V

Mais il reste à expliquer la contradiction dans laquelle R. Smith voyait un inadmissible scandale logique.

Si les êtres sacrés manifestaient toujours leurs pouvoirs d’une manière parfaitement égale, il apparaîtrait, en effet, comme inconcevable que l’homme ait pu songer à leur offrir ses services ; car on ne voit pas quel besoin ils en pouvaient avoir. Mais tout d’abord, tant qu’ils se confondent avec les choses, tant qu’on voit en eux les principes de la vie cosmique, ils sont soumis eux-mêmes au rythme de cette vie. Or, elle passe par des oscillations en sens contraires et qui se succèdent suivant une loi déterminée. Tantôt, elle s’affirme dans tout son éclat ; tantôt elle faiblit au point qu’on peut se demander si elle ne va pas s’arrêter. Tous les ans, les plantes meurent ; renaîtront-elles ? Les espèces animales tendent à s’éteindre par l’effet de la mort naturelle ou violente ; se renouvelleront-elles à temps et comme il convient ? La pluie surtout est capricieuse ; il y a de longs moments pendant lesquels elle paraît avoir disparu sans retour. Ce dont témoignent ces fléchissements périodiques de la nature, c’est que, aux époques correspondantes, les êtres sacrés dont dépendent les animaux, les plantes, la pluie, etc., passent par les mêmes états critiques ; ils ont donc, eux aussi, leurs périodes de défaillance. Mais l’homme ne saurait assister à ces spectacles en témoin indifférent. Pour qu’il vive, il faut que la vie universelle continue, et par conséquent, que les dieux ne meurent pas. Il cherche donc à les soutenir, à les aider ; pour cela, il met à leur service les forces dont il dispose et qu’il mobilise pour la circonstance. Le sang qui coule dans ses veines a des vertus fécondantes : il le répandra. Dans les rochers sacrés que possède son clan, il ira puiser les germes de vie qui y sommeillent et il les sèmera dans l’espace. En un mot, il fera des oblations.

Ces crises externes et physiques se doublent, en outre, de crises internes et mentales qui tendent au même résultat. Les êtres sacrés ne sont que parce qu’ils sont représentés comme tels dans les esprits. Que nous cessions d’y croire, et ils seront comme s’ils n’étaient pas. Même ceux qui ont une forme matérielle et qui sont donnés dans l’expérience sensible dépendent, sous ce rapport, de la pensée des fidèles qui les adorent ; car le caractère sacré qui en fait des objets de culte n’est pas donné dans leur constitution naturelle ; il leur est surajouté par la croyance. Le kangourou n’est qu’un animal comme les autres ; mais, pour les gens du Kangourou, il contient en soi un principe qui le met à part au milieu des autres êtres, et ce principe n’existe que dans les esprits qui le pensent

C’est d’ailleurs, grâce à cet état de dépendance où sont les dieux par rapport à la pensée de l’homme que celui-ci peut croire son assistance efficace. La seule façon de rajeunir les représentations collectives qui se rapportent aux êtres sacrés est de les retremper à la source même de la vie religieuse, c’est-à-dire dans les groupes assemblés. Or, les émotions que suscitent les crises périodiques par lesquelles passent les choses extérieures déterminent les hommes qui en sont les témoins à se réunir, afin de pouvoir aviser à ce qu’il convient de faire. Mais par cela seul qu’ils sont assemblés, ils se réconfortent mutuellement ; ils trouvent le remède parce qu’ils le cherchent ensemble. La foi commune se ranime tout naturellement au sein de la collectivité reconstituée ; elle renaît, parce qu’elle se retrouve dans les conditions mêmes où elle était née primitivement. Une fois restaurée, elle triomphe sans peine de tous les doutes privés qui avaient pu se faire jour dans les esprits. L’image des choses sacrées reprend assez de force pour pouvoir résister aux causes internes ou externes qui tendaient à l’affaiblir. En dépit de leurs défaillances apparentes, on ne peut plus croire que les dieux mourront puisqu’on les sent revivre au fond de soi-même. Les procédés employés pour les secourir, quelle qu’en soit la grossièreté, ne peuvent paraître vains puisque tout se passe comme s’ils agissaient effectivement. On est plus confiant parce qu’on se sent plus fort ; et l’on est réellement plus fort parce que des forces qui languissaient se sont réveillées dans les consciences.

