II

A priori, on pourrait croire qu'il existe quelque rapport entre la nature du suicide et le genre de mort choisi par le suicidé. Il paraît, en effet, assez naturel que les moyens qu'il «emploie pour exécuter sa résolution dépendent des sentiments qui l'animent, et, par conséquent, les expriment. Par suite, on pourrait être tenté d'utiliser les renseignements que nous fournissent sur ce point les statistiques pour caractériser avec plus de précision, d'après leurs formes extérieures, les différentes sortes de suicides. Mais les recherches que nous avons entreprises sur ce point ne nous ont donné que des résultats négatifs.

Pourtant, ce sont certainement des causes sociales qui déterminent ces choix; car la fréquence relative des différents modes de suicide reste pendant très longtemps invariable pour une même société, tandis qu'elle varie très sensiblement d'une société à l'autre, comme le montre le tableau suivant:

Tableau XXX

Proportion des différents genres de mort sur 1.000 suicides (les deux sexes réunis).

/* +———-+——————-+—————+——-+——————-+———+————+ |PAYS ET|STRANGULATION|SUBMERSION|ARMES|PRÉCIPITATION|POISON|ASPHYXIE| |ANNÉES |et pendaison | | | d'un | | | | | | | | lieu élevé | | | +———-+——————-+—————+——-+——————-+———+————+ |France | | | | | | | | 1872.| 426 | 269 | 103 | 28 | 20 | 69 | | 1873.| 430 | 298 | 106 | 30 | 21 | 67 | | 1874.| 440 | 269 | 122 | 28 | 23 | 72 | | 1875.| 446 | 294 | 107 | 31 | 19 | 63 | +———-+——————-+—————+——-+——————-+———+————+ |Prusse | | | | | | | | 1872.| 610 | 197 | 102 | 6,9 | 25 | 3 | | 1873.| 597 | 217 | 95 | 8,4 | 25 | 4,6 | | 1874.| 610 | 162 | 126 | 9,1 | 28 | 6,5 | | 1875.| 615 | 170 | 105 | 9,5 | 35 | 7,7 | +———-+——————-+—————+——-+——————-+———+————+ |Anglet.| | | | | | | | 1872.| 374 | 221 | 38 | 30 | 91 | — | | 1873.| 366 | 218 | 44 | 20 | 97 | — | | 1874.| 374 | 176 | 58 | 20 | 94 | — | | 1875.| 362 | 208 | 45 | — | 97 | — | +———-+——————-+—————+——-+——————-+———+————+ |Italie | | | | | | | | 1874.| 174 | 305 | 236 | 106 | 60 | 13,7 | | 1875.| 173 | 273 | 251 | 104 | 62 | 31,4 | | 1876.| 125 | 246 | 285 | 113 | 69 | 29 | | 1877.| 176 | 299 | 238 | 111 | 55 | 22 | +———-+——————-+—————+——-+——————-+———+————+ */

Ainsi, chaque peuple a son genre de mort, préféré et l'ordre de ses préférences ne change que très difficilement. Il est même plus constant que le chiffre total des suicides; les événements qui, parfois, modifient passagèrement le second n'affectent pas toujours le premier. Il y a plus: les causes sociales sont tellement prépondérantes que l'influence des facteurs cosmiques ne paraît pas appréciable. C'est ainsi que les suicides par submersion, contrairement à toutes les présomptions, ne varient pas d'une saison à l'autre d'après une loi spéciale. Voici, en effet, quelle était en France, pendant la période 1872-78, leur distribution mensuelle comparée à celle des suicides en général:

Part de chaque mois sur 1.000 suicides annuels:

