IV.

Mais la seconde proposition de l'école reste à discuter. Étant donné que l'homicide et le suicide ne dérivent pas d'un même état psychologique, il nous faut rechercher s'il y a un réel antagonisme entre les conditions sociales dont ils dépendent.

La question est plus complexe que ne l'ont cru les auteurs italiens et plusieurs de leurs adversaires. Il est certain que, dans nombre de cas, la loi d'inversion ne se vérifie pas. Assez souvent, les deux phénomènes, au lieu de se repousser et de s'exclure, se développent parallèlement. Ainsi, en France, depuis le lendemain de la guerre de 1870, les meurtres ont manifesté une certaine tendance à croître. On en comptait, par année moyenne, 105 seulement pendant les années 1861-65; ils s'élevaient à 163 de 1871 à 1876 et les assassinats, pendant le même temps, passaient de 175 à 201. Or, au même moment, les suicides augmentaient dans des proportions considérables. Le même phénomène s'était produit pendant les années 1840-50. En Prusse, les suicides qui, de 1865 à 1870, n'avaient pas dépassé 3 658, atteignaient 4 459 en 1876, 5 042 en 1878, en augmentation de 36%. Les meurtres et les assassinats suivaient la même marche; de 151 en 1869, ils passaient successivement à 166 en 1874, à 221 en 1875, à 253 en 1878, en augmentation de 67%[354]. Même phénomène en Saxe. Avant 1870, les suicides oscillaient entre 600 et 700; une seule fois, en 1868, il y en eut 800. À partir de 1876, ils montent à 981, puis à 1 114, à 1 126, enfin, en 1880, ils étaient à 1 171[355]. Parallèlement, les attentats contre la vie d'autrui passaient de 637 en 1873 à 2 232 en 1878[356]. En Irlande, de 1865 à 1880, le suicide croît de 29%, l'homicide croît aussi et presque dans la même mesure (23%)[357].

En Belgique, de 1841 à 1885, les homicides sont passés de 47 à 139 et les suicides de 240 à 670; ce qui fait un accroissement de 195 % pour les premiers et de 178 % pour les seconds. Ces chiffres sont si peu conformes à la loi que Ferri en est réduit à mettre en doute l'exactitude de la statistique belge. Mais même en s'en tenant aux années les plus récentes et sur lesquelles les données sont le moins suspectes, on arrive au même résultat. De 1874 à 1885, l'augmentation est, pour les homicides de 51 % (139 cas au lieu de 92) et, pour les suicides de 79 % (670 cas au lieu de 374).

La distribution géographique des deux phénomènes donne lieu à des observations analogues. Les départements français où l'on compte le plus de suicides sont: la Seine, la Seine-et-Marne, la Seine-et-Oise, la Marne. Or, s'ils ne tiennent pas également la tête pour l'homicide, ils ne laissent pas d'occuper un rang assez élevé, la Seine est au 26e pour les meurtres et au 17e pour les assassinats, la Seine-et-Marne au 33e et au 14e, la Seine-et-Oise au 15e et au 24e, la Marne au 27e et au 21e. Le Var qui est le 10e pour les suicides, est le 5e pour les assassinats et le 6e pour les meurtres. Dans les Bouches-du-Rhône, où l'on se tue beaucoup, on tue également beaucoup; elles sont au 5e rang pour les meurtres et au 6e pour les assassinats[358]. Sur la carte du suicide, comme sur celle de l'homicide, l'Île-de-France est représentée par une tache sombre, ainsi que la bande formée par les départements méditerranéens, avec cette seule différence que la première région est d'une teinte moins foncée sur la carte de l'homicide que sur celle du suicide et que c'est l'inverse pour la seconde. De même, en Italie, Rome qui est le troisième district judiciaire pour les morts volontaires est encore le quatrième pour les homicides qualifiés. Enfin, nous avons vu que dans les sociétés inférieures, où la vie est peu respectée, les suicides sont souvent très nombreux.

