II. — La rupture diplomatique et la déclaration de guerre à la Serbie (25-28 juillet).

On pouvait croire la paix assurée, M. de Jagow reconnaissait lui-même, le 29 juillet, qu’« il voyait (dans la réponse serbe) une base de négociations possible ». Malheureusement, l’Autriche ne voulut pas se contenter du succès qu’elle venait de remporter. La note fut remise à 5 heures 25 du soir. Quelques instants après, le ministre d’Autriche rompait les relations diplomatiques. Il n’avait même pas pris le temps matériellement nécessaire pour procéder à un examen qui pouvait avoir de si graves conséquences. C’est donc qu’il avait l’ordre de rompre en tout état de cause. Cette rupture était, d’ailleurs, si conforme aux désirs du gouvernement et de l’opinion publique que la nouvelle en fut accueillie avec enthousiasme à Vienne comme à Berlin

Sur le moment même, l’Autriche n’éprouva pas le besoin de justifier sa détermination ; c’est seulement le 28 juillet qu’une note explicative, très brève d’ailleurs, fut remise à M. Bienvenu-Martin. Sur trois points essentiels, la réponse serbe était déclarée tout à fait insuffisante

On qualifiait de vain prétexte la raison que donnait la Serbie pour ne pas admettre, en principe, la participation de fonctionnaires austro-hongrois à la poursuite des partisans du complot qui résidaient en territoire serbe. L’Autriche, disait-on, a demandé cette coopération pour les « recherches de police » et non pour « les enquêtes judiciaires ». La Serbie a donc cherché une équivoque en substituant une expression à l’autre.

En second lieu, on déclarait que les mesures proposées pour mettre fin aux agissements de la presse équivalaient à un refus ; car les procès de presse sont rarement efficaces et, d’ailleurs, aucune date définie n’était fixée pour les innovations qu’on promettait d’introduire dans la législation.

Enfin, dans l’article relatif aux associations hostiles, si la Serbie promettait de dissoudre la Narodna Odbrana, elle s’abstenait volontairement d’envisager le cas où cette société se reformerait sous un autre nom

Mais il est difficile de ne pas voir quel écart énorme il y avait entre l’insignifiance de ces griefs et la gravité de la décision prise par l’Autriche.

Sur le dernier point notamment, les doléances autrichiennes étaient inexplicables ; car la Serbie s’était engagée à dissoudre, non seulement la Narodna Odbrana, mais « toute autre société qui agirait contre l’Autriche ». Le nom ne faisait donc rien à l’affaire.

En ce qui concerne les mesures à prendre contre la presse, l’Autriche, pour être fondée à qualifier de refus déguisé la proposition serbe, aurait dû tout au moins signaler quelque autre procédé légal qui fût plus efficace. Or, elle n’en indiquait aucun. Et on ne voit pas, en effet, comment il était possible de punir un acte jusqu’alors licite, sans une loi nouvelle qui l’érigeât en délit, ou comment des publications pouvaient être légalement confisquées si la Constitution interdisait cette confiscation. Ou bien l’Autriche demandait-elle à la Serbie d’agir illégalement et arbitrairement ?

La seule contestation sérieuse était donc celle qui concernait la collaboration des fonctionnaires austro-hongrois. Mais si la difficulté soulevée par la Serbie venait uniquement de ce qu’elle avait remplacé à tort le mot de « recherches » par celui « d’enquêtes », ne pouvait-on s’assurer d’abord, par des voies pacifiques, s’il n’y avait pas eu méprise de sa part, au lieu de recourir tout de suite aux armes pour trancher la question ?

Une démarche singulière de l’Allemagne. — À cette phase de la crise, l’attitude générale de l’Autriche et de l’Allemagne resta ce qu’elle était précédemment : nous en aurons, sous peu, la preuve. Cependant, l’Allemagne fit, à ce moment, une démarche singulière qui mérite d’être signalée.

