Nous arrivons au dénouement. Par suite de l’insécurité et de la défiance réciproque où vivaient tous les peuples d’Europe, la question de la mobilisation va se poser de nouveau avec une nouvelle acuité, et ce sera la guerre.
Le second ultimatum de l’Allemagne à la Russie. — L’Autriche n’avait encore mobilisé qu’une partie de ses troupes. Mais le 31 juillet, à la première heure, la mobilisation générale était décrétée : tous les hommes de 19 à 42 ans étaient appelés
À cette nouvelle, la Russie jugea naturel de prendre les mêmes précautions. Elle savait d’ailleurs que, depuis plusieurs jours, l’Allemagne se préparait à la mobilisation : la flotte de Norvège ralliait l’Allemagne ; les réservistes avaient reçu l’ordre de ne pas s’absenter (cf. plus haut, p. 11) ; les officiers absents étaient rappelés, les propriétaires d’automobiles invités à tenir leurs voitures à la disposition de l’autorité militaire ; d’importants mouvements de troupes avaient lieu du côté du golfe de Finlande, etc. Dans ces conditions, étant donnée surtout l’extrême lenteur avec laquelle se fait la mobilisation russe, il parut impossible d’attendre davantage : le 31 juillet, vers le milieu de la journée, la flotte et l’armée tout entières furent mobilisées
L’Autriche accueillit la nouvelle sans aucune objection : c’était juste le moment où, comme nous allons le voir, les relations des deux pays devenaient meilleures et, à partir de là, elles continuèrent à s’améliorer. Mais, à Berlin, la protestation fut véhémente et elle se traduisit immédiatement en actes. Déjà, à 12 heures de l’après-midi, l’Empereur Guillaume avait envoyé au Tzar un télégramme d’un ton très menaçant. Il n’y parlait pas encore de la mobilisation russe, mais se plaignait seulement de mesures militaires qui auraient été prises contre lui à sa frontière orientale. Il annonçait qu’il allait être obligé de prendre « les mêmes précautions défensives », et sans dire encore que la guerre en résulterait nécessairement, il faisait entendre qu’elle était inévitable si la Russie continuait à armer ; il en déclinait la responsabilité par avance et la rejetait tout entière sur l’Empereur Nicolas
Suivant un mot de M. de Pourtalès, si ce n’était pas encore la guerre, on en était tout près.
Nouvelle formule de transaction, acceptée de l’Autriche, repoussée par l’Allemagne. — Et cependant, à ce même moment, les négociations se poursuivaient en dehors de l’Allemagne et elles prenaient une tournure favorable qu’elles n’avaient pas eue jusqu’alors. N’étaient les menaces allemandes, on aurait pu croire la paix toute proche.
Nous avons vu (v. plus haut, p. 35) que, le 30 juillet, après la mobilisation partielle de l’armée russe, une conversation d’un ton très conciliant, avait eu lieu à Vienne entre le comte Berchtold et M. Schebeko. Mais nous n’avons pas encore rapporté les propos les plus importants qui furent échangés dans cet entretien. On ne s’était pas borné à se donner mutuellement des assurances pacifiques ; on avait abordé le fond du débat. Pour la première fois, on avait parlé du conflit austro-serbe et des moyens de le régler. Il fut entendu que l’on reprendrait officiellement les pourparlers que M. Sazonoff et M. Szapary avaient engagés à titre privé, et que le comte Berchtold avait interrompus, le 28, en refusant à son ambassadeur les pouvoirs nécessaires pour les continuer (v. plus haut, p. 27) : ce refus aurait été dû, disait le Ministre autrichien, à un malentendu, mais M. Szapary allait être immédiatement « autorisé à discuter quel accommodement serait compatible avec la dignité et le prestige dont les deux Empires ont un souci égal ». Jamais concession de cette importance n’avait été faite par l’Autriche. De son côté, d’ailleurs, l’ambassadeur russe assurait « que son Gouvernement tiendrait un compte beaucoup plus large qu’on ne suppose des exigences de la Monarchie » austro-hongroise
Juste à ce moment, l’Allemagne se plaint auprès de diverses Puissances que les efforts qu’elle fait, dit-elle, pour prêcher la paix et la modération à Vienne sont embarrassés et paralysés par la mobilisation russe contre l’Autriche
Une formule nouvelle, élaborée par l’Angleterre et la Russie, allait, d’ailleurs, faciliter à l’Autriche ce revirement.