Mais, si incontestables que soient ces faits et quelque intérêt qu'il y ait à ne pas les perdre de vue, il en est de contraires qui ne sont pas moins constants et qui sont même beaucoup plus nombreux. Si, dans certains cas, les deux phénomènes concordent, au moins partiellement, dans d'autres, ils sont manifestement en antagonisme:

1° Si, à de certains moments du siècle, ils progressent dans le même sens, les deux courbes, prises dans leur ensemble, là du moins où on peut les suivre pendant un temps assez long, contrastent très nettement. En France, de 1826 à 1880, le suicide croît régulièrement, ainsi que nous l'avons vu; l'homicide, au contraire, tend à décroître, quoique moins rapidement. En 1826-30, il y avait annuellement 279 accusés de meurtre en moyenne, il n'y en avait plus que 160 en 1876-80 et, dans l'intervalle, leur nombre était même tombé à 121 en 1861-65 et à 119 en 1856-60. À deux époques, vers 1845 et au lendemain de la guerre, il y a eu tendance au relèvement; mais si l'on fait abstraction de ces oscillations secondaires, le mouvement général de décroissance est évident. La diminution est de 43%, d'autant plus sensible que la population s'est, en même temps, accrue de 16%.

La régression est moins marquée pour les assassinats. Il y avait 258 accusés en 1826-30, il y en avait encore 239 en 1876-80. Le recul n'est sensible que si l'on tient compte de l'accroissement de la population. Cette différence dans l'évolution de l'assassinat n'a rien qui doive surprendre. C'est, en effet, un crime mixte qui a des caractères communs avec le meurtre, mais en a aussi de différents; il ressortit, en partie, à d'autres causes. Tantôt, ce n'est qu'un meurtre plus réfléchi et plus voulu, tantôt, ce n'est que l'accompagnement d'un crime contre la propriété. À ce dernier titre, il est placé sous la dépendance d'autres facteurs que l'homicide. Ce qui le détermine, ce n'est pas l'ensemble des tendances de toutes sortes qui poussent à l'effusion du sang, mais les mobiles très différents qui sont à la racine du vol. La dualité de ces deux crimes était déjà sensible dans le tableau de leurs variations mensuelles et saisonnières. L'assassinat atteint son point culminant en hiver et plus spécialement en novembre, tout comme les attentats contre les choses. Ce n'est donc pas à travers les variations par lesquelles il passe qu'on peut le mieux observer l'évolution du courant homicide; la courbe du meurtre en traduit mieux l'orientation générale.

Le même phénomène s'observe en Prusse. En 1834, il y avait 368 instructions ouvertes pour meurtres ou coups mortels, soit une pour 29.000 habitants; en 1851, il n'y en avait plus que 257, ou une pour 53.000 habitants. Le mouvement s'est continué ensuite, quoique avec un peu plus de lenteur. En 1852, il y avait encore une instruction pour 76.000 habitants; en 1873, une seulement pour 109.000[359]. En Italie, de 1875 à 1890, la diminution pour les homicides simples et qualifiés a été de 18% (2.660 au lieu de 3.280) tandis que les suicides augmentaient de 80%[360]. Là où l'homicide ne perd pas de terrain, il reste tout au moins stationnaire. En Angleterre, de 1860 à 1865, on en comptait annuellement 359 cas, il n'y en a plus que 329 en 1881-85; en Autriche, il y en avait 528 en 1866-70, il n'y en a plus que 510 en 1881-85[361], et il est probable que si, dans ces différents pays, on isolait l'homicide de l'assassinat, la régression serait plus marquée. Pendant le même temps, le suicide augmentait dans tous ces États.

M. Tarde a cependant entrepris de démontrer que cette diminution de l'homicide en France n'était qu'apparente[362]. Elle serait simplement due à ce qu'on a omis de joindre aux affaires jugées par les cours d'assises celles qui ont été classées sans suites par les parquets ou qui ont abouti à des ordonnances de non-lieu. D'après cet auteur, le nombre des meurtres qui restent ainsi impoursuivis et qui, pour cette raison, n'entrent pas en ligne de compte dans les totaux de la statistique judiciaire, n'aurait cessé de grandir; en les ajoutant aux crimes de même espèce qui ont été l'objet d'un jugement, on aurait une progression continue au lieu de la régression annoncée. Malheureusement, la preuve qu'il donne de cette assertion est due à un trop ingénieux arrangement des chiffres. Il se contente de comparer le nombre des meurtres et des assassinats qui n'ont pas été déférés aux cours d'assises pendant le lustre 1861-65 à celui des années 1876-80 et 1880-85, et de montrer que le second et surtout le troisième sont supérieurs au premier. Mais il se trouve que la période 1861-63 est, de tout le siècle, celle où il y a eu, et de beaucoup, le moins d'affaires ainsi arrêtées avant le jugement; le nombre en est exceptionnellement infime, nous ne savons pour quelles causes. Elle constituait donc un terme de comparaison aussi impropre que possible. Ce n'est pas, d'ailleurs, en comparant deux ou trois chiffres que l'on peut induire une loi. Si, au lieu de choisir ainsi son point de repère, M. Tarde avait observé pendant plus longtemps les variations qu'a subies le nombre de ces affaires, il fût arrivé à une tout autre conclusion. Voici, en effet, le résultat que donne ce travail.