/* +————————+————+————+——-+———+——-+——-+————+ | |JANVIER.|FÉVRIER.|MARS.|AVRIL.|MAI. |JUIN.|JUILLET.| +————————+————+————+——-+———+——-+——-+————+ |De toute espèce | 75,8 | 66,5 |84,8 | 97,3 |103,1|109,9| 103,5 | +————————+————+————+——-+———+——-+——-+————+ |Par submersion | 73,5 | 67,0 |81,9 | 94,4 |106,4|117,3| 107,7 | +————————+————+————+——-+———+——-+——-+————+ +————————+———-+—————-+————-+—————+—————+ | | AOUT. | SEPTEMBRE.| OCTOBRE.| NOVEMBRE.| DÉCEMBRE.| +————————+———-+—————-+————-+—————+—————+ |De toute espèce.| 86,3 | 74,3 | 71,4 | 65,2 | 59,2 | +————————+———-+—————-+————-+—————+—————+ |Par submersion. | 91,2 | 71,0 | 74,3 | 61,0 | 54,2 | +————————+———-+—————-+————-+—————+—————+ */

C'est à peine si, pendant la belle saison, les suicides par submersion augmentent un peu plus que les autres; la différence est insignifiante. Cependant, l'été semblerait devoir les favoriser exceptionnellement. On a dit, il est vrai, que la submersion était moins employée dans le Nord que dans le Midi et on a attribué ce fait au climat[287]. Mais, à Copenhague, pendant la période 1845-56, ce mode de suicide n'était pas moins fréquent qu'en Italie, (281 cas 0%0 au lieu de 300). À Saint-Pétersbourg, durant les années 1873-74, il n'en était pas de plus pratiqué. La température ne met donc pas obstacle à ce genre de mort.

Seulement, les causes sociales dont dépendent les suicides en général diffèrent de celles qui déterminent la façon dont ils s'accomplissent; car on ne peut établir aucune relation entre les types de suicides que nous avons distingués et les modes d'exécution les plus répandus. L'Italie est un pays foncièrement catholique où la culture scientifique était, jusqu'à des temps récents, assez peu développée. Il est donc très probable que les suicides altruistes y sont plus fréquents qu'en France et qu'en Allemagne, puisqu'ils sont un peu en raison inverse du développement intellectuel; plusieurs raisons qu'on trouvera dans la suite de cet ouvrage confirmeront cette hypothèse. Par conséquent, comme le suicide par les armes à feu y est beaucoup plus fréquent que dans les pays du centre de l'Europe, on pourrait croire qu'il n'est pas sans rapports avec l'état d'altruisme. On pourrait même faire encore remarquer, à l'appui de cette supposition, que c'est aussi le genre de suicide préféré par les soldats. Malheureusement, il se trouve qu'en France ce sont les classes les plus intellectuelles, écrivains, artistes, fonctionnaires, qui se tuent le plus de cette manière[288]. De même, il pourrait sembler que le suicide mélancolique trouve dans la pendaison son expression naturelle. Or, en fait, c'est dans les campagnes qu'on y a le plus recours, et pourtant la mélancolie est un état d'esprit plus spécialement urbain.

Les causes qui poussent l'homme à se tuer ne sont donc pas celles qui le décident à se tuer de telle manière plutôt que de telle autre. Les mobiles qui fixent son choix sont d'une tout autre nature. C'est, d'abord, l'ensemble d'usages et d'arrangements de toute sorte qui mettent à sa portée tel instrument de mort plutôt que tel autre. Suivant toujours la ligne de la moindre résistance tant qu'un facteur contraire n'intervient pas, il tend à employer le moyen de destruction qu'il a le plus immédiatement sous la main et qu'une pratique journalière lui a rendu familier. Voilà pourquoi, par exemple, dans les grandes villes, on se tue plus que dans les campagnes en se jetant du haut d'un lieu élevé: c'est que les maisons sont plus hautes. De même, à mesure que le sol se couvre de chemins de fer, l'habitude de chercher la mort en se faisant écraser sous un train se généralise. Le tableau qui figure la part relative des différents modes de suicide dans l'ensemble des morts volontaires traduit donc en partie l'état de la technique industrielle, de l'architecture la plus répandue, des connaissances scientifiques, etc. À mesure que l'emploi de l'électricité se vulgarisera, les suicides à l'aide de procédés électriques deviendront aussi plus fréquents.