Il faut donc se garder de croire avec Smith que le culte ait été exclusivement institué au bénéfice des hommes et que les dieux n’en aient que faire : ils n’en ont pas moins besoin que leurs fidèles. Sans doute, sans les dieux, les hommes ne pourraient vivre. Mais, d’un autre côté, les dieux mourraient si le culte ne leur était pas rendu. Celui-ci n’a donc pas uniquement pour objet de faire communier les sujets profanes avec les être sacrés, mais aussi d’entretenir ces derniers en vie, de les refaire et de les régénérer perpétuellement. Certes, ce ne sont pas les oblations matérielles qui, par leurs vertus propres, produisent cette réfection ; ce sont les états mentaux que ces manœuvres, vaines par elles-mêmes, réveillent ou accompagnent. La raison d’être véritable des cultes, même les plus matérialistes en apparence, ne doit pas être recherchée dans les gestes qu’ils prescrivent, mais dans le renouvellement intérieur et moral que ces gestes contribuent à déterminer. Ce que le fidèle donne réellement à son dieu, ce ne sont pas les aliments qu’il dépose sur l’autel, ni le sang qu’il fait couler de ses veines : c’est sa pensée. Il n’en reste pas moins qu’entre la divinité et ses adorateurs il y a un échange de bons offices qui se conditionnent mutuellement. La règle do ut des, par laquelle on a parfois défini le principe du sacrifice, n’est pas une invention tardive de théoriciens utilitaires : elle ne fait que traduire, d’une manière explicite, le mécanisme même du système sacrificiel et, plus généralement, de tout le culte positif. Le cercle signalé par Smith est donc bien réel ; mais il n’a rien d’humiliant pour la raison. Il vient de ce que les êtres sacrés, tout en étant supérieurs aux hommes, ne peuvent vivre que dans des consciences humaines.

Mais ce cercle nous apparaîtra comme le plus naturel encore et nous en comprendrons mieux le sens et la raison d’être, si, poussant l’analyse plus loin et substituant aux symboles religieux les réalités qu’ils expriment, nous cherchons comment celles-ci se comportent dans le rite. Si, comme nous avons essayé de l’établir, le principe sacré n’est autre chose que la société hypostasiée et transfigurée, la vie rituelle doit pouvoir s’interpréter en termes laïcs et sociaux. Et en effet, tout comme cette dernière, la vie sociale se meut dans un cercle. D’une part, l’individu tient de la société le meilleur de soi-même, tout ce qui lui fait une physionomie et une place à part parmi les autres êtres, sa culture intellectuelle et morale. Qu’on retire à l’homme le langage, les sciences, les arts, les croyances de la morale, et il tombe au rang de l’animalité. Les attributs caractéristiques de la nature humaine nous viennent donc de la société. Mais d’un autre côté, la société n’existe et ne vit que dans et par les individus. Que l’idée de la société s’éteigne dans les esprits individuels, que les croyances, les traditions, les aspirations de la collectivité cessent d’être senties et partagées par les particuliers, et la société mourra. On peut donc répéter d’elle ce qui était dit plus haut de la divinité : elle n’a de réalité que dans la mesure où elle tient de la place dans les consciences humaines, et cette place, c’est nous qui la lui faisons. Nous entrevoyons maintenant la raison profonde pour laquelle les dieux ne peuvent pas plus se passer de leurs fidèles que ceux-ci de leurs dieux ; c’est que la société, dont les dieux ne sont que l’expression symbolique, ne peut pas plus se passer des individus que ceux-ci de la société.

Nous touchons ici au roc solide sur lequel sont édifiés tous les cultes et qui fait leur persistance depuis qu’il existe des sociétés humaines. Quand on voit de quoi sont faits les rites et à quoi ils paraissent tendre, on se demande avec étonnement comment les hommes ont pu en avoir l’idée et surtout comment ils y sont restés si fidèlement attachés. D’où peut leur être venue cette illusion qu’avec quelques grains de sable jetés au vent, quelques gouttes de sang répandues sur un rocher ou sur la pierre d’un autel, il était possible d’entretenir la vie d’une espèce animale ou d’un dieu ? Sans doute, nous avons fait déjà un pas en avant dans la solution de ce problème quand, sous ces mouvements extérieurs et, en apparence, déraisonnables, nous avons découvert un mécanisme mental qui leur donne un sens et une portée morale. Mais rien ne nous assure que ce mécanisme lui-même, ne consiste pas en un simple jeu d’images hallucinatoires. Nous avons bien montré quel processus psychologique détermine les fidèles à croire que le rite fait renaître autour d’eux les forces spirituelles dont ils ont besoin ; mais de ce que cette croyance est psychologiquement explicable, il ne suit pas qu’elle ait une valeur objective. Pour que nous soyons fondé à voir dans l’efficacité attribuée aux rites autre chose que le produit d’un délire chronique dont s’abuserait l’humanité, il faut pouvoir établir que le culte a réellement pour effet de recréer périodiquement un être moral dont nous dépendons comme il dépend de nous. Or cet être existe : c’est la société.

