IV

Du groupe de règles qui viennent d’être établies se dégage une certaine conception de la société et de la vie collective.

Deux théories contraires se partagent sur ce point les esprits.

Pour les uns, comme Hobbes, Rousseau, il y a solution de continuité entre l’individu et la société. L’homme est donc naturellement réfractaire à la vie commune, il ne peut s’y résigner que forcé. Les fins sociales ne sont pas simplement le point de rencontre des fins individuelles ; elles leur sont plutôt contraires. Aussi, pour amener l’individu à les poursuivre, est-il nécessaire d’exercer sur lui une contrainte, et c’est dans l’institution et l’organisation de cette contrainte que consiste, par excellence, l’œuvre sociale. Seulement, parce que l’individu est regardé comme la seule et unique réalité du règne humain, cette organisation, qui a pour objet de le gêner et de le contenir, ne peut être conçue que comme artificielle. Elle n’est pas fondée dans la nature, puisqu’elle est destinée à lui faire violence en l’empêchant de produire ses conséquences anti-sociales. C’est une œuvre d’art, une machine construite tout entière de la main des hommes et qui, comme tous les produits de ce genre, n’est ce qu’elle est que parce que les hommes l’ont voulue telle ; un décret de la volonté l’a créée, un autre décret la peut transformer. Ni Hobbes ni Rousseau ne paraissent avoir aperçu tout ce qu’il y a de contradictoire à admettre que l’individu soit lui-même l’auteur d’une machine qui a pour rôle essentiel de le dominer et de le contraindre, ou du moins, il leur a paru que, pour faire disparaître cette contradiction, il suffisait de la dissimuler aux yeux de ceux qui en sont les victimes par l’habile artifice du pacte social.

C’est de l’idée contraire que se sont inspirés et les théoriciens du droit naturel et les économistes et, plus récemment, M. Spencer

Ni l’une ni l’autre de ces doctrines n’est la nôtre.

Sans doute, nous faisons de la contrainte la caractéristique de tout fait social. Seulement, cette contrainte ne résulte pas d’une machinerie plus ou moins savante, destinée à masquer aux hommes les pièges dans lesquels ils se sont pris eux-mêmes. Elle est simplement due à ce que l’individu se trouve en présence d’une force qui le domine et devant laquelle il s’incline ; mais cette force est naturelle. Elle ne dérive pas d’un arrangement conventionnel que la volonté humaine a surajouté de toutes pièces au réel ; elle sort des entrailles mêmes de la réalité ; elle est le produit nécessaire de causes données. Aussi, pour amener l’individu à s’y soumettre de son plein gré, n’est-il nécessaire de recourir à aucun artifice ; il suffit de lui faire prendre conscience de son état de dépendance et d’infériorité naturelles — qu’il s’en fasse par la religion une représentation sensible et symbolique ou qu’il arrive à s’en former par la science une notion adéquate et définie. Comme la supériorité que la société a sur lui n’est pas simplement physique, mais intellectuelle et morale, elle n’a rien à craindre du libre examen, pourvu qu’il en soit fait un juste emploi. La réflexion, en faisant comprendre à l’homme combien l’être social est plus riche, plus complexe et plus durable que l’être individuel, ne peut que lui révéler les raisons intelligibles de la subordination qui est exigée de lui et des sentiments d’attachement et de respect que l’habitude a fixés dans son cœur

Il n’y a donc qu’une critique singulièrement superficielle qui pourrait reprocher à notre conception de la contrainte sociale de rééditer les théories de Hobbes et de Machiavel. Mais si, contrairement à ces philosophes, nous disons que la vie sociale est naturelle, ce n’est pas que nous en trouvions la source dans la nature de l’individu ; c’est qu’elle dérive directement de l’être collectif qui est, par lui-même, une nature sui generis ; c’est qu’elle résulte de cette élaboration spéciale à laquelle sont soumises les consciences particulières par le fait de leur association et d’où se dégage une nouvelle forme d’existence

En résumé, à la plupart des tentatives qui ont été faites pour expliquer rationnellement les faits sociaux, on a pu objecter ou qu’elles faisaient évanouir toute idée de discipline sociale, ou qu’elles ne parvenaient à la maintenir qu’à l’aide de subterfuges mensongers. Les règles que nous venons d’exposer permettraient, au contraire, de faire une sociologie qui verrait dans l’esprit de discipline la condition essentielle de toute vie en commun, tout en le fondant en raison et en vérité.