Le 20, Sir Ed. Grey, en causant avec l’ambassadeur allemand, avait émis l’idée qu’il y aurait peut-être un moyen de rendre plus facilement acceptable le principe de la médiation : l’Autriche, aussitôt qu’elle aurait occupé une partie du territoire serbe, déclarerait « qu’elle n’avancera pas plus loin jusqu’à ce que les Puissances aient fait un effort pour s’interposer entre elle et la Russie »
L’Angleterre et la France acceptèrent sans hésiter cette nouvelle proposition. Que l’Autriche y adhérât à son tour, et l’ultimatum qui venait d’être adressé à la Russie se trouvait sans objet. L’Allemagne obtenait satisfaction, car la mobilisation russe devait s’arrêter d’elle-même, dès que l’Autriche aurait consenti les concessions qu’on lui demandait de faire. L’Autriche les consentit aussitôt et en prévint l’Allemagne
Sans doute, s’il s’exprimait, malgré tout, avec tant de réserve, c’est que le silence observé par son Gouvernement sur ces importantes négociations ne lui paraissait pas de très bon augure. Et en effet, cette formule, que tous les autres États trouvaient équitable, que les parties les plus directement engagées dans le conflit s’étaient empressées d’accepter, l’Allemagne l’écarta. En vain, le 1er août, l’ambassadeur anglais à Berlin s’appliqua à montrer à M. de Jagow ce qu’il y avait d’étrange dans la situation : le différend principal était entre l’Autriche et la Russie ; l’Allemagne n’intervenait que comme alliée de l’Autriche ; si donc les deux États intéressés étaient d’accord pour converser, et c’était le cas, il serait illogique que l’Allemagne mît obstacle à une solution pacifique, « si elle ne désirait pas la guerre pour son propre compte »
Mais au moment où cette conversation avait lieu, la mobilisation allemande était déjà décrétée (1er août).
Déclaration de guerre à la Russie. — Il n’est plus désormais question ni de la Serbie et du crime de Serajevo, ni de l’Autriche et de son ultimatum. L’Allemagne et la Russie restent seules face à face.
C’est le 1er août à midi qu’expirait l’ultimatum. La Russie jugea naturellement contraire à sa dignité de répondre, dans les limites de temps qui lui avaient été prescrites, à une injonction aussi hautaine. Cependant, l’Empereur Nicolas ne voulut pas laisser déclarer la guerre sans avoir fait, pour la paix, un nouvel et dernier effort. À peine le délai fixé était-il écoulé que, le 1er août à 2 heures de l’après-midi, il adressa à l’Empereur Guillaume le télégramme suivant : « Je conçois que tu sois obligé de mobiliser ; mais je voudrais avoir de toi la même garantie que je t’ai donnée
Le soir même, à 7 h. 10, la guerre était officiellement déclarée par l’Allemagne à la Russie. Dans la note que M. de Pourtalès remit, à cet effet, à M. Sazonoff, le seul grief invoqué était le refus de répondre à l’ultimatum allemand
On se demandera comment le Gouvernement allemand qui, le 20 juillet, ajournait son projet d’ultimatum parce qu’il craignait l’intervention anglaise, a pu, trois jours plus tard, passer outre à cette crainte. Ce n’est pas cependant que l’Angleterre ait changé d’altitude. Tout au contraire, le 30 juillet, Sir Ed. Grey télégraphiait à Sir E. Goschen pour lui confirmer que le marché, proposé la veille par le Chancelier en échange de la neutralité britannique, « ne saurait être accueilli un seul instant. Ce serait, disait-il, une honte pour nous de passer ce marché avec l’Allemagne aux dépens de la France, une honte dont la bonne renommée de ce pays ne se remettrait jamais »
Seulement, on ne prit pas ses paroles à la lettre. On ne crut pas que le Gouvernement anglais se reconnaîtrait des obligations, au moins morales, envers la France, mais on pensa, sans doute, qu’il voulait seulement garder les mains libres pour agir suivant les circonstances. Et comme Sir Ed. Grey répétait sans cesse que son attitude dépendrait avant tout de l’opinion publique, on se préoccupa de ménager cette dernière. Un grave déni de justice, un acte d’agression sans raison apparente pouvait l’émouvoir. Or, la déclaration de guerre que l’on méditait le 29 juillet avait évidemment ce caractère. Déclarer la guerre à la Russie parce qu’elle avait mobilisé contre l’Autriche, et cela alors que l’Autriche n’y trouvait rien à redire, c’était avouer qu’on voulait la guerre pour la guerre. On jouait donc un jeu dangereux en rompant dans ces conditions. Au contraire, une mobilisation générale de la Russie que l’on pouvait, avec un peu d’habileté, présenter comme dirigée explicitement contre l’Allemagne, était un motif plus spécieux et qui risquait moins de révolter les sentiments pacifistes de l’Angleterre. C’est pourquoi on préféra patienter. La patience était d’autant plus facile qu’il était aisé de prévoir, dès le 30
Déclaration de guerre à la France. — Qu’allait faire la France ?
