TABLEAU XXVII

Influence du divorce sur l'immunité des époux.

/* +———————————————-+——————————+———————-+ | |SUICIDES PAR MILLION| COEFFICIENTS | | | de sujets. |de préservation| | | | des époux par | | PAYS | | rapport aux | | | | garçons. | | +——————————+ | | | Garçons | Époux. | | | | au-dessus | | | | | de 15 ans.| | | +——————-+————————-+—————-+————+———————-+ | |Italie (1884-88).| 145 | 88 | 1,64 | |Où le divorce+————————-+—————-+————+———————-+ |n'existe pas.|France (1863-68).| 273 | 245,7 | 1,11 | | |[260] | | | | +——————-+————————-+—————-+————+———————-+ | |Bade (1885-93). | 458 | 460 | 0,99 | |Où le divorce+————————-+—————-+————+———————-+ |est largement|Prusse (1883-90).| 388 | 498 | 0,77 | |pratiqué. +————————-+—————-+————+———————-+ | |Prusse (1887-89).| 364 | 431 | 0,83 | +——————-+————————-+—————-+————+———————-+ | | | Sur 100 suicides de| | | | | tout état civil, | | | | +—————-+————+ | | | | Garçons. | Époux | | | | +—————-+————+ | |Où le divorce| | 27,5 | 52,5 | | |est très |Saxe (1879-80). +—————-+————+ | |fréquent. | | Sur 100 habitants | 0,63 | |[261] | | mâles de tout état | | | | | civil, | | | | +—————-+————+ | | | | Garçons. | Époux | | | | +—————-+————+ | | | | 42,10 | 52,47 | | +——————-+————————-+—————-+————+———————-+ */

Cette proposition admise, la correspondance des divorces et des suicides devient explicable. En effet, chez les peuples où le divorce est fréquent, cette constitution sui generis du mariage dont il est solidaire doit être nécessairement très répandue; car elle n'est pas spéciale aux ménages qui sont prédestinés à une dissolution légale. Si elle atteint chez eux son maximum, d'intensité, elle doit se retrouver chez les autres ou la plupart des autres, quoiqu'à un moindre degré. Car, de même que là où il y a beaucoup de suicides il y a beaucoup de tentatives de suicides, et que la mortalité ne peut croître sans que la morbidité augmente en même temps, il doit y avoir beaucoup de ménages plus ou moins proches du divorce là où il y a beaucoup de divorces effectifs. Le nombre de ces derniers ne peut donc s'élever, sans que se développe et se généralise dans la même mesure cet état de la famille qui prédispose au suicide et, par conséquent, il est naturel que les deux phénomènes varient dans le même sens.

Outre que cette hypothèse est conforme à tout ce qui a été antérieurement démontré, elle est susceptible d'une preuve directe. En effet, si elle est fondée, les gens mariés doivent avoir, dans les pays où les divorces sont nombreux, une moindre immunité contre le suicide que là où le mariage est indissoluble. C'est effectivement ce qui résulte des faits, du moins en ce qui concerne les époux, comme le montre le Tableau XXVII (ci-dessus). L'Italie, pays catholique où le divorce est inconnu, est aussi celui où le coefficient de préservation des époux est le plus élevé; il est moindre en France où les séparations de corps ont toujours été plus fréquentes, et on le voit décroître à mesure qu'on passe à des sociétés où le divorce est plus largement pratiqué[262].

Nous n'avons pu nous procurer le chiffre des divorces dans le grand-duché d'Oldenbourg. Cependant, étant donné que c'est un pays protestant, on peut croire qu'ils y sont fréquents, sans l'être pourtant avec excès; car la minorité catholique est assez importante. Il doit donc, à ce point de vue, être à peu près au même rang que Bade et que la Prusse. Or il se classe aussi au même rang au point de vue de l'immunité dont y jouissent les époux; 100.000 célibataires au delà de 15 ans donnent annuellement 52 suicides, 100.000 époux en commettent 66. Le coefficient de préservation pour ces derniers est donc de 0,79, très différent, par conséquent, de celui que l'on observe dans les pays catholiques où le divorce est rare ou inconnu.

La France nous fournit l'occasion de faire une observation qui confirme les précédentes, d'autant mieux qu'elle a plus de rigueur encore. Les divorces sont beaucoup plus fréquents dans la Seine que dans le reste du pays. En 1885, le nombre des divorces prononcés y était de 23,99 pour 10.000 ménages réguliers alors que, pour toute la France, la moyenne n'était que de 5,65. Or, il suffit de se reporter au tableau XXII pour constater que le coefficient de préservation des époux est sensiblement moindre dans la Seine qu'en province. Il n'y atteint, en effet, 3 qu'une seule fois, c'est pour la période de 20 à 25 ans; et encore l'exactitude du chiffre est-elle douteuse, car il est calculé d'après un trop petit nombre de cas, attendu qu'il n'y a guère annuellement qu'un suicide d'époux à cet âge. À partir de 30 ans, le coefficient ne dépasse pas 2, il est le plus souvent au-dessous et il devient même inférieur à l'unité entre 60 et 70 ans. En moyenne, il est de 1,73. Dans les départements, au contraire, il est 5 fois sur 8 supérieur à 3; en moyenne, il est de 2,88, c'est-à-dire 1,66 fois plus fort que dans la Seine.

Voilà une preuve de plus que le nombre élevé des suicides dans les pays où le divorce est répandu ne tient pas à quelque prédisposition organique, notamment à la fréquence des sujets déséquilibrés. Car si telle était la véritable cause, elle devrait faire sentir ses effets aussi bien sur les célibataires que sur les mariés. Or, en fait, ce sont ces derniers qui sont le plus atteints. C'est donc que l'origine du mal se trouve bien, comme nous l'avons supposé, dans quelque particularité soit du mariage, soit de la famille. Reste à choisir entre ces deux dernières hypothèses. Cette moindre immunité des époux est-elle due à l'état de la société domestique ou à l'état de la société matrimoniale? Est-ce l'esprit familial qui est moins bon ou le lien conjugal qui n'est pas tout ce qu'il doit être?

Un premier fait qui rend improbable la première explication, c'est que, chez les peuples où le divorce est le plus fréquent, la natalité est très bonne, par suite, la densité du groupe domestique très élevée. Or nous savons que là où la famille est dense, l'esprit de famille est généralement fort. Il y a donc tout lieu de croire que c'est dans la nature du mariage que se trouve la cause du phénomène.

Et en effet, si c'était à la constitution de la famille qu'il était imputable, les épouses, elles aussi, devraient être moins préservées du suicide dans les pays où le divorce est d'un usage courant que là où il est peu pratiqué; car elles sont aussi bien atteintes que l'époux par le mauvais état des relations domestiques. Or c'est exactement l'inverse qui a lieu. Le coefficient de préservation des femmes mariées s'élève à mesure que celui des époux s'abaisse, c'est-à-dire à mesure que les divorces sont plus fréquents, et inversement. Plus le lien conjugal se rompt souvent et facilement, plus la femme est favorisée par rapport au mari (V. Tableau XXVIII, ci-dessous).

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