On s’explique maintenant comment l’Allemagne a pu se rendre coupable des actes dont elle est accusée : ils sont l’application logique des idées qui précèdent.
La Violation de la neutralité belge et des conventions de La Haye. ― Quand on admet l’étrange conception du droit international qui vient d’être exposée, la violation de la neutralité belge apparaît comme un acte parfaitement licite et naturel. L’Allemagne ne pouvait éprouver de scrupules à violer le traité qu’elle avait signé, du moment où elle ne reconnaît pas de force obligatoire aux contrats internationaux qu’elle souscrit. Voilà ce qui donne tout son sens au langage que M. de Bethmann-Hollweg tint, le 4 août 1914, à l’ambassadeur d’Angleterre, Sir E. Goschen, quand il osa déclarer que la neutralité belge n’était qu’ « un mot », que les traités qui la garantissaient n’étaient que « chiffons de papier ». Ces expressions n’étaient pas de simples boutades, arrachées au Chancelier par la colère et le dépit : elles traduisaient un sentiment réellement éprouvé, une vérité qui lui paraissait aller de soi. Quand l’Allemagne traite avec d’autres États, elle ne se sent pas réellement et efficacement liée par les engagements qu’elle prend.
Ce principe, une fois connu, ôte toute valeur au prétexte par lequel le gouvernement allemand essaya, plus tard, de justifier son crime quand il allégua qu’il avait été contraint d’envahir la Belgique pour devancer la France qui se préparait à en faire autant
C’est naturellement le même principe qui explique les innombrables violations des conventions de La Haye que le gouvernement allemand a commises sans même daigner s’en disculper
Les petits États menacés dans leur existence. ― Mais, en se jetant sur la Belgique, l’Allemagne n’entendait pas seulement s’assurer, en dépit des traités, une route plus rapide vers Paris. Une autre raison, que Treitschke nous a également fait connaître, achève d’expliquer cet acte de force et, du même coup, en montre mieux la gravité éventuelle : c’est que, pour l’Allemagne, les petits États ne sont pas des États véritables. En effet, leur faiblesse constitutionnelle ne leur permet pas de s’affirmer comme puissances, c’est-à-dire comme États ; ils n’ont donc pas droit à ce respect que peuvent normalement revendiquer ces grandes personnes morales que sont les États proprement dits. Véritables anachronismes historiques, ils sont appelés à se perdre dans des États plus vastes, et l’État plus grand qui les absorbe ne fait, en ce cas, que les rendre à leur vraie nature. Il est comme l’exécuteur des lois de l’histoire
Cette thèse est si bien celle du gouvernement allemand que M. de Jagow, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères, n’a pas craint de la défendre pour son propre compte. Causant un jour, avec un ambassadeur, du vaste empire colonial que possède la Belgique, il faisait remarquer que l’Allemagne était en bien meilleure situation pour en tirer parti et, « en développant son opinion, il essaya de faire partager à son interlocuteur, son mépris pour les titres de propriété des petits États ; seules, les grandes puissances avaient, selon lui, le droit et le pouvoir de coloniser. Il dévoila même le fond de sa pensée : les petits États ne pourraient plus jouir, dans la transformation qui s’opérait en Europe au profit des nationalités les plus fortes, de l’existence indépendante qu’on leur avait laissé mener jusqu’à présent ; ils étaient destinés à disparaître ou à graviter dans l’orbite des grandes Puissances
En envahissant la Belgique, les Allemands avaient donc l’impression qu’ils pénétraient sur un territoire qui était une sorte de res nullius, et qu’ils entendaient bien faire leur en quelque manière. Sans doute, ils avaient promis de l’évacuer, une fois que les hostilités seraient terminées ; mais on sait ce que valent leurs promesses. Il y a, d’ailleurs, bien des manières différentes de réduire un État en vasselage. Le Luxembourg n’a opposé aucune résistance à l’occupation allemande. Nul, pourtant, ne met en doute que, si l’Allemagne était victorieuse, le grand-duché ne recouvrerait jamais son ancienne autonomie.
La guerre systématiquement inhumaine. ― Quand nous accumulons les preuves pour établir que la guerre est conduite par l’état-major allemand avec une inhumanité sans exemple dans l’histoire, on nous répond souvent que les faits dont nous parlons ne sont, en définitive, que des cas isolés, individuels, comme il s’en produit dans toute armée en campagne, et que nous ne sommes pas fondés à généraliser. Mais, en réalité, ces actes d’atrocité, dont on a multiplié les exemples, ne sont que la mise en œuvre d’idées et de sentiments qui sont, depuis longtemps, inculqués à la jeunesse allemande.
Qu’on se rappelle, en effet, la morale politique de Treitschke. L’État est au-dessus de la morale ; il ne reconnaît pas de fin qui le dépasse, mais il est à lui-même sa propre fin. Travailler à être le plus puissant possible de, façon à pouvoir imposer ses volontés aux autres États, voilà pour lui le bien, et tout ce qui sert à atteindre ce but est légitime et moralement bon. Appliquez ces axiomes à la guerre et vous aurez les maximes dans lesquelles le grand état-major allemand a condensé sa conception du devoir militaire en temps d’hostilités. Certaines de ces propositions rappellent directement celles de Treitschke. « Peut être employé, dit l’état-major, tout moyen sans lequel le but de la guerre ne saurait être atteint
D’autre part, les atrocités particulières commises par les troupes ne sont que l’application méthodique de ces préceptes et de ces règlements. Ainsi, tout se tient et s’enchaîne sans solution de continuité : une conception déterminée de l’État se traduit en règles d’action édictées par l’autorité militaire, et ces règles, à leur tour, se réalisent en actes par l’intermédiaire des individus. Il ne s’agit donc pas, en tout ceci, de fautes individuelles, plus ou moins nombreuses ; mais on est en présence d’un système, parfaitement organisé, qui a ses racines dans la mentalité publique et qui fonctionne automatiquement
Négation du droit des nationalités. ― Enfin, on a pu noter, chemin faisant, combien cette même mentalité est fermée à l’idée de nationalité et au principe qui en dérive.
Une nationalité est un groupe humain dont les membres, pour des raisons ethniques ou simplement historiques, veulent vivre sous les mêmes lois, former un même État, petit ou grand il n’importe ; et c’est aujourd’hui un principe, parmi les nations civilisées, que cette volonté commune, quand elle s’est affirmée avec persévérance, a droit au respect, qu’elle est même le seul fondement solide des États. Mais cette vérité fait l’effet d’une niaiserie sentimentale quand, avec Treitschke, on admet qu’un État peut se maintenir par la seule contrainte, que l’acquiescement intime des citoyens lui est inutile, que son autorité peut être efficace sans être librement consentie. Puisque de grands empires ont duré sans être voulus par leurs sujets
De là vient le goût de l’Allemagne pour les conquêtes et les annexions. Peu lui importe ce que sentent et ce que veulent les hommes. Tout ce qu’elle demande, c’est qu’ils se soumettent à la loi du vainqueur et elle se charge elle-même de se faire obéir. Elle ne songe même pas qu’il puisse y avoir lieu pour elle de faire oublier ensuite ses violences, de gagner les vaincus et de se les assimiler. L’Allemagne n’a jamais reconnu le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. C’est le principe de sa politique et elle annonce par avance qu’elle ne s’en départira pas au jour de la paix, si elle est en état d’imposer ses lois.