Nul ne mettait en doute qu’elle remplirait ses devoirs envers son alliée. Mais, afin de bien faire éclater devant le monde la volonté arrêtée qu’avait l’Allemagne de faire la guerre à la France, le Gouvernement français s’interdit tout ce qui pourrait ressembler à un acte d’hostilité. En annonçant à nos ambassadeurs que la mobilisation française était décrétée, M. Viviani eut soin de les prévenir quelle constituait une simple mesure de préservation qui n’empêcherait pas le Gouvernement de poursuivre les négociations commencées
Mais l’Allemagne, elle, ne pouvait pas attendre. Le plan de son État-Major était de se jeter immédiatement sur la France, de la réduire à merci en quelques semaines pour se retourner ensuite contre la Russie. Il lui fallait donc aller vite. Elle patienta cependant le plus qu’elle put, espérant sans doute que la France finirait par prendre l’initiative de la rupture et lui épargnerait l’odieux de l’agression. Mais, le 1er août, l’ultimatum adressé à la Belgique était expiré, les hostilités allaient commencer, il n’était plus possible de différer davantage : aussi, à 6 h. 45 du soir, M. de Schoen venait-il au quai d’Orsay réclamer ses passeports et déclarer la guerre.
Il n’était pas très facile de motiver une déclaration que ne justifiait aucun conflit direct entre les deux pays. On se borna à alléguer que des aviateurs français avaient commis des actes d’hostilité en territoire allemand. L’un aurait essayé de détruire des constructions près de Wesel, d’autres auraient été aperçus sur la région de l’Eifel, un autre enfin aurait jeté des bombes sur le chemin de fer près de Karlsruhe et de Nuremberg. La manière même dont ces accusations étaient énoncées suffit à prouver qu’elles étaient de simples et pauvres inventions. Aucun témoignage n’était cité, aucune précision n’était donnée sur les endroits exacts où ces faits auraient eu lieu, sur leur date, sur la manière dont ils se seraient produits, sur la nature et l’étendue des dommages causés. Tous ces incidents étaient présentés comme s’ils s’étaient produits en dehors du temps et de l’espace, ce qui est la meilleure preuve de leur irréalité
Ces inventions étaient d’autant plus audacieuses que, dès le 2 août, M. Viviani avait signalé au gouvernement de Berlin des faits de guerre caractérisés qui avaient été commis par les troupes allemandes sur le territoire français. Elles avaient passé la frontière à Cirey ainsi que près de Longwy ; elles marchaient sur le fort qui porte ce dernier nom
Pour des raisons que nous ne chercherons pas à déterminer, l’Autriche-Hongrie ne crut pas devoir procéder comme son alliée : elle ne déclara pas la guerre à la France. Il en résulta une situation paradoxale : l’ambassadeur d’Autriche restait notre hôte, tandis que les troupes autrichiennes étaient sur notre frontière. Le 10 août, le Gouvernement français fit cesser ce paradoxe en rappelant M. Dumaine ; M. de Scézsen demanda alors ses passeports.
Mais il y eut un membre de la Triplice qui refusa de se ranger du côté de l’Allemagne : ce fut l’Italie. Dès le début, elle avait blâmé l’ultimatum autrichien. Pendant les négociations, elle avait appuyé les efforts de la Triple-Entente en vue de la paix. Aussi, dès le 1er août, le marquis de San Giuliano avait-il averti l’ambassadeur allemand à Rome que « la guerre entreprise… ayant un caractère agressif, ne cadrant pas avec le caractère défensif de la Triple-Alliance, l’Italie ne pourrait participer à la guerre »