/* +——————————————————————————————————+ | Nombre des affaires impoursuivies[363]. | +—————-+————+————-+————-+————+————-+————+ | |1835-38.|1839-40. |1846-50. |1861-65 |1876-80. |1880-85.| +—————-+————+————-+————-+————+————-+————+ |Meurtres | 442 | 503 | 408 | 223 | 322 | 322 | +—————-+————+————-+————-+————+————-+————+ |Assassinats| 313 | 320 | 333 | 217 | 231 | 252 | +—————-+————+————-+————-+————+————-+————+

*/

Les chiffres ne varient pas d'une manière très régulière; mais, de 1835 à 1885, ils ont sensiblement décru, malgré le relèvement qui s'est produit vers 1876. La diminution est de 37% pour les meurtres et de 24% pour les assassinats. Il n'y a donc rien là qui permette de conclure à un accroissement de la criminalité correspondante[364].

2° S'il est des pays qui cumulent le suicide et l'homicide, c'est toujours en proportions inégales; jamais ces deux manifestations n'atteignent leur maximum d'intensité sur le même point. Même c'est une règle générale que, là où l'homicide est très développé, il confère une sorte d'immunité contre le suicide.

L'Espagne, l'Irlande et l'Italie sont les trois pays d'Europe où l'on se tue le moins; le premier compte 17 cas pour un million d'habitants, le second 21 et le troisième 37. Inversement, il n'en est pas où l'on tue autant. Ce sont les seules contrées où le nombre des meurtres dépasse celui des morts volontaires; l'Espagne a trois fois plus des uns que des autres (1.484 homicides en moyenne pendant les années 1883-89 et 514 suicides seulement), l'Irlande le double (225 d'un côté et 116 de l'autre), l'Italie une fois et demi autant (2.322 contre 1.437). Au contraire, la France et la Prusse sont très fécondes en suicides (160 et 260 cas pour un million); les homicides y sont dix fois moins nombreux: la France n'en compte que 734 cas et la Prusse 459, par année moyenne de la période 1882-88.

Les mêmes rapports s'observent à l'intérieur de chaque pays. En Italie, sur la carte des suicides, tout le Nord est foncé, tout le Sud absolument clair; c'est exactement l'inverse sur la carte des homicides. Si, d'ailleurs, on répartit les provinces italiennes en deux classes selon le taux des suicides et si l'on cherche quel est, dans chacune, le taux moyen des homicides, l'antagonisme apparaît de la manière la plus accusée:

/*
1re classe.
De 4,1 suicides à 30 pour 1 million. 271,9 homicides pour 1 million.
2e classe.
De 30 - 88 - 95,2 - -
*/

La province où l'on tue le plus est la Calabre, 69 homicides qualifiés pour 1 million; il n'en est pas où le suicide soit aussi rare.

En France, les départements où l'on commet le plus de meurtres sont la Corse, les Pyrénées-Orientales, la Lozère et l'Ardèche. Or, sous le rapport des suicides, la Corse tombe du 1er rang au 85e, les Pyrénées-Orientales au 63e, la Lozère au 83e est enfin l'Ardèche au 68e[365].

En Autriche, c'est dans l'Autriche inférieure, en Bohême et en Moravie que le suicide est à son maximum, tandis qu'il est peu développé dans la Carniole et la Dalmatie. Au contraire, la Dalmatie compte 79 homicides pour un million d'habitants et la Carniole 57,4, tandis que l'Autriche inférieure, n'en a que 14, la Bohême 11 et la Moravie 15.

3° Nous avons établi que les guerres ont sur la marche du suicide une influence déprimante. Elles produisent le même effet sur les vols, les escroqueries les abus de confiance, etc. Mais il est un crime qui fait exception. C'est l'homicide. En France, en 1870, les meurtres qui étaient en moyenne de 119 pendant les années 1866-69, passent brusquement à 133 puis à 224 en 1871, en augmentation de 88 %[366], pour retomber à 162 en 1872. Cet accroissement apparaîtra plus important encore, si l'on songe que l'âge où l'on tue le plus est situé vers la trentaine, et que toute la jeunesse était alors sous les drapeaux. Les crimes qu'elle aurait commis en temps de paix ne sont donc pas entrés dans les calculs de la statistique. De plus, il n'est pas douteux que le désarroi de l'administration judiciaire ait dû empêcher plus d'un crime, d'être connu ou plus d'une instruction d'aboutir à des poursuites. Si, malgré ces deux causes de diminution, le nombre des homicides s'est accru, on conçoit combien l'augmentation réelle a dû être sérieuse.

