IV.

En résumé, s'il est certain que le suicide est contagieux d'individu à individu, jamais on ne voit l'imitation le propager de manière à affecter le taux social des suicides. Elle peut bien donner naissance à des cas individuels plus ou moins nombreux, mais elle ne contribue pas à déterminer le penchant inégal qui entraîne les différentes sociétés, et à l'intérieur de chaque société les groupes sociaux plus particuliers, au meurtre de soi-même. Le rayonnement qui en résulte est toujours très limité; il est, de plus, intermittent. Quand il atteint un certain degré d'intensité, ce n'est jamais que pour un temps très court.

Mais il y a une raison plus générale qui explique comment les effets de l'imitation ne sont pas appréciables à travers les chiffres de la statistique. C'est que, réduite à ses seules forces, l'imitation ne peut rien sur le suicide. Chez l'adulte, sauf dans les cas très rares de monoïdéisme plus ou moins absolu, l'idée d'un acte ne suffit pas à engendrer un acte similaire, à moins qu'elle ne tombe sur un sujet qui, de lui-même, y est particulièrement enclin. «J'ai toujours remarqué, écrit Morel, que l'imitation, si puissante que soit son influence, et que l'impression causée par le récit ou la lecture d'un crime exceptionnel ne suffisaient pas pour provoquer des actes similaires chez des individus qui auraient été parfaitement sains d'esprit[123]». De même, le Dr Paul Moreau de Tours a cru pouvoir établir, d'après ses observations personnelles, que le suicide contagieux ne se rencontre jamais que chez des individus fortement prédisposés[124].

Il est vrai que, comme cette prédisposition lui paraissait dépendre essentiellement de causes organiques, il lui était assez difficile d'expliquer certains cas qu'on ne peut rapporter à cette origine, à moins d'admettre des combinaisons de causes tout à fait improbables et vraiment miraculeuses. Comment croire que les 15 invalides dont nous avons parlé se soient justement trouvés tous atteints de dégénérescence nerveuse? Et l'on en peut dire autant des faits de contagion si fréquemment observés dans l'armée ou dans les prisons. Mais ces faits sont facilement explicables une fois qu'on a reconnu que le penchant au suicide pouvait être créé par le milieu social. Car, alors, on est en droit de les attribuer, non à un hasard inintelligible qui, des points les plus divers de l'horizon, aurait assemblé dans une même caserne ou dans un même établissement pénitentiaire un nombre relativement considérable d'individus atteints tous d'une même tare mentale, mais à l'action du milieu commun au sein duquel ils vivent. Nous verrons, en effet, que, dans les prisons et dans les régiments, il existe un état collectif qui incline au suicide les soldats et les détenus aussi directement que peut le faire la plus violente des névroses. L'exemple est la cause occasionnelle qui fait éclater l'impulsion; mais ce n'est pas lui qui la crée et, si elle n'existait pas, il serait inoffensif.

On peut donc dire que, sauf dans de très rares exceptions, l'imitation n'est pas un facteur original du suicide. Elle ne fait que rendre apparent un état qui est la vraie cause génératrice de l'acte et qui, vraisemblablement, eût toujours trouvé moyen de produire son effet naturel, alors même qu'elle ne serait pas intervenue; car il faut que la prédisposition soit particulièrement forte pour qu'il suffise de si peu de chose pour la faire passer à l'acte. Il n'est donc pas étonnant que les faits ne portent pas la marque de l'imitation, puisqu'elle n'a pas d'action en propre et que celle même qu'elle exerce est très restreinte.

Une remarque d'un intérêt pratique peut servir de corollaire à cette conclusion.

