Mais auparavant, afin de mieux déterminer quel est le degré d'immoralité du suicide, recherchons quels rapports il soutient avec les autres actes immoraux, notamment avec les crimes et les délits.
D'après M. Lacassagne, il y aurait une relation régulièrement inverse entre le mouvement des suicides et celui des crimes contre la propriété (vols qualifiés, incendies, banqueroutes frauduleuses, etc.). Cette thèse a été soutenue en son nom par un de ses élèves, le docteur Chaussinand, dans sa Contribution à l'étude de la statistique criminelle[339]. Mais les preuves pour la démontrer font totalement défaut. D'après cet auteur, il suffirait de comparer les deux courbes pour constater qu'elles varient en sens contraire l'une de l'autre. En réalité, il est impossible d'apercevoir entre elles aucune espèce de rapport ni direct ni inverse. Sans doute, à partir de 1854, on voit les crimes-propriété diminuer tandis que les suicides augmentent. Mais cette baisse est, en partie, fictive; elle vient simplement de ce que, vers cette date, les tribunaux ont pris l'habitude de correctionnaliser certains crimes afin de les soustraire à la juridiction des cours d'assises, dont ils étaient jusqu'alors justiciables, pour les déférer aux tribunaux correctionnels. Un certain nombre de méfaits ont donc, à partir de ce moment, disparu de la colonne des crimes, mais c'est pour reparaître à celle des délits; et ce sont les crimes contre la propriété qui ont le plus bénéficié de cette jurisprudence qui est aujourd'hui consacrée. Si donc la statistique en accuse un moindre nombre, il est à craindre que cette diminution soit exclusivement due à un artifice de comptabilité.
Mais cette baisse fût-elle réelle, on n'en pourrait rien conclure; car si, à partir de 1854, les deux courbes vont en sens inverse, de 1826 à 1854 celle des crimes-propriété ou monte en même temps que celle des suicides, quoique moins vite, ou reste stationnaire. De 1831 à 1835, on comptait annuellement, en moyenne, 5.095 accusés; ce nombre s'élevait à 5.732 pendant la période suivante, il était encore de 4.918 en 1841-45, de 4.992 de 1846 à 1850, en baisse seulement de 2 % sur 1830. D'ailleurs, la configuration générale des deux courbes exclut toute idée de rapprochement. Celle des crimes-propriété est très accidentée; on la voit, d'une année à l'autre, faire de brusques sauts; son évolution, capricieuse en apparence, dépend évidemment d'une multitude de circonstances accidentelles. Au contraire, celle des suicides monte régulièrement d'un mouvement uniforme; il n'y a, sauf de rares exceptions, ni poussées brusques ni chutes soudaines. L'ascension est continue et progressive. Entre deux phénomènes dont le développement est aussi peu comparable il ne saurait exister de lien d'aucune sorte.
M. Lacassagne paraît, du reste, être resté isolé dans son opinion. Mais il n'en est pas de même d'une autre théorie d'après laquelle ce serait avec les crimes contre les personnes et, plus spécialement avec l'homicide, que le suicide serait en rapport. Elle compte de nombreux défenseurs et mérite un sérieux examen[340].
Dès 1833, Guerry faisait remarquer que les crimes contre les personnes sont deux fois plus nombreux dans les départements du Sud que dans ceux du Nord, alors que c'est l'inverse pour le suicide. Plus tard, Despine calcula que, dans les 14 départements où les crimes de sang sont le plus fréquents, il y avait 30 suicides seulement pour un million d'habitants, tandis qu'on en trouvait 82 dans 14 autres départements où ces mêmes crimes étaient beaucoup plus rares. Le même auteur ajoute que, dans la Seine, sur 100 accusations, on compte seulement 17 crimes-personnes et une moyenne de 427 suicides pour un million, tandis qu'en Corse la proportion des premiers est de 83 %, celle des seconds de 18 seulement pour un million d'habitants.
Cependant, ces remarques étaient restées isolées, quand l'école italienne de criminologie s'en empara. Ferri et Morselli, en particulier, en firent la base de toute une doctrine.