De même, en Prusse, lorsqu'éclate la guerre contre le Danemark, en 1864, les homicides passent de 137 à 169, niveau qu'ils n'avaient pas atteint depuis 1854; en 1865, ils tombent à 153, mais ils se relèvent en 1866 (159), bien que l'armée prussienne ait été mobilisée. En 1870, on constate par rapport à 1869 une baisse légère (151 cas au lieu de 185) qui s'accentue encore en 1871 (136 cas), mais combien moindre que pour les autres crimes! Au même moment, les vols qualifiés crimes baissaient de moitié, 4.599 en 1870 au lieu de 8.676 en 1869. De plus, dans ces chiffres, meurtres et assassinats sont confondus; or ces deux crimes n'ont pas la même signification et nous savons que, en France aussi, les premiers seuls augmentent en temps de guerre. Si donc la diminution totale des homicides de toutes sortes n'est pas plus considérable, on peut croire que les meurtres, une fois isolés des assassinats, manifesteraient une hausse importante. D'ailleurs, si l'on pouvait réintégrer tous les cas qui ont dû être omis pour les deux causes signalées plus haut, cette régression apparente serait elle-même réduite à peu de chose. Enfin, il est très remarquable que les meurtres involontaires se sont alors élevés très sensiblement, de 268 en 1869 à 303 en 1870 et à 310 en 1871[367]. N'est-ce pas la preuve que, à ce moment, on faisait moins de cas de la vie humaine qu'en temps de paix?

Les crises politiques ont le même effet. En France, tandis que, de 1840 à 1846, la courbe des meurtres était restée stationnaire, en 1848, elle remonte brusquement, pour atteindre son maximum en 1849 avec 240[368]. Le même phénomène s'était déjà produit pendant les premières années du règne de Louis-Philippe. Les compétitions des partis politiques y furent d'une extrême violence. Aussi est-ce à ce moment que les meurtres atteignent le plus haut point où ils soient parvenus pendant toute la durée du siècle. De 204 en 1830, ils s'élèvent à 264 en 1831, chiffre qui ne fut jamais dépassé; en 1832, ils sont encore à 253 et à 257 en 1833. En 1834, une baisse brusque se produit qui s'affirme de plus en plus; en 1838, il n'y a plus que 145 cas, soit une diminution de 44 %. Pendant ce temps, le suicide évoluait en sens inverse. En 1833 il est au même niveau qu'en 1829 (1.973 cas d'un côté, 1.904 de l'autre); puis en 1834, un mouvement ascensionnel commence qui est très rapide. En 1838, l'augmentation est de 30 %.

4° Le suicide est beaucoup plus urbain que rural. C'est le contraire pour l'homicide. En additionnant ensemble les meurtres, parricides et infanticides, on trouve que, dans les campagnes, en 1887, il s'est commis 11,1 crimes de ce genre et 8,6 seulement dans les villes. En 1880, les chiffres sont à peu près les mêmes; ils sont respectivement de 11,0 et de 9,3.

5° Nous avons vu que le catholicisme diminue la tendance au suicide tandis que le protestantisme l'accroît. Inversement, les homicides sont beaucoup plus fréquents dans les pays catholiques que chez les peuples protestants:

/* +——————-+—————————————-+—————————————+ | PAYS | HOMICIDES simples | ASSASSINATS | | catholiques | pour 1 million d'habitants|pour 1 million d'habitants| +——————-+—————————————-+—————————————+ |Italie. | 70 | 23,1 | +——————-+—————————————-+—————————————+ |Espagne. | 64,9 | 8,2 | +——————-+—————————————-+—————————————+ |Hongrie. | 56,2 | 8,2 | +——————-+—————————————-+—————————————+ |Autriche. | 10,2 | 8,7 | +——————-+—————————————-+—————————————+ |Irlande. | 8,1 | 2,3 | +——————-+—————————————-+—————————————+ |Belgique. | 8,5 | 4,2 | +——————-+—————————————-+—————————————+ |France. | 6,4 | 5,6 | +——————-+—————————————-+—————————————+ |Moyennes. | 32,1 | 9,1 | +——————-+—————————————-+—————————————+ | PAYS | HOMICIDES simples | ASSASSINATS | | protestants | pour 1 million d'habitants|pour 1 million d'habitants| +——————-+—————————————-+—————————————+ |Allemagne. | 3,4 | 3,3 | +——————-+—————————————-+—————————————+ |Angleterre. | 3,9 | 1,7 | +——————-+—————————————-+—————————————+ |Danemark. | 4,6 | 3,7 | +——————-+—————————————-+—————————————+ |Hollande. | 3,1 | 2,5 | +——————-+—————————————-+—————————————+ |Écosse. | 4,4 | 0,70 | +——————-+—————————————-+—————————————+ |Moyennes. | 3,8 | 2,3 | +——————-+—————————————-+—————————————+ */

