Si, comme dans les cas précédents, l'anomie ne se produisait jamais que par accès intermittents et sous forme de crises aiguës, elle pourrait bien faire de temps en temps varier le taux social des suicides; elle n'en serait pas un facteur régulier et constant. Mais il y a une sphère de la vie sociale où elle est actuellement à l'état chronique, c'est le monde du commerce et de l'industrie.
Depuis un siècle, en effet, le progrès économique a principalement consisté à affranchir les relations industrielles de toute réglementation. Jusqu'à des temps récents, tout un système de pouvoirs moraux avait pour fonction de les discipliner. Il y avait d'abord la religion dont l'influence se faisait sentir également sur les ouvriers et sur les maîtres, sur les pauvres et sur les riches. Elle consolait les premiers et leur apprenait à se contenter de leur sort en leur enseignant que l'ordre social est providentiel, que la pari de chaque classe a été fixée par Dieu lui-même, et en leur faisant espérer d'un monde à venir de justes compensations aux inégalités de celui-ci. Elle modérait les seconds en leur rappelant que les intérêts terrestres ne sont pas le tout de l'homme, qu'ils doivent être subordonnés à d'autres, plus élevés, et, par conséquent, qu'ils ne méritent pas d'être poursuivis sans règle ni sans mesure. Le pouvoir temporel, de son côté, par la suprématie qu'il exerçait sur les fonctions économiques, par l'état relativement subalterne où il les maintenait, en contenait l'essor. Enfin, au sein même du monde des affaires, les corps de métiers, en réglementant les salaires, le prix des produits et la production elle-même, fixaient indirectement le niveau moyen des revenus sur lequel, par la force des choses, se règlent en partie les besoins. En décrivant cette organisation, nous, n'entendons pas, au reste, la proposer comme un modèle. Il est clair que, sans de profondes transformations, elle ne saurait convenir aux sociétés actuelles. Tout ce que nous constatons, c'est qu'elle existait, qu'elle avait des effets utiles et qu'aujourd'hui rien n'en tient lieu.
En effet, la religion a perdu la plus grande partie de son empire. Le pouvoir gouvernemental, au lieu d'être le régulateur de la vie économique, en est devenu l'instrument et le serviteur. Les écoles les plus contraires, économistes orthodoxes et socialistes extrêmes, s'entendent pour le réduire au rôle d'intermédiaire, plus ou moins passif, entre les différentes fonctions sociales. Les uns veulent en faire simplement le gardien des contrats individuels; les autres lui laissent pour tâche le soin de tenir la comptabilité collective, c'est-à-dire d'enregistrer les demandes des consommateurs, de les transmettre aux producteurs, d'inventorier le revenu total et de le répartir d'après une formule établie. Mais les uns et les autres lui refusent toute qualité pour se subordonner le reste des organes sociaux et les faire converger vers un but qui les domine. De part et d'autre, on déclare que les nations doivent avoir pour seul ou principal objectif de prospérer industriellement; c'est ce qu'implique le dogme du matérialisme économique qui sert également de base à ces systèmes, en apparence opposés. Et comme ces théories ne font qu'exprimer l'état de l'opinion, l'industrie, au lieu de continuer à être regardée comme un moyen en vue d'une fin qui la dépasse, est devenue la fin suprême des individus et des sociétés. Mais alors il est arrivé que les appétits qu'elle met en jeu se sont trouvés affranchis de toute autorité qui les limitât. Cette apothéose du bien-être, en les sanctifiant, pour ainsi dire, les a mis au-dessus de toute loi humaine. Il semble qu'il y ait une sorte de sacrilège à les endiguer. C'est pourquoi, même la réglementation purement utilitaire que le monde industriel lui-même exerçait sur eux, par l'intermédiaire des corporations, n'a pas réussi à se maintenir. Enfin, ce déchaînement des désirs a encore été aggravé par le développement même de l'industrie et l'extension presque indéfinie du marché. Tant que le producteur ne pouvait écouler ses produits que dans le voisinage immédiat, la modicité du gain possible ne pouvait pas surexciter beaucoup l'ambition. Mais maintenant qu'il peut presque prétendre à avoir pour client le monde entier, comment, devant ces perspectives sans bornes, les passions accepteraient-elles encore qu'on les bornât comme autrefois?
