IV.

En résumé, de même que le suicide ne vient pas des difficultés que l'homme peut avoir à vivre, le moyen d'en arrêter les progrès n'est pas de rendre la lutte moins rude et la vie plus aisée. Si l'on se tue aujourd'hui plus qu'autrefois, ce n'est pas qu'il nous faille faire, pour nous maintenir, de plus douloureux efforts ni que nos besoins légitimes soient moins satisfaits; mais c'est que nous ne savons plus où s'arrêtent les besoins légitimes et que nous n'apercevons plus le sens de nos efforts. Sans doute, la concurrence devient tous les jours plus vive parce que la facilité plus grande des communications met aux prises un nombre de concurrents qui va toujours croissant. Mais, d'un autre côté, une division du travail plus perfectionnée et la coopération plus complexe qui l'accompagne, en multipliant et en variant à l'infini les emplois où l'homme peut se rendre utile aux hommes, multiplient les moyens d'existence et les mettent à la portée d'une plus grande variété de sujets. Même les aptitudes les plus inférieures peuvent y trouver une place. En même temps, la production plus intense qui résulte de cette coopération plus savante, en augmentant le capital de ressources dont dispose l'humanité, assure à chaque travailleur une rémunération plus riche et maintient ainsi l'équilibre entre l'usure plus grande des forces vitales et leur réparation. Il est certain, en effet, que, à tous les degrés de la hiérarchie sociale, le bien-être moyen s'est accru, quoique cet accroissement n'ait peut-être pas toujours eu lieu selon les proportions les plus équitables. Le malaise dont nous souffrons ne vient donc pas de ce que les causes objectives de souffrances ont augmenté en nombre ou en intensité; il atteste, non pas une plus grande misère économique, mais une alarmante misère morale.

Seulement, il ne faut pas se méprendre sur le sens du mot. Quand on dit d'une affection individuelle ou sociale qu'elle est toute morale, on entend d'ordinaire qu'elle ne relève d'aucun traitement effectif, mais ne peut être guérie qu'à l'aide d'exhortations répétées, d'objurgations méthodiques, en un mot, par une action verbale. On raisonne comme si un système d'idées ne tenait pas au reste de l'univers, comme si, par suite, pour le défaire ou pour le refaire, il suffisait de prononcer d'une certaine manière des formules déterminées. On ne voit pas que c'est appliquer aux choses de l'esprit les croyances et les méthodes que le primitif applique aux choses du monde physique. De même qu'il croit à l'existence de mots magiques qui ont le pouvoir de transmuter un être en un autre, nous admettons implicitement, sans apercevoir la grossièreté de la conception, qu'avec des mots appropriés on peut transformer les intelligences et les caractères. Comme le sauvage qui, en affirmant énergiquement sa volonté de voir se produire tel phénomène cosmique, s'imagine en déterminer la réalisation par les vertus de la magie sympathique, nous pensons que, si nous énonçons avec chaleur notre désir de voir s'accomplir telle ou telle révolution, elle s'opérera spontanément. Mais, en réalité, le système mental d'un peuple est un système de forces définies qu'on ne peut ni déranger ni réarranger par voie de simples injonctions. Il tient, en effet, à la manière dont les éléments sociaux sont groupés et organisés. Étant donné un peuple, formé d'un certain nombre d'individus disposés d'une certaine façon, il en résulte un ensemble déterminé d'idées et de pratiques collectives, qui restent constantes tant que les conditions dont elles dépendent sont elles-mêmes identiques. En effet, selon que les parties dont il est composé sont plus ou moins nombreuses et ordonnées d'après tel ou tel plan, la nature de l'être collectif varie nécessairement et, par suite, ses manières de penser et d'agir; mais on ne peut changer ces dernières qu'en le changeant lui-même et on ne peut le changer sans modifier sa constitution anatomique. Il s'en faut donc qu'en qualifiant de moral le mal dont le progrès anormal des suicides est le symptôme, nous voulions le réduire à je ne sais quelle affection superficielle que l'on pourrait endormir avec de bonnes paroles. Tout au contraire, l'altération du tempérament moral qui nous est ainsi révélée atteste une altération profonde de notre structure sociale. Pour guérir l'une, il est donc nécessaire de réformer l'autre.

Nous avons dit en quoi, selon nous, doit consister cette réforme. Mais ce qui achève d'en démontrer l'urgence, c'est qu'elle est rendue nécessaire, non pas seulement par l'état actuel du suicide, mais par tout l'ensemble de notre développement historique.