Le 26 juillet, c’est-à-dire au lendemain de la rupture, M. de Schoen se présente chez M. Bienvenu-Martin et lui renouvelle la demande que l’Allemagne avait déjà adressée à Sir Ed. Grey. L’Autriche, dit-il, a fait savoir à la Russie qu’elle ne cherche pas d’agrandissement territorial ; elle veut seulement assurer sa tranquillité. La paix est, par conséquent, certaine, si la Russie s’abstient de toute intervention, c’est-à-dire si elle laisse l’Autriche infliger à la Serbie le traitement que celle-ci mérite. Que la France use donc de son influence à Saint-Pétersbourg dans ce sens, et elle sera entendue. « L’Allemagne, ajoute-il, se sent solidaire de la France dans l’ardent désir que la paix soit maintenue ». Et cette affirmation de solidarité fut renouvelée, avec insistance, à la fin de l’entretien

Le même jour, à 7 heures du soir, l’ambassadeur revient au ministère ; il se rend à la Direction politique et demande que, pour éviter des commentaires erronés, on envoie à la presse un communiqué sur l’entretien de l’après-midi. Il propose même de rédiger cette note dans les termes suivants : « L’Ambassadeur d’Allemagne et le Ministre des Affaires étrangères ont eu, pendant l’après-midi, un nouvel entretien au cours duquel ils ont examiné, dans l’esprit le plus amical et dans un sentiment de solidarité pacifique, les moyens qui pourraient être employés pour assurer la paix générale »

Naturellement, le Gouvernement français refusa d’accéder à une demande qui ne pouvait qu’induire l’opinion publique en erreur ; car, à supposer que l’Allemagne partageât les sentiments pacifiques de la France, les deux Gouvernements n’entendaient pas la paix de la même manière. L’Allemagne voulait qu’on agît exclusivement sur Saint-Pétersbourg afin que le cabinet de Vienne eût les mains libres ; la France ne pouvait se prêter qu’à une action qui s’exercerait sur Vienne et sur Saint-Pétersbourg à la fois. Mais alors, pourquoi demander une manifestation publique qui était si peu d’accord avec la réalité ? Ne cherchait-on pas à faire croire que la France marchait de concert avec l’Allemagne, et cela pour compromettre le Gouvernement français vis-à-vis de la Russie et désorganiser la double alliance ? De cette manière, en même temps qu’on isolait la Russie, on se préparait, par des assurances pacifiques qui n’étaient que verbales, une sorte de prétexte pour rejeter ensuite sur les deux alliés la responsabilité de la guerre, si elle éclatait, comme il était dès lors à prévoir.

Deux nouvelles tentatives de conciliation repoussées par l’Allemagne et l’Autriche. — Tandis que, par cette démarche ambiguë, l’Allemagne ne poursuivait que des intérêts particuliers, les Puissances de la Triple-Entente, soutenues par l’Italie, s’employaient activement au maintien de la paix. Les relations diplomatiques étaient rompues, mais la guerre n’était pas déclarée ; peut-être pourrait-on arrêter le conflit avant l’ouverture des hostilités.

Dès le début, Sir Ed. Grey avait, avec une parfaite netteté, précisé la position de l’Angleterre dans le débat.

Par elle-même, la guerre austro-serbe ne l’intéressait pas, et, si l’Autriche pouvait régler directement son affaire avec la Serbie, sans que la Russie intervînt, il y donnait les mains

Il était, d’ailleurs, particulièrement qualifié pour entreprendre ces négociations ; car l’absence d’obligations précises envers les parties en présence lui permettait d’apprécier la situation avec une parfaite impartialité. Il ne méconnaissait aucunement que l’Autriche pût avoir contre la Serbie de sérieux griefs

Sur tous ces points, l’entente était facile avec la Russie. Elle aussi reconnaissait que les motifs qui avaient déterminé l’Autriche se comprenaient parfaitement, que « certaines de ses demandes étaient assez raisonnables », mais qu’il y en avait d’autres qui étaient inexécutables, au moins immédiatement ; ce sont celles qui supposaient un remaniement des lois sur la presse et sur les associations. Il y en avait aussi d’incompatibles avec la dignité de la Serbie comme État indépendant

Deux moyens furent essayés pour arriver à ce résultat.