Voilà d'où vient l'effervescence qui règne dans cette partie de la société, mais qui, de là, s'est étendue au reste. C'est que l'état de crise et d'anomie y est constant et, pour ainsi dire, normal. Du haut en bas de l'échelle, les convoitises sont soulevées sans qu'elles sachent où se poser définitivement. Rien ne saurait les calmer, puisque le but où elles tendent est infiniment au delà de tout ce qu'elles peuvent atteindre. Le réel paraît sans valeur au prix de ce qu'entrevoient comme possible les imaginations enfiévrées; on s'en détache donc, mais pour se détacher ensuite du possible quand, à son tour, il devient réel. On a soif de choses nouvelles, de jouissances ignorées, de sensations innommées, mais qui perdent toute leur saveur dès qu'elles sont connues. Dès lors, que le moindre revers survienne et l'on est sans forces pour le supporter. Toute cette fièvre tombe et l'on s'aperçoit combien ce tumulte était stérile et que toutes ces sensations nouvelles, indéfiniment accumulées, n'ont pas réussi à constituer un solide capital de bonheur sur lequel on pût vivre aux jours d'épreuves. Le sage, qui sait jouir des résultats acquis sans éprouver perpétuellement le besoin de les remplacer par d'autres, y trouve de quoi se retenir à la vie quand l'heure des contrariétés a sonné. Mais l'homme qui a toujours tout attendu de l'avenir, qui a vécu les yeux fixés sur le futur, n'a rien dans son passé qui le réconforte contre les amertumes du présent; car le passé n'a été pour lui qu'une série d'étapes impatiemment traversées. Ce qui lui permettait de s'aveugler sur lui-même, c'est qu'il comptait toujours trouver plus loin le bonheur qu'il n'avait pas encore rencontré jusque-là. Mais voici qu'il est arrêté dans sa marche; dès lors, il n'a plus rien ni derrière lui ni devant lui sur quoi il puisse reposer son regard. La fatigue, du reste, suffit, à elle seule, pour produire le désenchantement, car il est difficile de ne pas sentir, à la longue, l'inutilité d'une poursuite sans terme.
On peut même se demander si ce n'est pas surtout cet état moral qui rend aujourd'hui si fécondes en suicides les catastrophes économiques. Dans les sociétés où il est soumis à une saine discipline, l'homme se soumet aussi plus facilement aux coups du sort. Habitué à se gêner et à se contenir, l'effort nécessaire pour s'imposer un peu plus de gêne lui coûte relativement peu. Mais quand, par elle-même, toute limite est odieuse, comment une limitation plus étroite ne paraîtrait-elle pas insupportable? L'impatience fiévreuse dans laquelle on vit n'incline guère à la résignation. Quand on n'a pas d'autre but que de dépasser sans cesse le point où l'on est parvenu, combien il est douloureux d'être rejeté en arrière! Or, cette même inorganisation qui caractérise notre état économique ouvre la porte à toutes les aventures. Comme les imaginations sont avides de nouveautés et que rien ne les règle, elles tâtonnent au hasard. Nécessairement, les échecs croissent avec les risques et, ainsi, les crises se multiplient au moment même où elles deviennent plus meurtrières.
Tableau XXIV
Suicides pour 1 million de sujets de chaque profession.