En effet, pour peu que les cérémonies religieuses aient d’importance, elles mettent en mouvement la collectivité ; les groupes s’assemblent pour les célébrer. Leur premier effet est donc de rapprocher les individus, de multiplier entre eux les contacts et de les rendre plus intimes. Par cela même, le contenu des consciences change. Pendant les jours ordinaires, ce sont les préoccupations utilitaires et individuelles qui tiennent le plus de place dans les esprits. Chacun vaque de son côté à sa tâche personnelle ; il s’agit avant tout, pour la plupart des gens, de satisfaire aux exigences de la vie matérielle, et le principal mobile de l’activité économique a toujours été l’intérêt privé. Sans doute, les sentiments sociaux ne sauraient en être totalement absents. Nous restons en rapports avec nos semblables ; les habitudes, les idées, les tendances que l’éducation a imprimées en nous et qui président normalement à nos relations avec autrui continuent à faire sentir leur action. Mais elles sont constamment combattues et tenues en échec par les tendances antagonistes qu’éveillent et qu’entretiennent les nécessités de la lutte quotidienne. Elles résistent plus ou moins heureusement selon leur énergie intrinsèque ; mais cette énergie n’est pas renouvelée. Elles vivent sur leur passé et, par suite, elles s’useraient avec le temps si rien ne venait leur rendre un peu de la force qu’elles perdent par ces conflits et ces frottements incessants. Quand les Australiens, disséminés par petits groupes, chassent ou pêchent, ils perdent de vue ce qui concerne leur clan ou leur tribu : ils ne pensent qu’à prendre le plus de gibier possible. Aux jours fériés, au contraire, ces préoccupations s’éclipsent obligatoirement ; essentiellement profanes, elles sont exclues des périodes sacrées. Ce qui occupe alors la pensée, ce sont les croyances communes, les traditions communes, les souvenirs des grands ancêtres, l’idéal collectif dont ils sont l’incarnation ; en un mot, ce sont des choses sociales. Même les intérêts matériels que les grandes cérémonies religieuses ont pour objet de satisfaire, sont d’ordre public, partant social. La société tout entière est intéressée à ce que la récolte soit abondante, à ce que la pluie tombe à temps et sans excès, à ce que les animaux se reproduisent régulièrement. C’est donc elle qui est au premier plan dans les consciences ; c’est elle qui domine et dirige la conduite ; ce qui revient à dire qu’elle est alors plus vivante, plus agissante, et, par conséquent, plus réelle qu’en temps profane. Ainsi, les hommes ne s’abusent pas quand ils sentent à ce moment qu’il y a, en dehors d’eux, quelque chose qui renaît, des forces qui se raniment, une vie qui se réveille. Ce renouveau n’est nullement imaginaire, et les individus eux-mêmes en bénéficient. Car la parcelle d’être social que chacun porte en soi participe nécessairement de cette rénovation collective. L’âme individuelle se régénère, elle aussi, en se retrempant à la source même d’où elle tient la vie ; par suite, elle se sent plus forte, plus maîtresse d’elle-même, moins dépendante des nécessités physiques.