Surtout pour ce qui est de l'homicide simple, l'opposition entre ces deux groupes de sociétés est frappante.

Le même contraste s'observe à l'intérieur de l'Allemagne. Les districts qui s'élèvent le plus au-dessus de la moyenne sont tous catholiques; ce sont Posen (18,2 meurtres et assassinats par million d'habitants), Donau (16,7), Bromberg (14,8), la Haute et la Basse-Bavière (13,0). De même encore, à l'intérieur de la Bavière, les provinces sont d'autant plus fécondes en homicides qu'elles comptent moins de protestants:

Provinces.

/* +—————+—————-+—————+—————-+—————+—————-+ |À MINORITÉ|MEURTRES et|À MAJORITÉ|MEURTRES et|OÙ IL Y A |MEURTRES et| |catholique|assassinats|catholique|assassinats|PLUS de |assassinats| | |pour un | |pour un |90% de |pour un | | |million | |million |cathol. |million | | |d'habitants| |d'habitants| |d'habitants| +—————+—————-+—————+—————-+—————+—————-+ |Palatinat | |Franconie | |Haut- | | |du Rhin | 2,8 |inférieure| 9 |Palatinat | 4,3 | +—————+—————-+—————+—————-+—————+—————-+ |Franconie | | Souabe | |Haute- | | |centrale | 6,9 | | 9,2 |Bavière | 13,0 | +—————+—————-+—————+—————-+—————+—————-+ |Haute- | | | |Basse- | | |Franconie | 6,9 | | |Bavière | 13,0 | +—————+—————-+—————+—————-+—————+—————-+ |Moyenne | 5,5 | Moyenne | 9,1 | Moyenne | 10,1 | +—————+—————-+—————+—————-+—————+—————-+ */

Seul, le Haut-Palatinat fait exception à la loi. Il n'y a d'ailleurs qu'à comparer le tableau précédent avec celui nomme Provinces bavaroises (1867-75) pour que l'inversion entre la répartition du suicide et celle de l'homicide apparaisse avec évidence.

6° Enfin, tandis que la vie de famille a sur le suicide une action modératrice, elle stimule plutôt le meurtre. Pendant les années 1884-87, un million d'époux donnait, en moyenne, par an, 5,07 meurtres; un million de célibataires au-dessus de 15 ans, 12,7. Les premiers paraissent donc jouir, par rapport aux seconds, d'un coefficient de préservation égal à environ 2,3. Seulement, il faut tenir compte de ce fait que ces deux catégories de sujets n'ont pas le même âge et que l'intensité du penchant homicide varie aux différents moments de la vie. Les célibataires ont en moyenne de 25 à 30 ans, les époux environ 45. Or c'est entre 25 et 30 ans que la tendance au meurtre est maxima; un million d'individus de cet âge produit annuellement 15,4 meurtres, tandis qu'à 45 ans le taux n'est plus que de 6,9. Le rapport entre le premier de ces nombres et le second est égal à 2,2. Ainsi, par le seul fait de leur âge plus avancé, les gens mariés devraient commettre 2 fois moins de meurtres que les célibataires. Leur situation, privilégiée en apparence, ne vient donc pas de ce qu'ils sont mariés, mais de ce qu'ils sont plus âgés. La vie domestique ne leur confère aucune immunité.

Non seulement elle ne préserve pas de l'homicide, mais on peut plutôt supposer qu'elle y excite. En effet, il est très vraisemblable que la population mariée jouit, en principe, d'une plus haute moralité que la population célibataire. Elle doit cette supériorité non pas tant, croyons-nous, à la sélection matrimoniale, dont les effets, pourtant, ne sont pas négligeables, qu'à l'action même exercée par la famille sur chacun de ses membres. Il n'est guère douteux qu'un sujet soit moins bien trempé au moral quand il est isolé et abandonné à lui-même, que quand il subit à chaque instant la bienfaisante discipline du milieu familial. Si donc, pour ce qui est de l'homicide, les époux ne sont pas en meilleure situation que les célibataires, c'est que l'influence moralisatrice dont ils bénéficient, et qui devrait les détourner de toutes les sortes de crimes, est neutralisée partiellement par une influence aggravante qui les pousse au meurtre et qui doit tenir à la vie de famille[369].