Mais la cause peut-être la plus efficace, c'est la dignité relative que chaque peuple et, à l'intérieur de chaque peuple, chaque groupe social attribue aux différents genres de mort. Il s'en faut, en effet, qu'ils soient tous mis sur le même plan. Il en est qui passent pour plus nobles, d'autres qui répugnent comme vulgaires et avilissants; et la manière dont ils sont classés par l'opinion change avec les communautés. À l'armée, la décapitation est considérée comme une mort infamante; ailleurs, ce sera la pendaison. Voilà comment il se fait que le suicide par strangulation est beaucoup plus répandu dans les campagnes que dans les villes et dans les petites villes que dans les grandes. C'est qu'il a quelque chose de violent et de grossier qui froisse la douceur des mœurs urbaines et le culte que les classes cultivées ont pour la personne humaine. Peut-être aussi cette répulsion tient-elle au caractère déshonorant que des causes historiques ont attaché à ce genre de mort et que les affinés des villes sentent avec une vivacité que la sensibilité plus simple du rural ne comporte pas.

La mort choisie par le suicidé est donc un phénomène tout à fait étranger à la nature même du suicide. Si intimement que semblent rapprochés ces deux éléments d'un même acte, ils sont, en réalité, indépendants l'un de l'autre. Du moins, il n'y a entre eux que des rapports extérieurs de juxtaposition. Car, s'ils dépendent tous deux de causes sociales, les états sociaux qu'ils expriment sont très différents. Le premier n'a rien à nous apprendre sur le second; il ressortit à une tout autre étude. C'est pourquoi, bien qu'il soit d'usage d'en traiter assez longuement à propos du suicide, nous ne nous y arrêterons pas davantage. Il ne saurait rien ajouter aux résultats qu'ont donnés les recherches précédentes et que résume le tableau suivant:

Classification étiologique et morphologique des types sociaux du suicide.

/* +——————————————————————————————————+ | FORMES INDIVIDUELLES QU'ILS REVÊTENT | +———————————————————-+——————————————+ | Caractère fondamental | Variétés secondaires | +——————+——————+——————-+——————————————+ | |Suicide | Apathie | Mélancolie paresseuse avec | | |égoïste | | complaisance pour elle-même| | | | | | | | | | Sang-froid désabusé du | | | | | sceptique | | +——————+——————-+——————————————+ | |Suicide |Énergie | Avec sentiment calme du | |Types |altruiste |passionnelle | devoir | |élémentaires| |ou volontaire| Avec enthousiasme mystique | | | | | Avec courage paisible | | +——————+——————-+——————————————+ | |Suicide |Irritation, | Récriminations violentes | | |anomique |dégoût. | contre la vie en général | | | | | | | | | | Récriminations violentes | | | | | contre une personne en | | | | | particulier | | | | | (homicide-suicide) | +——————+——————+——————-+——————————————+ | | | Mélange d'agitation et | | |Suicide ego-anomique | d'apathie, d'action et de | | | | rêverie | |Types mixtes+—————————————+——————————————+ | |Suicide anomique-altruiste| Effervescence exaspérée | | +—————————————+——————————————+ | |Suicide ego-altruiste | Mélancolie tempérée par une| | | | certaine fermeté morale | +——————+—————————————+——————————————+ */

Tels sont les caractères généraux du suicide, c'est-à-dire ceux qui résultent immédiatement de causes sociales. En s'individualisant dans les cas particuliers, ils se compliquent de nuances variées selon le tempérament personnel de la victime et les circonstances spéciales dans lesquelles elle est placée, Mais, sous la diversité des combinaisons qui se produisent ainsi, on peut toujours retrouver ces formes fondamentales.

Share on Twitter Share on Facebook