Reprenant, mais avec des précisions nouvelles, une idée qu’il avait exprimée dès le premier abord, Sir Ed. Grey proposa que les quatre grandes Puissances qui n’étaient pas directement intéressées au débat intervinssent comme médiatrices. Les ambassadeurs de France, d’Allemagne et d’Italie seraient autorisés à se réunir en conférence avec Sir Ed. Grey pour chercher de concert une issue ; mais il serait convenu que, pendant la durée des négociations, la Serbie, la Russie et l’Autriche « s’abstiendraient de toute opération militaire »

L’idée fut acceptée avec empressement par la France et par l’Italie

L’Angleterre fut vite fixée sur le sort de son projet : l’Allemagne refusa net de s’en occuper. Elle acceptait bien, en termes très vagues d’ailleurs, le principe général d’une médiation exercée par les quatre Puissances, mais ne voulait pas d’une conférence. Ce serait, disait-elle, faire comparaître l’Autriche et la Russie devant une sorte de cour d’arbitrage ; ce qui lui paraissait inadmissible. En vain, Sir Ed. Grey et l’ambassadeur d’Angleterre à Berlin répondaient qu’il s’agissait simplement de procéder à un examen privé et sans caractère protocolaire, au cours duquel on chercherait en commun ce qui pourrait être tenté

La proposition russe n’eut pas une meilleure fortune. Le Gouvernement allemand avait déclaré à plusieurs reprises qu’elle avait ses préférences ; et, en effet, il n’avait aucune raison de s’y opposer puisqu’elle n’engageait aucunement l’Allemagne

Au reste, ce même jour, se produisait l’événement qu’on voulait prévenir ou retarder. Après la rupture des relations diplomatiques, l’Autriche s’était bornée à mobiliser : elle laissait même entrevoir que les hostilités ne commenceraient pas tout de suite. Or, le 28, comme si l’on avait voulu couper court aux négociations qui se poursuivaient, la guerre était déclarée et les opérations militaires commençaient aussitôt

Aussi se demanda-t-on à quoi pouvait être due cette violente résolution, survenue au milieu de négociations qu’elle paraissait destinée à arrêter. Parmi les soupçons qu’elle inspire, écrivait, le 28, M. Paléologue, « le plus inquiétant est que l’Allemagne l’aurait poussée (l’Autriche) à l’agression contre la Serbie, afin de pouvoir elle-même entrer en lutte avec la Russie et la France, dans des circonstances qu’elle suppose devoir lui être le plus favorables et dans des conditions délibérées »

L. J., no 47 ; Cor. B. no 41. L. J., no 75 bis. Cette explication et celles qui suivent sont empruntées, non à la note reçue par M. Bienvenu-Martin, qui énonce les griefs autrichiens sans les justifier, mais au Livre Blanc (p. 23 et suiv.). La réponse serbe y est accompagnée d’un commentaire, d’origine autrichienne, qui a pour objet de démontrer que les concessions de la Serbie sont purement apparentes. L. J., no 56. L. J., no 57. L. J., no 62. Cor. B., no 10. Cor. B., no 6. Cor. B., no 24. Cor. B., no 17. Cor. B., no 44. Cor. B., no 5. Cor. B., no 90. Cor. B., no 46. L. O., no 25. L. J., no 54. Cor. B., no 55. Cor. B., no 36. Cor. B., nos 51, 49. Cor. B., nos 53, 55. Cor. B., nos 45, 67. L. J., no 74. L. J., no 74 ; L. O., no 49. L. O., no 38. L. O., no 32 ; Cor. B., no 56. L. J., no 82. Cor. B., no 61. L. O., no 50. Déjà avant la déclaration de guerre, les Autrichiens avaient tiré sur deux vapeurs serbes et les avaient endommagés : deux navires marchands serbes avaient été capturés par un monitor hongrois (Cor. B., no 65. Cor. B., no 64. L. J., no 83.

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