On sait que le culte positif tend naturellement à prendre des formes périodiques ; c’est un de ses caractères distinctifs. Sans doute, il y a des rites que l’homme célèbre occasionnellement, pour faire face à des situations passagères. Mais ces pratiques épisodiques ne jouent jamais qu’un rôle accessoire, et même, dans les religions que nous étudions spécialement dans ce livre, elles sont presque exceptionnelles. Ce qui constitue essentiellement le culte, c’est le cycle des fêtes qui reviennent régulièrement à des époques déterminées. Nous sommes maintenant en état de comprendre d’où provient cette tendance à la périodicité ; le rythme auquel obéit la vie religieuse ne fait qu’exprimer le rythme de la vie sociale, et il en résulte. La société ne peut raviver le sentiment qu’elle a d’elle-même qu’à condition de s’assembler. Mais elle ne peut tenir perpétuellement ses assises. Les exigences de la vie ne lui permettent pas de rester indéfiniment à l’état de congrégation ; elle se disperse donc pour se rassembler à nouveau quand, de nouveau, elle en sent le besoin. C’est à ces alternances nécessaires que répond l’alternance régulière des temps sacrés et des temps profanes. Comme, à l’origine, le culte a pour objet, au moins apparent, de régulariser le cours des phénomènes naturels, le rythme de la vie cosmique a mis sa marque sur le rythme de la vie rituelle. C’est pourquoi les fêtes, pendant longtemps, ont été saisonnières ; nous avons vu que tel était déjà le caractère de l’Intichiuma australien. Mais les saisons n’ont fourni que le cadre extérieur de cette organisation, non le principe sur lequel elle repose ; car même les cultes qui visent des fins exclusivement spirituelles sont restés périodiques. C’est donc que cette périodicité tient à d’autres causes. Comme les changements saisonniers sont, pour la nature, des époques critiques, ils sont une occasion naturelle de rassemblements et, par suite, de cérémonies religieuses. Mais d’autres événements pouvaient jouer et ont effectivement joué ce rôle de causes occasionnelles. Il faut reconnaître toutefois que ce cadre, quoique purement extérieur, a fait preuve d’une singulière force de résistance ; car on en trouve la trace jusque dans les religions qui sont le plus détachées de toute base physique. Plusieurs des fêtes chrétiennes se relient, sans solution de continuité, aux fêtes pastorales et agraires des anciens Hébreux, bien que, par elles-mêmes, elles n’aient plus rien d’agraire ni de pastoral.

Ce rythme est, d’ailleurs, susceptible de varier de forme suivant les sociétés. Là ou la période de dispersion est longue et où la dispersion est extrême, la période de congrégation est, à son tour, très prolongée, et il se produit alors de véritables débauches de vie collective et religieuse. Les fêtes succèdent aux fêtes pendant des semaines ou des mois et la vie rituelle atteint parfois une sorte de frénésie. C’est le cas des tribus australiennes et de plusieurs sociétés du nord et du nord-ouest américain

Strehlow, I, p. 4. Bien entendu, le mot qui désigne cette fête change avec les tribus. Les Urabunna l’appellent Pitjinta (North. Tr., p. 284) ; les Warramunga Thalaminla (ibid., p. 297), etc. Schulze, loc. cit., p. 243 ; Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 169-170. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 170 et suiv. Bien entendu, les femmes sont soumises à la même obligation. L’Apmara est le seul objet qui ait été emporté du camp. Nat. Tr., p. 185-186. North. Tr., p. 288. North. Tr., p. 312. Ibid. Nous verrons plus loin que ces clans sont beaucoup plus nombreux que ne le disent Spencer et Gillen. Nat. Tr., p. 184-185. Nat. Tr., p. 438, 461, 464 ; North. Tr., p. 596 et suiv. Nat. Tr., p. 201. Ibid., p. 206. Nous employons le langage de Spencer et Gillen et, avec eux, nous disons que ce qui se dégage des rochers, ce sont des esprits de kangourous (spirits ou spirit paris of kangaroo). Strehlow (III, p. 7), conteste l’exactitude de l’expression. Suivant lui, ce que le rite fait apparaître ce sont des kangourous réels, des corps vivants. Mais la contestation est sans intérêt, tout comme celle qui concerne la notion de ratapa (v. plus haut, p. 361). Les germes de kangourous qui s’échappent ainsi des rochers ne sont pas visibles ; ils ne sont donc pas faits de la même substance que les kangourous que perçoivent nos sens. C’est tout ce que veulent dire Spencer et Gillen. Il est bien certain, d’ailleurs, que ce ne sont pas de purs esprits comme un chrétien pourrait en concevoir. Tout comme les âmes humaines, ils sont des formes matérielles. Nat. Tr., p. 181. Tribu située à l’est du lac Eyre. North. Tr., p. 287-288. Howitt, Nat. Tr., p. 798. Cf. Howitt, Legends of the Dieri and Kindred Tribes of Central Australia, in J.A.I., XXIV, p. 124 et suiv. Howitt croit que la cérémonie est célébrée par les gens du totem, mais n’est pas en mesure de certifier le fait. North. Tr., p. 295. Ibid., p. 314. Ibid., p. 296-297. Nat. Tr., p. 170.