En effet, ce qu'il a de caractéristique, c'est qu'il a successivement fait table rase de tous les anciens cadres sociaux. Les uns après les autres, ils ont été emportés soit par l'usure lente du temps, soit par de grandes commotions, mais sans que rien les ait remplacés. À l'origine, la société est organisée sur la base de la famille; elle est formée par la réunion d'un certain nombre de sociétés plus petites, les clans, dont tous les membres sont ou se considèrent comme parents. Cette organisation ne paraît pas être restée très longtemps à l'état de pureté. Assez tôt, la famille cesse d'être une division politique pour devenir le centre de la vie privée. À l'ancien groupement domestique se substitue alors le groupement territorial. Les individus qui occupent un même territoire se font à la longue, indépendamment de toute consanguinité, des idées et des mœurs qui leur sont communes, mais qui ne sont pas, au même degré, celles de leurs voisins plus éloignés. Il se constitue ainsi de petits agrégats qui n'ont pas d'autre base matérielle que le voisinage et les relations qui en résultent, mais dont chacun a sa physionomie distincte; c'est le village et, mieux encore, la cité avec ses dépendances. Sans doute, il leur arrive le plus généralement, de ne pas s'enfermer dans un isolement sauvage. Ils se confédèrent entre eux, se combinent sous des formes variées et forment ainsi des sociétés plus complexes, mais où ils n'entrent qu'en gardant leur personnalité. Ils restent le segment élémentaire dont la société totale n'est que la reproduction agrandie. Mais, peu à peu, à mesure que ces confédérations deviennent plus étroites, les circonscriptions territoriales se confondent les unes dans les autres et perdent leur ancienne individualité morale. D'une ville à l'autre, d'un district à l'autre les différences vont en diminuant[387]. Le grand changement qu'a accompli la Révolution française a été précisément de porter ce nivellement à un point qui n'était pas connu jusqu'alors. Ce n'est pas qu'elle l'ait improvisé; il avait été longuement préparé par cette centralisation progressive à laquelle avait procédé l'ancien régime. Mais la suppression légale des anciennes provinces, la création de nouvelles divisions, purement artificielles et nominales, l'a consacré définitivement. Depuis, le développement des voies de communication, en mélangeant les populations, a effacé presque jusqu'aux dernières traces de l'ancien état de choses. Et comme, au même moment, ce qui existait de l'organisation professionnelle fut violemment détruit, tous les organes secondaires de la vie sociale se trouvèrent anéantis.

Une seule force collective survécut à la tourmente: c'est l'État. Il tendit donc, par la force des choses, à absorber en lui toutes les formes d'activité qui pouvaient présenter un caractère social, et il n'y eut plus en face de lui qu'une poussière inconsistante d'individus. Mais alors, il fut par cela même nécessité à se surcharger de fonctions auxquelles il était impropre et dont il n'a pas pu s'acquitter utilement. Car c'est une remarque souvent faite qu'il est aussi envahissant qu'impuissant. Il fait un effort maladif pour s'étendre à toutes sortes de choses qui lui échappent ou dont il ne se saisit qu'en les violentant. De là ce gaspillage de forces qu'on lui reproche et qui est, en effet, sans rapport avec les résultats obtenus. D'un autre côté, les particuliers ne sont plus soumis à d'autre action collective que la sienne, puisqu'il est la seule collectivité organisée. C'est seulement par son intermédiaire qu'ils sentent la société et la dépendance où ils sont vis-à-vis d'elle. Mais, comme l'État est loin d'eux, il ne peut avoir sur eux qu'une action lointaine et discontinue; c'est pourquoi ce sentiment ne leur est présent ni avec la suite ni avec l'énergie nécessaires. Pendant la plus grande partie de leur existence, il n'y a rien autour d'eux qui les tire hors d'eux-mêmes et leur impose un frein. Dans ces conditions, il est inévitable qu'ils sombrent dans l'égoïsme ou dans le dérèglement. L'homme ne peut s'attacher à des fins qui lui soient supérieures et se soumettre à une règle, s'il n'aperçoit au-dessus de lui rien dont il soit solidaire. Le libérer de toute pression sociale, c'est l'abandonner à lui-même et le démoraliser. Tels sont, en effet, les deux caractéristiques de notre situation morale. Tandis que l'État s'enfle et s'hypertrophie pour arriver à enserrer assez fortement les individus, mais sans y parvenir, ceux-ci, sans liens entre eux, roulent les uns sur les autres comme autant de molécules liquides, sans rencontrer aucun centre de forces qui les retienne, les fixe et les organise.

De temps en temps, pour remédier au mal, on propose de restituer aux groupements locaux quelque chose de leur ancienne autonomie; c'est ce qu'on appelle décentraliser. Mais la seule décentralisation vraiment utile est celle qui produirait en même temps une plus grande concentration des forces sociales. Il faut, sans détendre les liens qui rattachent chaque partie de la société à l'État, créer des pouvoirs moraux qui aient sur la multitude des individus une action que l'État ne peut avoir. Or, aujourd'hui, ni la commune, ni le département, ni la province n'ont assez d'ascendant sur nous pour pouvoir exercer cette influence; nous n'y voyons plus que des étiquettes conventionnelles, dépourvues de toute signification. Sans doute, toutes choses égales, on aime généralement mieux vivre dans les lieux où l'on est né et où l'on a été élevé. Mais il n'y a plus de patries locales et il ne peut plus y en avoir. La vie générale du pays, définitivement unifiée, est réfractaire à toute dispersion de ce genre. On peut regretter ce qui n'est plus; mais ces regrets sont vains. Il est impossible de ressusciter artificiellement un esprit particulariste qui n'a plus de fondement. Dès lors, on pourra bien, à l'aide de quelques combinaisons ingénieuses, alléger un peu le fonctionnement de la machine gouvernementale; mais ce n'est pas ainsi qu'on pourra jamais modifier l'assiette morale de la société. On réussira par ce moyen à décharger les ministères encombrés, on fournira un peu plus de matière à l'activité des autorités régionales; mais on ne fera pas pour cela des différentes régions autant de milieux moraux. Car, outre que des mesures administratives ne sauraient suffire pour atteindre un tel résultat, pris en lui-même, il n'est ni possible ni souhaitable.