/* +———————-+————+—————+————-+—————-+—————+ | |COMMERCE|TRANSPORTS|INDUSTRIE|AGRICULTURE|CARRIÈRES | | | | | | |libérales | | | | | | |[255]. | +———————-+————+—————+————-+—————-+—————+ |France | 440 | | 340 | 240 | 300 | |(1878-87)[256].| | | | | | +———————-+————+—————+————-+—————-+—————+ |Suisse (1876). | 664 | 1514 | 577 | 304 | 558 | +———————-+————+—————+————-+—————-+—————+ |Italie | 277 | 152,6 | 80,4 | 26,7 | 618[257] | |(1866-76). | | | | | | +———————-+————+—————+————-+—————-+—————+ |Prusse | 754 | | 456 | 315 | 832 | |(1883-90). | | | | | | +———————-+————+—————+————-+—————-+—————+ |Bavière | 465 | | 369 | 153 | 454 | |(1884-91). | | | | | | +———————-+————+—————+————-+—————-+—————+ |Belgique | 421 | | 160 | 160 | 100 | |(1886-90). | | | | | | +———————-+————+—————+————-+—————-+—————+ |Wurtemberg | 273 | | 190 | 206 | | |(1873-78). | | | | | | +———————-+————+—————+————-+—————-+—————+ |Saxe (1878). | 341,59 | 71,17 | | +———————-+————+—————+————-+—————-+—————+ */
Et cependant, ces dispositions sont tellement invétérées que la société s'y est faite et s'est accoutumée à les regarder comme normales. On répète sans cesse qu'il est dans la nature de l'homme d'être un éternel mécontent, d'aller toujours en avant sans trêve et sans repos, vers une fin indéterminée. La passion de l'infini est journellement présentée comme une marque de distinction morale, alors qu'elle ne peut se produire qu'au sein de consciences déréglées et qui érigent en règle le dérèglement dont elles souffrent. La doctrine du progrès quand même et le plus rapide possible est devenue un article de foi. Mais aussi, parallèlement à ces théories qui célèbrent les bienfaits de l'instabilité, on en voit apparaître d'autres qui, généralisant la situation d'où elles dérivent, déclarent la vie mauvaise, l'accusent d'être plus fertile en douleurs qu'en plaisirs et de ne séduire l'homme que par des attraits trompeurs. Et comme c'est dans le monde économique que ce désarroi est à son apogée, c'est là aussi qu'il fait le plus de victimes.
Les fonctions industrielles et commerciales sont, en effet, parmi les professions qui fournissent le plus au suicide (V. Tableau XXIV, ci-dessus). Elles sont presque au niveau des carrières libérales, parfois même elles le dépassent; surtout, elles sont sensiblement plus éprouvées que l'agriculture. C'est que l'industrie agricole est celle où les anciens pouvoirs régulateurs font encore le mieux sentir leur influence et où la fièvre des affaires a le moins pénétré. C'est elle qui rappelle le mieux ce qu'était autrefois la constitution générale de l'ordre économique. Et encore l'écart serait-il plus marqué si, parmi les suicidés de l'industrie, on distinguait les patrons des ouvriers, car ce sont probablement les premiers qui sont le plus atteints par l'état d'anomie. Le taux énorme de la population rentière (720 pour un million) montre assez que ce sont les plus fortunés qui souffrent le plus. C'est que tout ce qui oblige à la subordination atténue les effets de cet état. Les classes inférieures ont du moins leur horizon limité par celles qui leur sont superposées et, par cela même, leurs désirs sont plus définis. Mais ceux qui n'ont plus que le vide au-dessus d'eux, sont presque nécessités à s'y perdre, s'il n'est pas de force qui les retienne en arrière.
L'anomie est donc, dans nos sociétés modernes, un facteur régulier et spécifique de suicides; elle est une des sources auxquelles s'alimente le contingent annuel. Nous sommes, par conséquent, en présence d'un nouveau type qui doit être distingué des autres. Il en diffère en ce qu'il dépend, non de la manière dont les individus sont attachés à la société, mais de la façon dont elle les réglemente. Le suicide égoïste vient de ce que les hommes n'aperçoivent plus de raison d'être à la vie; le suicide altruiste de ce que cette raison leur paraît être en dehors de la vie elle-même; la troisième sorte de suicide, dont nous venons de constater l'existence, de ce que leur activité est déréglée et de ce qu'ils en souffrent. En raison de son origine, nous donnerons à cette dernière espèce le nom de suicide anomique.
Assurément, ce suicide et le suicide égoïste ne sont pas sans rapports de parenté. L'un et l'autre viennent de ce que la société n'est pas suffisamment présente aux individus. Mais la sphère d'où elle est absente n'est pas la même dans les deux cas. Dans le suicide égoïste, c'est à l'activité proprement collective qu'elle fait défaut, la laissant ainsi dépourvue d'objet et de signification. Dans le suicide anomique, c'est aux passions proprement individuelles qu'elle manque, les laissant ainsi sans frein qui les règle. Il en résulte que, malgré leurs relations, ces deux types restent indépendants l'un de l'autre. Nous pouvons rapporter à la société tout ce qu'il y a de social en nous, et ne pas savoir borner nos désirs; sans être un égoïste, on peut vivre à l'état d'anomie, et inversement. Aussi n'est-ce pas dans les mêmes milieux sociaux que ces deux sortes de suicides recrutent leur principale clientèle; l'un a pour terrain d'élection les carrières intellectuelles, le monde où l'on pense, l'autre le monde industriel ou commercial.