En soi, la faiblesse n’a rien de ridicule ; mais il en va tout autrement de la faiblesse qui affecte les allures de la force

De ce tableau, Treitschke conclut que l’existence des petits États n’est plus aujourd’hui qu’une survivance sans raison d’être. Suivant lui, il est dans la nature des choses qu’ils disparaissent : ils sont fatalement destinés à être absorbés par les grands États. Et comme la dignité de grand État n’est pleinement reconnue qu’à cinq Puissances (l’Italie nous est présentée comme seulement à la veille d’être admise dans cette aristocratie des peuples européens)

Politik, I, p. 41. Politik, 1, p. 37. « Das Wesen des Staates besteht darin, dass er keine höhere Gewalt über sich dulden kann » (ibid.). « Mag der Anlass noch so kleinlich erscheinen » II, p. 550. I, p. 37-38. I, p. 102. II, p. 550. I, p. 102-103. I, p. 38. Unsere Zukunft, ch. V. I, p. 73. I, p. 39-40. I, p. 115. « Der faule Friedenszustand » (I, p. 59). « Dass der Gedanke des ewigen Friedens… ein unsittliches Ideal ist, haben wir schon erkannt » (II, p. 553). « Der Unsegen des Friedens » (I, p. 59). I, p. 76. ― Tous les passages cités, sans être accompagnés d’une référence spéciale, sont empruntés aux p. 72-76 du tome I. II, p. 361. II, p. 354-363. I, p. 34. I, p. 34. I, p. 42. « Dass aber wenigstens Holland noch einmal zum alten Vaterland zurückkehrt ist… dringend zu wünschen » (I, p. 128). I, p. 218. I, p. 43. I, p. 44-45. I, p. 43. Treitschke veut dire que, dans les petits pays, on considère comme le meilleur gouvernement celui qui coûte le moins cher et, pour cela, lève le moins d’impôts. C’est, ajoute-t-il, perdre de vue « que l’État comme la coquille de l’œuf, ne protège pas sans exercer une compression ». « Italien ist nahe daran, in ihn hineinzukommen » : l’Italie est près d’y entrer (dans le cercle des grands États) (I, p. 42).

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