III

Mais la manière dont doivent être formées ces séries diffère selon les cas. Elles peuvent comprendre des faits empruntés ou à une seule et unique société — ou à plusieurs sociétés de même espèce — ou à plusieurs espèces sociales distinctes.

Le premier procédé peut suffire, à la rigueur, quand il s’agit de faits d’une grande généralité et sur lesquels nous avons des informations statistiques assez étendues et variées. Par exemple, en rapprochant la courbe qui exprime la marche du suicide pendant une période de temps suffisamment longue, des variations que présente le même phénomène suivant les provinces, les classes, les habitats ruraux ou urbains, les sexes, les âges, l’état civil, etc., on peut arriver, même sans étendre ses recherches au delà d’un seul pays, à établir de véritables lois, quoiqu’il soit toujours préférable de confirmer ces résultats par d’autres observations faites sur d’autres peuples de la même espèce. Mais on ne peut se contenter de comparaisons aussi limitées que quand on étudie quelqu’un de ces courants sociaux qui sont répandus dans toute la société, tout en variant d’un point à l’autre. Quand, au contraire, il s’agit d’une institution, d’une règle juridique ou morale, d’une coutume organisée, qui est la même et fonctionne de la même manière sur toute l’étendue du pays et qui ne change que dans le temps, on ne peut se renfermer dans l’étude d’un seul peuple ; car, alors, on n’aurait pour matière de la preuve qu’un seul couple de courbes parallèles, à savoir celles qui expriment la marche historique du phénomène considéré et de la cause conjecturée, mais dans cette seule et unique société. Sans doute, même ce seul parallélisme, s’il est constant, est déjà un fait considérable, mais il ne saurait, à lui seul, constituer une démonstration.

En faisant entrer en ligne de compte plusieurs peuples de même espèce, on dispose déjà d’un champ de comparaison plus étendu. D’abord, on peut confronter l’histoire de l’un par celle des autres et voir si, chez chacun d’eux pris à part, le même phénomène évolue dans le temps en fonction des mêmes conditions. Puis on peut établir des comparaisons entre ces divers développements. Par exemple, on déterminera la forme que le fait étudié prend chez ces différentes sociétés au moment où il parvient à son apogée. Comme, tout en appartenant au même type, elles sont pourtant des individualités distinctes, cette forme n’est pas partout la même ; elle est plus ou moins accusée, suivant les cas. On aura ainsi une nouvelle série de variations qu’on rapprochera de celles que présente, au même moment et dans chacun de ces pays, la condition présumée. Ainsi, après avoir suivi l’évolution de la famille patriarcale à travers l’histoire de Rome, d’Athènes, de Sparte, on classera ces mêmes cités suivant le degré maximum de développement qu’atteint chez chacune d’elles ce type familial et on verra ensuite si, par rapport à l’état du milieu social dont il paraît dépendre d’après la première expérience, elles se classent encore de la même manière.

Mais cette méthode elle-même ne peut guère se suffire. Elle ne s’applique, en effet, qu’aux phénomènes qui ont pris naissance pendant la vie des peuples comparés. Or, une société ne crée pas de toutes pièces son organisation ; elle la reçoit, en partie, toute faite de celles qui l’ont précédée. Ce qui lui est ainsi transmis n’est, au cours de son histoire, le produit d’aucun développement, par conséquent ne peut être expliqué si l’on ne sort pas des limites de l’espèce dont elle fait partie. Seules, les additions qui se surajoutent à ce fond primitif et le transforment peuvent être traitées de cette manière. Mais, plus on s’élève dans l’échelle sociale, plus les caractères acquis par chaque peuple sont peu de chose à côté des caractères transmis. C’est, d’ailleurs, la condition de tout progrès. Ainsi, les éléments nouveaux que nous avons introduits dans le droit domestique, le droit de propriété, la morale, depuis le commencement de notre histoire, sont relativement peu nombreux et peu importants, comparés à ceux que le passé nous a légués. Les nouveautés qui se produisent ainsi ne sauraient donc se comprendre si l’on n’a pas étudié d’abord ces phénomènes plus fondamentaux qui en sont les racines et ils ne peuvent être étudiés qu’a l’aide de comparaisons beaucoup plus étendues. Pour pouvoir expliquer l’état actuel de la famille, du mariage, de la propriété, etc., il faudrait connaître quelles en sont les origines, quels sont les éléments simples dont ces institutions sont composées et, sur ces points, l’histoire comparée des grandes sociétés européennes ne saurait nous apporter de grandes lumières. Il faut remonter plus haut.