D'après eux, l'antagonisme du suicide et de l'homicide serait une loi absolument générale. Qu'il s'agisse de leur distribution géographique ou de leur évolution dans le temps, partout on les verrait se développer en sens inverse l'un de l'autre. Mais cet antagonisme, une fois admis, peut s'expliquer de deux manières. Ou bien l'homicide et le suicide forment deux courants contraires et tellement opposés que l'un ne peut gagner du terrain sans que l'autre en perde; ou bien ce sont deux canaux différents d'un seul et même courant alimenté par une même source et qui, par conséquent, ne peut pas se porter dans une direction sans se retirer de l'autre dans la même mesure. De ces deux explications, les criminologistes italiens adoptent la seconde. Ils voient dans le suicide et l'homicide deux manifestations d'un même état, deux effets d'une même cause qui s'exprimerait tantôt sous une forme et tantôt sous l'autre, sans pouvoir revêtir l'une et l'autre à la fois.
Ce qui les a déterminés à choisir cette interprétation, c'est que, suivant eux, l'inversion que présentent à certains égards ces deux phénomènes n'exclut pas tout parallélisme. S'il est des conditions en fonction desquelles ils varient inversement, il en est d'autres qui les affectent de la même manière. Ainsi, dit Morselli, la température a la même action sur tous les deux; ils arrivent à leur maximum au même moment de l'année, à l'approche de la saison chaude; tous deux sont plus fréquents chez l'homme que chez la femme; tous deux enfin, d'après Ferri, s'accroissent avec l'âge. C'est donc que, tout en s'opposant par certains côtés, ils sont en partie de même nature. Or, les facteurs, sous l'influence desquels ils réagissent semblablement, sont tous individuels; car ou ils consistent directement en certains états organiques (âge, sexe), ou ils appartiennent au milieu cosmique, qui ne peut agir sur l'individu moral que par l'intermédiaire de l'individu physique. Ce serait donc parleurs conditions individuelles que le suicide et l'homicide se confondraient. La constitution psychologique qui prédisposerait à l'un et à l'autre serait la même: les deux penchants ne feraient qu'un. Ferri et Morselli, à la suite de Lombroso, ont même essayé de définir ce tempérament. Il serait caractérisé par une déchéance de l'organisme qui mettrait l'homme dans des conditions défavorables pour soutenir la lutte. Le meurtrier et le suicidé seraient tous deux des dégénérés et des impuissants. Également incapables de jouer un rôle utile dans la société, ils seraient, par suite, destinés à être vaincus.
Seulement, cette prédisposition unique qui, par elle-même, n'incline pas dans un sens plutôt que dans l'autre, prendrait de préférence, selon la nature du milieu social, ou la forme de l'homicide ou celle du suicide; et ainsi se produiraient ces phénomènes de contraste qui, tout en étant réels, ne laisseraient pas de masquer une identité fondamentale. Là où les mœurs générales sont douces et pacifiques, où l'on a horreur de verser le sang humain, le vaincu se résignera, il confessera son impuissance, et, devançant les effets de la sélection naturelle, il se retirera de la lutte en se retirant de la vie. Là, au contraire, où la morale moyenne a un caractère plus rude, où l'existence humaine est moins respectée, il se révoltera, déclarera la guerre à la société, tuera au lieu de se tuer. En un mot, le meurtre de soi et le meurtre d'autrui sont deux actes violents. Mais tantôt la violence d'où ils dérivent, ne rencontrant pas de résistance dans le milieu social, s'y répand, et alors, elle devient homicide; tantôt, empêchée de se produire au dehors par la pression qu'exerce sur elle la conscience publique, elle remonte vers sa source, et c'est le sujet même d'où elle provient qui en est la victime.
Le suicide serait donc un homicide transformé et atténué. À ce titre, il apparaît presque comme bienfaisant; car, si ce n'est pas un bien, c'est, du moins, un moindre mal et qui nous en épargne un pire. Il semble même qu'on ne doive pas chercher à en contenir l'essor par des mesures prohibitives; car, du même coup, on lâcherait la bride à l'homicide. C'est une soupape de sûreté qu'il est utile de laisser ouverte. En définitive, le suicide aurait ce très grand avantage de nous débarrasser, sans intervention sociale et, par suite, le plus simplement et le plus économiquement possible, d'un certain nombre de sujets inutiles ou nuisibles. Ne vaut-il pas mieux les laisser s'éliminer d'eux-mêmes et en douceur que d'obliger la société à les rejeter violemment de son sein?
Cette thèse ingénieuse est-elle fondée? La question est double et chaque partie en doit être examinée à part. Les conditions psychologiques du crime et du suicide sont-elles identiques? Y a-t-il antagonisme entre les conditions sociales dont ils dépendent?