En résumé donc, tantôt le suicide coexiste avec l'homicide, tantôt ils s'excluent mutuellement; tantôt ils réagissent de la même manière sous l'influence des mêmes conditions, tantôt ils réagissent en sens contraire et les cas d'antagonisme sont les plus nombreux. Comment expliquer ces faits, en apparence contradictoires?

La seule manière de les concilier est d'admettre qu'il y a des espèces différentes de suicides, dont les unes ont une certaine parenté avec l'homicide, tandis que les autres le repoussent. Car il n'est pas possible qu'un seul et même phénomène se comporte aussi différemment dans les mêmes circonstances. Le suicide qui varie comme le meurtre et celui qui varie en sens inverse ne sauraient être de même nature.

Et en effet, nous avons montré qu'il y a des types différents de suicides, dont les propriétés caractéristiques ne sont pas du tout les mêmes. La conclusion du livre précédent se trouve ainsi confirmée, en même temps qu'elle sert à expliquer les faits qui viennent d'être exposés. À eux seuls, ils eussent déjà suffi à conjecturer la diversité interne du suicide; mais l'hypothèse cesse d'en être une, rapprochée des résultats antérieurement obtenus, outre que ceux-ci reçoivent de ce rapprochement comme un supplément de preuve. Même, maintenant que nous savons quelles sont les différentes sortes de suicides et en quoi elles consistent, nous pouvons aisément apercevoir quelles sont celles qui sont incompatibles avec l'homicide, celles, au contraire, qui dépendent en partie des mêmes causes, et d'où vient que l'incompatibilité est le fait le plus général.

Le type de suicide qui est actuellement le plus répandu et qui contribue le plus à élever le chiffre annuel des morts volontaires, c'est le suicide égoïste. Ce qui le caractérise, c'est un état de dépression et d'apathie produit par une individuation exagérée. L'individu ne tient plus à être, parce qu'il ne tient plus assez au seul intermédiaire qui le rattache au réel, je veux dire à la société. Ayant de lui-même et de sa propre valeur un trop vif sentiment, il veut être à lui-même sa propre fin et, comme un tel objectif ne saurait lui suffire, il traîne dans la langueur et l'ennui une existence qui lui apparaît dès lors comme dépourvue de sens. L'homicide dépend de conditions opposées. C'est un acte violent qui ne va pas sans passions. Or, là où la société est intégrée de telle sorte que l'individuation des parties y est peu prononcée, l'intensité des états collectifs élève le niveau général de la vie passionnelle; même, le terrain n'est nulle part aussi favorable au développement des passions spécialement homicides. Là où l'esprit domestique a gardé son ancienne force, les offenses dirigées contre la famille sont considérées comme des sacrilèges qui ne sauraient être trop cruellement vengés et dont la vengeance ne peut être abandonnée à des tiers. C'est de là qu'est venue la pratique de la vendetta qui ensanglante encore notre Corse et certains pays méridionaux. Là où la foi religieuse est très vive, elle est souvent inspiratrice de meurtres et il n'en est pas autrement de la foi politique.

De plus et surtout, le courant homicide, d'une manière générale, est d'autant plus violent qu'il est moins contenu par la conscience publique, c'est-à-dire que les attentats contre la vie sont jugés plus véniels; et, comme il leur est attribué d'autant moins de gravité que la morale commune attache moins de prix à l'individu et à ce qui l'intéresse, une individuation faible ou, pour reprendre notre expression, un état d'altruisme excessif pousse aux homicides. Voilà pourquoi, dans les sociétés inférieures, ils sont à la fois nombreux et peu réprimés. Cette fréquence et l'indulgence relative dont ils bénéficient dérivent d'une seule et même cause. Le moindre respect dont les personnalités individuelles sont l'objet les expose davantage aux violences, en même temps qu'il fait paraître ces violences moins criminelles. Le suicide égoïste et l'homicide ressortissent donc à des causes antagonistes et, par conséquent, il est impossible que l'un puisse se développer à l'aise là où l'autre est florissant. Là où les passions sociales sont vives, l'homme est beaucoup moins enclin soit aux rêveries stériles soit aux froids calculs de l'épicurien. Quand il est habitué à compter pour peu de chose les destinées particulières, il n'est pas porté à s'interroger anxieusement sur sa propre destinée. Quand il fait peu de cas de la douleur humaine, le poids de ses souffrances personnelles lui est plus léger.