Cours de philos. pos., IV, 262. Sociologie, III, 336. Division du travail, l. II, ch. III et IV. Nous ne voudrions pas soulever ici des questions de philosophie générale qui ne seraient pas à leur place. Remarquons pourtant que, mieux étudiée, cette réciprocité de la cause et de l’effet pourrait fournir un moyen de réconcilier le mécanisme scientifique avec le finalisme qu’impliquent l’existence et surtout la persistance de la vie. Division du travail social, l. II, ch. II, notamment p. 105 et suiv. Division du travail social, 52, 53. Ibid., 301 et suiv. Cours de philos. pos., IV. 333. Ibid., 345. Cours de philos. pos., 346. Ibid., 335. Principes de sociologie, I, 14, 15. Op. cit., I, 583. Ibid., 582. Ibid., 18. « La société existe pour le profit de ses membres, les membres n’existent pas pour le profit de la société… : les droits du corps politique ne sont rien en eux-mêmes, ils ne deviennent quelque chose qu’à condition d’incarner les droits des individus qui le composent. » (Op. cit., II, 20.) Voilà dans quel sens et pour quelles raisons on peut et on doit parler d’une conscience collective distincte des consciences individuelles. Pour justifier cette distinction, il n’est pas nécessaire d’hypostasier la première ; elle est quelque chose de spécial et doit être désignée par un terme spécial, simplement parce que les états qui la constituent diffèrent spécifiquement de ceux qui constituent les consciences particulières. Cette spécificité leur vient de ce qu’ils ne sont pas formés des mêmes éléments. Les uns, en effet, résultent de la nature de l’être organico-psychique pris isolément, les autres de la combinaison d’une pluralité d’êtres de ce genre. Les résultantes ne peuvent donc pas manquer de différer, puisque les composantes diffèrent à ce point. Notre définition du fait, social ne faisait, d’ailleurs, que marquer d’une autre manière cette ligne de démarcation Si tant est qu’elle existe avant toute vie sociale. V. sur ce point Espinas, Sociétés animales, 474. Division du travail social, l. II, ch. I. Les phénomènes psychiques ne peuvent avoir de conséquences sociales que quand ils sont si intimement unis à des phénomènes sociaux que l’action des uns et des autres est nécessairement confondue. C’est le cas de certains faits socio-psychiques. Ainsi, un fonctionnaire est une force sociale, mais c’est en même temps un individu. Il en résulte qu’il peut se servir de l’énergie sociale qu’il détient, dans un sens déterminé par sa nature individuelle, et, par là, il peut avoir une influence sur la constitution de la société. C’est ce qui arrive aux hommes d’État et, plus généralement, aux hommes de génie. Ceux-ci, alors même qu’ils ne remplissent pas une fonction sociale, tirent des sentiments collectifs dont ils sont l’objet, une autorité qui est, elle aussi, une force sociale, et qu’ils peuvent mettre, dans une certaine mesure, au service d’idées personnelles. Mais on voit que ces cas sont dus à des accidents individuels et, par suite, ne sauraient affecter les traits constitutifs de l’espèce sociale qui, seule, est objet de science. La restriction au principe énoncé plus haut n’est donc pas de grande importance pour le sociologue. Nous avons eu le tort, dans notre Division du travail, de trop présenter la densité matérielle comme l’expression exacte de la densité dynamique. Toutefois, la substitution de la première à la seconde est absolument légitime pour tout ce qui concerne les effets économiques de celle-ci, par exemple la division du travail comme fait purement économique. La position de Comte sur ce sujet est d’un éclectisme assez ambigu. Voilà pourquoi toute contrainte n’est pas normale. Celle-là seulement mérite ce nom qui correspond à quelque supériorité sociale, c’est-à-dire intellectuelle ou morale. Mais celle qu’un individu exerce sur l’autre parce qu’il est plus fort ou plus riche, surtout si cette richesse n’exprime pas sa valeur sociale, est anormale et ne peut se maintenir que par la violence. Notre théorie est même plus contraire à celle de Hobbes que celle du droit naturel. En effet, pour les partisans de cette dernière doctrine, la vie collective n’est naturelle que dans la mesure où elle peut être déduite de la nature individuelle. Or, seules les formes les plus générales de l’organisation sociale peuvent, à la rigueur, être dérivées de cette origine. Quant au détail, il est trop éloigné de l’extrême généralité des propriétés psychiques pour y pouvoir être rattaché ; il paraît donc aux disciples de cette école tout aussi artificiel qu’à leurs adversaires. Pour nous, au contraire, tout est naturel, même les arrangements les plus spéciaux ; car tout est fondé dans la nature de la société.

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