La seule décentralisation qui, sans briser l'unité nationale, permettrait de multiplier les centres de la vie commune, c'est ce qu'on pourrait appeler la décentralisation professionnelle. Car, comme chacun de ces centres ne serait le foyer que d'une activité spéciale et restreinte, ils seraient inséparables les uns des autres et l'individu pourrait, par conséquent, s'y attacher sans devenir moins solidaire du tout. La vie sociale ne peut se diviser, tout en restant une, que si chacune de ces divisions représente une fonction. C'est ce qu'ont compris les écrivains et les hommes d'État, toujours plus nombreux[388], qui voudraient faire du groupe professionnel la base de notre organisation politique, c'est-à-dire diviser le collège électoral, non par circonscriptions territoriales, mais par corporations. Seulement, pour cela, il faut commencer par organiser la corporation. Il faut qu'elle soit autre chose qu'un assemblage d'individus qui se rencontrent au jour du vote sans avoir rien de commun entre eux. Elle ne pourra remplir le rôle qu'on lui destine que si, au lieu de rester un être de convention, elle devient une institution définie, une personnalité collective, ayant ses mœurs et ses traditions, ses droits et ses devoirs, son unité. La grande difficulté n'est pas de décider par décret que les représentants seront nommés par profession et combien chacune en aura, mais de faire en sorte que chaque corporation devienne une individualité morale. Autrement, on ne fera qu'ajouter un cadre extérieur et factice à ceux qui existent et que l'on veut remplacer.

Ainsi, une monographie du suicide a une portée qui dépasse l'ordre particulier de faits qu'elle vise spécialement. Les questions qu'elle soulève sont solidaires des plus graves problèmes pratiques qui se posent à l'heure présente. Les progrès anormaux du suicide et le malaise général dont sont atteintes les sociétés contemporaines dérivent des mêmes causes. Ce que prouve ce nombre exceptionnellement élevé de morts volontaires, c'est l'état de perturbation profonde dont souffrent les sociétés civilisées et il en atteste la gravité. On peut même dire qu'il en donne la mesure. Quand, ces souffrances s'expriment par la bouche d'un théoricien, on peut croire qu'elles sont exagérées et infidèlement traduites. Mais ici, dans la statistique des suicides, elles viennent comme s'enregistrer d'elles-mêmes, sans laisser de place à l'appréciation personnelle. On ne peut donc enrayer ce courant de tristesse collective qu'en atténuant, tout au moins, la maladie collective dont il est la résultante et le signe. Nous avons montré que, pour atteindre ce but, il n'était nécessaire ni de restaurer artificiellement des formes sociales surannées et auxquelles on ne pourrait communiquer qu'une apparence de vie, ni d'inventer de toutes pièces des formes entièrement neuves et sans analogies dans l'histoire. Ce qu'il faut, c'est chercher dans le passé des germes de vie nouvelle qu'il contenait et en presser le développement.

Quant à déterminer avec plus d'exactitude sous quelles formes particulières ces germes sont appelés à se développer dans l'avenir, c'est-à-dire ce que devra être, dans le détail, l'organisation professionnelle dont nous avons besoin, c'est ce que nous ne pouvions tenter au cours de cet ouvrage. C'est seulement à la suite d'une étude spéciale sur le régime corporatif et les lois de son évolution, qu'il serait possible de préciser davantage les conclusions qui précèdent. Encore ne faut-il pas s'exagérer l'intérêt de ces programmes trop définis dans lesquels se sont généralement complu les philosophes de la politique. Ce sont jeux d'imagination, toujours trop éloignés de la complexité des faits pour pouvoir beaucoup servir à la pratique; la réalité sociale n'est pas assez simple et elle est encore trop mal connue pour pouvoir être anticipée dans le détail. Seul, le contact direct des choses peut donner aux enseignements de la science la détermination qui leur manque. Une fois qu'on a établi l'existence du mal, en quoi il consiste et de quoi il dépend, quand on sait, par conséquent, les caractères généraux du remède et le point auquel il doit être appliqué, l'essentiel n'est pas d'arrêter par avance un plan qui prévoie tout; c'est de se mettre résolument à l'œuvre.

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