Au contraire, et pour les mêmes causes, le suicide altruiste et l'homicide peuvent très bien marcher parallèlement; car ils dépendent de conditions qui ne diffèrent qu'en degrés: Quand on est dressé à mépriser sa propre existence, on ne peut pas estimer beaucoup celle d'autrui. C'est pour cette raison qu'homicides et morts volontaires sont également à l'état endémique chez certains peuples primitifs. Mais il n'est pas vraisemblable qu'on puisse attribuer à la même origine les cas de parallélisme que nous avons rencontrés chez les nations civilisées. Ce n'est pas un état d'altruisme exagéré qui peut avoir produit ces suicides que nous avons vus parfois, dans les milieux les plus cultivés, coexister en grand nombre avec les meurtres. Car, pour pousser au suicide, il faut que l'altruisme soit exceptionnellement intense, plus intense même que pour pousser à l'homicide. En effet, quelque faible valeur que je prête à l'existence de l'individu en général, celle de l'individu que je suis en aura toujours plus à mes yeux que celle d'autrui. Toutes choses égales, l'homme moyen est plus enclin à respecter la personne humaine en lui-même qu'en ses semblables; par conséquent, il faut une cause plus énergique pour abolir ce sentiment de respect dans le premier cas que dans le second. Or, aujourd'hui, en dehors de quelques milieux spéciaux et peu nombreux comme l'armée, le goût de l'impersonnalité et du renoncement est trop peu prononcé et les sentiments contraires sont trop généraux et trop forts pour rendre à ce point facile l'immolation de soi-même. Il doit donc y avoir une autre forme, plus moderne, du suicide, susceptible également de se combiner avec l'homicide.

C'est le suicide anomique. L'anomie, en effet, donne naissance à un état d'exaspération et de lassitude irritée qui peut, selon les circonstances, se tourner contre le sujet lui-même ou contre autrui; dans le premier cas, il y a suicide, dans le second, homicide. Quant aux causes qui déterminent la direction que suivent les forces ainsi surexcitées, elles tiennent vraisemblablement à la constitution morale de l'agent. Selon qu'elle est plus ou moins résistante, elle plie dans un sens ou dans l'autre. Un homme de moralité médiocre tue plutôt qu'il ne se tue. Nous avons même vu que, parfois, ces deux manifestations se produisent l'une à la suite de l'autre et ne sont que deux faces d'un seul et même acte; ce qui démontre leur étroite parenté. L'état d'exacerbation où se trouve alors l'individu est tel que, pour se soulager, il lui faut deux victimes.

Voilà pourquoi, aujourd'hui, un certain parallélisme entre le développement de l'homicide et celui du suicide se rencontre surtout dans les grands centres et dans les régions de civilisation intense. C'est que l'anomie y est à l'état aigu. La même cause empêche les meurtres de décroître aussi vite que s'accroissent les suicides. En effet, si les progrès de l'individualisme tarissent une des sources de l'homicide, l'anomie, qui accompagne le développement économique, en ouvre une autre. Notamment, on peut croire que si, en France et surtout en Prusse, homicides de soi-même et homicides d'autrui ont augmenté simultanément depuis la guerre, la raison en est dans l'instabilité morale qui, pour des causes différentes, est devenue plus grande dans ces deux pays. Enfin, on peut ainsi s'expliquer comment, malgré ces concordances partielles, l'antagonisme est le fait le plus général. C'est que le suicide anomique n'a lieu en masse que sur des points spéciaux, là où l'activité industrielle et commerciale a pris un grand essor. Le suicide égoïste est, vraisemblablement, le plus répandu; or il exclut les crimes de sang.

Nous arrivons donc à la conclusion suivante. Si le suicide et l'homicide varient fréquemment en raison inverse l'un de l'autre, ce n'est pas parce qu'ils sont deux faces différentes d'un seul et même phénomène; c'est parce qu'ils constituent, à certains égards, deux courants sociaux contraires. Ils s'excluent alors comme le jour exclut la nuit, comme les maladies de l'extrême sécheresse excluent celles de l'extrême humidité. Si, néanmoins, cette opposition générale n'empêche pas toute harmonie, c'est que certains types de suicides, au lieu de dépendre de causes antagonistes à celles dont dérivent les homicides, expriment, au contraire, le même état social et se développent au sein du même milieu moral. On peut, d'ailleurs, prévoir que les homicides qui coexistent avec le suicide anomique et ceux qui se concilient avec le suicide altruiste ne doivent pas être de même nature; que l'homicide, par conséquent, tout comme le suicide, n'est pas une entité criminologique une et indivisible, mais doit comprendre une pluralité d'espèces très différentes les unes des autres. Mais ce n'est pas le lieu d'insister sur cette importante proposition de criminologie.