Certains auteurs, attribuant à l'imitation un pouvoir qu'elle n'a pas, ont demandé que la reproduction des suicides et des crimes fût interdite aux journaux[125]. Il est possible que cette prohibition réussisse à alléger de quelques unités le montant annuel de ces différents actes. Mais il est très douteux qu'elle puisse en modifier le taux social. L'intensité du penchant collectif resterait la même, car l'état moral des groupes ne serait pas changé pour cela. Si donc on met en regard des problématiques et très faibles avantages que pourrait avoir cette mesure, les graves inconvénients qu'entraînerait la suppression de toute publicité judiciaire, on conçoit que le législateur mette quelque hésitation à suivre le conseil des spécialistes. En réalité, ce qui peut contribuer au développement du suicide ou du meurtre, ce n'est pas le fait d'en parler, c'est la manière dont on en parle. Là où ces pratiques sont abhorrées, les sentiments qu'elles soulèvent se traduisent à travers les récits qui en sont faits et, par suite, neutralisent plus qu'elles n'excitent les prédispositions individuelles. Mais inversement, quand la société est moralement désemparée, l'état d'incertitude où elle est lui inspire pour les actes immoraux une sorte d'indulgence qui s'exprime involontairement toutes les fois qu'on en parle et qui en rend moins sensible l'immoralité. Alors l'exemple devient vraiment redoutable, non parce qu'il est l'exemple, mais parce que la tolérance ou l'indifférence sociale diminuent l'éloignement qu'il devrait inspirer.

Mais ce que montre surtout ce chapitre, c'est combien est peu fondée la théorie qui fait de l'imitation la source éminente de toute vie collective. Il n'est pas de fait aussi facilement transmissible par voie de contagion que le suicide, et pourtant nous venons de voir que cette contagiosité ne produit pas d'effets sociaux. Si, dans ce cas, l'imitation est à ce point dépourvue d'influence sociale, elle n'en saurait avoir davantage dans les autres; les vertus qu'on lui attribue sont donc imaginaires. Elle peut bien, dans un cercle restreint, déterminer quelques rééditions d'une même pensée ou d'une même action, mais jamais elle n'a de répercussions assez étendues ni assez profondes pour atteindre et modifier l'âme de la société. Les états collectifs, grâce à l'adhésion à peu près unanime et généralement séculaire dont ils sont l'objet, sont beaucoup trop résistants pour qu'une innovation privée puisse en venir à bout. Comment un individu, qui n'est rien de plus qu'un individu[126], pourrait-il avoir la force suffisante pour façonner la société à son image? Si nous n'en étions encore à nous représenter le monde social presque aussi grossièrement que le primitif fait pour le monde physique, si, contrairement à toutes les inductions de la science, nous n'en étions encore à admettre, au moins tacitement et sans nous en rendre compte, que les phénomènes sociaux ne sont pas proportionnels à leurs causes, nous ne nous arrêterions même pas à une conception qui, si elle est d'une simplicité biblique, est en même temps en contradiction flagrante avec les principes fondamentaux de la pensée. On ne croit plus aujourd'hui que les espèces zoologiques ne soient que des variations individuelles propagées par l'hérédité[127]; il n'est pas plus admissible que le fait social ne soit qu'un fait individuel qui s'est généralisé. Mais ce qui est surtout insoutenable, c'est que cette généralisation puisse être due à je ne sais quelle aveugle contagion. On est même en droit de s'étonner qu'il soit encore nécessaire de discuter une hypothèse qui, outre les graves objections qu'elle soulève, n'a jamais reçu même un commencement de démonstration expérimentale. Car on n'a jamais montré à propos d'un ordre défini de faits sociaux que l'imitation pouvait en rendre compte, et moins encore, qu'elle seule pouvait en rendre compte. On s'est contenté d'énoncer la proposition sous forme d'aphorisme, en l'appuyant sur des considérations vaguement métaphysiques. Pourtant, la sociologie ne pourra prétendre à être considérée comme une science que quand il ne sera plus permis à ceux qui la cultivent de dogmatiser ainsi, en se dérobant aussi manifestement aux obligations régulières de la preuve.

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