Ibid., p. 519. L’analyse des rites qui viennent d’être étudiés a été faite uniquement avec les observations que nous devons à Spencer et Gillen. Depuis que notre chapitre a été rédigé, Strehlow a publié le troisième fascicule de son ouvrage qui traite précisément du culte positif, et, notamment, de l’Intichiuma ou, comme il dit, des rites de mbatjallcatiuma. Mais nous n’avons rien trouvé dans cette publication qui nous oblige à modifier la description qui précède ni même à la compléter par des additions importantes. Ce que Strehlow nous apprend de plus intéressant à ce sujet, c’est que les effusions et les oblations de sang sont beaucoup plus fréquentes qu’on ne pouvait le soupçonner d’après le récit de Spencer et Gillen (v. Strehlow, III, p. 13, 14, 19, 29, 39, 43, 46, 56, 67, 80, 89).

Les renseignements de Strehlow sur le culte doivent, d’ailleurs, être employés avec circonspection, car il n’a pas été témoin des rites qu’il décrit ; il s’est borné à recueillir des témoignages oraux et qui sont généralement assez sommaires (v. fasc. III, préface de Leonhardi, p. v). On peut même se demander s’il n’a pas confondu avec excès les cérémonies totémiques de l’initiation avec celles qu’il appelle mbaljalkatiuma. Sans doute, il n’est pas sans avoir fait un louable effort pour les distinguer et il a bien mis en évidence deux de leurs caractéristiques différentielles. D’abord, l’Intichiuma a toujours lieu en un endroit consacré, auquel se rattache le souvenir de quelque ancêtre, tandis que les cérémonies d’initiation peuvent être célébrées en un lieu quelconque. Ensuite, les oblations de sang sont spéciales à l’Intichiuma ; ce qui prouve qu’elles tiennent à ce qu’il y a de plus essentiel dans ce rituel (III, p. 7). Mais, dans la description qu’il nous donne des rites, on trouve confondues des informations qui se rapportent indifféremment à l’une et à l’autre espèce de cérémonie. En effet, dans celles qu’il nous décrit sous le nom de mbaljalkatiuma, les jeunes gens jouent généralement un rôle important (v. par exemple, p. 11, 13, etc.) ; ce qui est caractéristique de l’initiation. De même, il semble bien que le lieu du rite soit arbitraire : car les acteurs construisent leur scène artificiellement. Ils creusent un trou dans lequel ils se placent ; il n’est généralement fait aucune allusion aux rochers ou arbres sacrés et à leur rôle rituel.

Nat. Tr., p. 203. Cf. Meyer, The Encounter Bay Tribe, in Woods, p. 187. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 204. Nat. Tr., p. 205-207. North. Tr., p. 286-287. Ibid., p. 294. Ibid., p. 296. Meyer, in Woods, p. 187. Nous en avons déjà cité un cas ; on en trouvera d’autres dans Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 205 ; North. Tr., p. 286. Les Walpari, Wulmala, Tjingilli, Umbaia. North. Tr., p. 318.

Pour cette seconde partie de la cérémonie comme pour la première, nous avons suivi Spencer et Gillen. Mais le récent fascicule de Strehlow ne fait, sur ce point, que confirmer les observations de ses devanciers, au moins dans ce qu’elles ont d’essentiel. Il reconnaît, en effet, que, après la première cérémonie (deux mois après, est-il dit., p. 13), le chef du clan mange rituellement de l’animal ou de la plante totémique et qu’ensuite il est procédé à la levée des interdits ; il appelle cette opération die Freigabe des Totems zum allgemeinen Gebrauch (III, p. 7). Il nous apprend même que cette opération est assez importante pour être désignée par un mot spécial dans la langue des Arunta. Il ajoute, il est vrai, que cette consommation rituelle n’est pas la seule, mais que, parfois, le chef et les anciens mangent également de la plante ou de l’animal sacré avant la cérémonie initiale, et que l’acteur du rite, en fait autant après la célébration. Le fait n’a rien d’invraisemblable ; ces consommations sont autant de moyens employés par les officiants ou les assistants pour se conférer les vertus qu’ils veulent acquérir ; il n’est pas étonnant qu’elles soient multipliées. Il n’y a rien là qui infirme le récit de Spencer et Gillen ; car le rite sur lequel ils insistent, et non sans raison, c’est la Freigabe des Totems.