Il n'est donc pas exact que le suicide ait d'heureux contrecoups qui en diminuent l'immoralité et qu'il puisse, par conséquent, y avoir intérêt à n'en pas gêner le développement. Ce n'est pas un dérivatif de l'homicide. Sans doute, la constitution morale dont dépend le suicide égoïste et celle qui fait régresser le meurtre chez les peuples les plus civilisés sont solidaires. Mais le suicidé de cette catégorie, loin d'être un meurtrier avorté, n'a rien de ce qui fait le meurtrier. C'est un triste et un déprimé. On peut donc condamner son acte sans transformer en assassins ceux qui sont sur la même voie que lui. Dira-t-on que blâmer le suicide, c'est, du même coup, blâmer et, par suite, affaiblir l'état d'esprit d'où il procède, à savoir cette sorte d'hyperesthésie pour tout ce qui concerne l'individu? que, par là, on risque de renforcer le goût de l'impersonnalité et l'homicide qui en dérive? Mais l'individualisme, pour pouvoir contenir le penchant au meurtre, n'a pas besoin d'atteindre ce degré d'intensité excessive qui en fait une source de suicides. Pour que l'individu répugne à verser le sang de ses semblables, il n'est pas nécessaire qu'il ne tienne à rien qu'à lui-même. Il suffit qu'il aime et qu'il respecte la personne humaine en général. La tendance à l'individuation peut donc être contenue dans de justes limites, sans que la tendance à l'homicide soit, pour cela, renforcée.

Quant à l'anomie, comme elle produit aussi bien l'homicide que le suicide, tout ce qui peut la réfréner réfrène l'un et l'autre. Il n'y a même pas à craindre que, une fois empêchée de se manifester sous forme de suicides, elle ne se traduise en meurtres plus nombreux; car l'homme assez sensible à la discipline morale pour renoncer à se tuer par respect pour la conscience publique et ses prohibitions, sera encore beaucoup plus réfractaire à l'homicide qui est plus sévèrement flétri et réprimé. Du reste, nous avons vu que ce sont les meilleurs qui se tuent en pareil cas; il n'y a donc aucune raison de favoriser une sélection qui se ferait à rebours.

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Ce chapitre peut servir à élucider un problème souvent débattu.

On sait à quelles discussions a donné lieu la question de savoir si les sentiments que nous avons pour nos semblables ne sont qu'une extension des sentiments égoïstes ou bien, au contraire, en sont indépendants. Or nous venons de voir que ni l'une ni l'autre hypothèse n'est fondée. Assurément la pitié pour autrui et la pitié pour nous-mêmes ne sont pas étrangères l'une à l'autre, puisqu'elles progressent ou reculent parallèlement; mais l'une ne vient pas de l'autre. S'il existe entre elles un lien de parenté, c'est qu'elles dérivent toutes deux d'un même état de la conscience collective dont elles ne sont que des aspects différents. Ce qu'elles expriment, c'est la manière dont l'opinion apprécie la valeur morale de l'individu en général. S'il compte pour beaucoup dans l'estime publique, nous appliquons ce jugement social aux autres en même temps qu'à nous-mêmes; leur personne, comme la nôtre, prend plus de prix à nos yeux et nous devenons plus sensibles à ce qui touche individuellement chacun d'eux comme à ce qui nous touche en particulier. Leurs douleurs, comme nos douleurs, nous sont plus facilement intolérables. La sympathie que nous avons pour eux n'est donc pas un simple prolongement de celle que nous avons pour nous-mêmes. Mais l'une et l'autre sont des effets d'une même cause; elles sont constituées par un même état moral. Sans doute, il se diversifie selon qu'il s'applique à nous-mêmes ou à autrui; nos instincts égoïstes le renforcent dans le premier cas, l'affaiblissent dans le second. Mais il est présent et agissant dans l'un comme dans l'autre. Tant il est vrai que même les sentiments qui semblent le plus tenir à la complexion personnelle de l'individu dépendent de causes qui le dépassent! Notre égoïsme lui-même est, en grande partie, un produit de la société.

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