Par conséquent, pour rendre compte d’une institution sociale, appartenant à une espèce déterminée, on comparera les formes différentes qu’elle présente, non seulement chez les peuples de cette espèce, mais dans toutes les espèces antérieures. S’agit-il, par exemple, de l’organisation domestique ? On constituera d’abord le type le plus rudimentaire qui ait jamais existé, pour suivre ensuite pas à pas la manière dont il s’est progressivement compliqué. Cette méthode, que l’on pourrait appeler génétique, donnerait d’un seul coup l’analyse et la synthèse du phénomène. Car, d’une part, elle nous montrerait à l’état dissocié les éléments qui le composent, par cela seul qu’elle nous les ferait voir se surajoutant successivement les uns aux autres et, en même temps, grâce à ce large champ de comparaison, elle serait beaucoup mieux en état de déterminer les conditions dont dépendent leur formation et leur association. Par conséquent, on ne peut expliquer un fait social de quelque complexité qu’à condition d’en suivre le développement intégral à travers toutes les espèces sociales. La sociologie comparée n’est pas une branche particulière de la sociologie ; c’est la sociologie même, en tant qu’elle cesse d’être purement descriptive et aspire à rendre compte des faits.

Au cours de ces comparaisons étendues, se commet souvent une erreur qui en fausse les résultats. Parfois, pour juger du sens dans lequel se développent les événements sociaux, il est arrivé qu’on a simplement comparé ce qui se passe au déclin de chaque espèce avec ce qui se produit au début de l’espèce suivante. En procédant ainsi, on a cru pouvoir dire, par exemple, que l’affaiblissement des croyances religieuses et de tout traditionalisme ne pouvait jamais être qu’un phénomène passager de la vie des peuples, parce qu’il n’apparaît que pendant la dernière période de leur existence pour cesser dès qu’une évolution nouvelle recommence. Mais, avec une telle méthode, on est exposé à prendre pour la marche régulière et nécessaire du progrès ce qui est l’effet d’une tout autre cause. En effet, l’état où se trouve une société jeune n’est pas le simple prolongement de l’état où étaient parvenues, à la fin de leur carrière, les sociétés qu’elle remplace, mais provient en partie de cette jeunesse même qui empêche les produits des expériences faites par les peuples antérieurs d’être tous immédiatement assimilables et utilisables. C’est ainsi que l’enfant reçoit de ses parents des facultés et des prédispositions qui n’entrent en jeu que tardivement dans sa vie. Il est donc possible, pour reprendre le même exemple, que ce retour du traditionalisme que l’on observe au début de chaque histoire soit dû non à ce fait qu’un recul du même phénomène ne peut jamais être que transitoire, mais aux conditions spéciales où se trouve placée toute société qui commence. La comparaison ne peut être démonstrative que si l’on élimine ce facteur de l’âge qui la trouble ; pour y arriver, il suffira de considérer les sociétés que l’on compare à la même période de leur développement. Ainsi, pour savoir dans quel sens évolue un phénomène social, on comparera ce qu’il est pendant la jeunesse de chaque espèce avec ce qu’il devient pendant la jeunesse de l’espèce suivante, et suivant que, de l’une de ces étapes à l’autre, il présentera plus, moins ou autant d’intensité, on dira qu’il progresse, recule ou se maintient.

Cours de philos. pos., IV, 328. Système de Logique, II, 478. Division du travail social, p. 87. Dans le cas de la méthode de différence, l’absence de la cause exclut la présence de l’effet.

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