Sur deux points seulement, Strehlow conteste les allégations de Spencer et Gillen. Tout d’abord, il déclare que la consommation rituelle n’a pas lieu dans tous les cas. Le fait n’est pas douteux, puisqu’il y a des animaux et des plantes totémiques qui ne sont pas comestibles. Mais il reste que le rite est très fréquent ; Strehlow en cite de nombreux exemples (p. 13, 14, 19, 23, 33, 36, 50, 59, 67, 68, 71, 75, 80, 84, 89, 93). En second lieu, on a vu que, d’après Spencer et Gillen, si le chef du clan ne mangeait pas de l’animal ou de la plante totémique, il perdrait ses pouvoirs. Strehlow assure que les témoignages des indigènes ne confirment pas cette assertion. Mais la question nous paraît tout à fait secondaire. Le fait certain est que cette consommation rituelle est prescrite ; c’est donc qu’elle est jugée utile ou nécessaire. Or, comme toute communion, elle ne peut servir qu’à conférer au sujet qui communie les vertus dont il a besoin. De ce que les indigènes ou certains d’entre eux ont perdu de vue cette fonction du rite, il ne suit pas qu’elle ne soit pas réelle. Est-il nécessaire de répéter que les fidèles ignorent le plus souvent les véritables raisons d’être des pratiques qu’ils accomplissent ?

V. The Religion of the Semites, lectures VI à XI, et l’article « Sacrifice » dans l’Encyclopedia Britannica. V. Hubert et Mauss, Essai sur la nature et la fonction du sacrifice, in Mélanges d’histoire des religions, p. 40 et suiv. V. pour l’explication de cette règle supra, p. 328. V. Strehlow, III, p. 3. Il ne faut pas perdre de vue, d’ailleurs, que, chez les Arunta, il n’est pas complètement interdit de manger de l’animal totémique. V. d’autres faits dans Frazer, Golden Bough 2, p. 348 et suiv. The Religion of the Semites, p. 275 et suiv. Ibid., p. 318-319. V. sur ce point Hubert et Mauss, Mélanges d’histoire des religions, préface, p. V et suiv. The Religion of the Semites, 2e éd., p. 390 et suiv. R. Smith en cite lui-même des cas dans The Relig. of the Semites, p. 231. V. par exemple Exode, XXIX, 10-14 ; Lévitique, IX, 8-11 ; c’est leur sang même que versent sur l’autel les prêtres de Baal (I, Rois, XVII I, 28). Strehlow, III, p. 12, vers. 7. Du moins, quand il est complet ; il peut, dans certains cas, se réduire à un seul de ces éléments. Les indigènes, dit Strehlow, « considèrent ces cérémonies comme une sorte de service divin, tout comme le chrétien considère les exercices de sa religion » (III, p. 9). Il y aurait lieu notamment de se demander si les effusions sanglantes, les offrandes de chevelure dans lesquelles Smith voit des actes de communion ne sont pas des oblations proprement dites (v. Smith, op. cit., p. 320 et suiv.). Les sacrifices piaculaires, dont nous parlerons plus spécialement dans le chapitre V de ce même livre, consistent exclusivement en oblations. Ils ne servent à des communions que d’une manière accessoire. C’est ce qui fait qu’on a souvent parlé de ces cérémonies comme si elles s’adressaient à des divinités personnelles (v. par exemple un texte de Krichauff et un autre de Kempe cités par Eylmann, p. 202-203). En un sens philosophique, il en est de même de toute chose ; car rien n’existe que par la représentation. Mais, comme nous l’avons montré (p. 325-326), la proposition est doublement vraie des forces religieuses, parce que, dans la constitution des choses, il n’y a rien qui corresponde au caractère sacré. V. Mauss, Essai sur les variations saisonnières des sociétés Eskimos, in Année sociol., IX, p. 96 et suiv.

Share on Twitter Share on Facebook