§1.—Nous arrivons au personnage principal du drame dont les Principautés moldo-valaques ont été le théâtre pendant le XVIIIe siècle. Tel un Tartufe qui n’apparait que vers le milieu de la pièce, après avoir fait assister les spectateurs à tout le désordre créé par lui, à toutes ses machinations préparées dans l’ombre, tel nous l’avons vu déjà dans la misère du paysan, dans la corruption de l’aristocratie, dans la misère et la corruption du clergé. Le personnage dont nous allons achever le portrait n’a plus grand’chose à nous apprendre lui-méme sur son propre compte.
On appelle en Roumanie le XVIIIe siècle, le siècle des « Hospodars grecs »ou le siècle des « Phanariotes ». Pour les voyageurs du siècle dernier, le nom seul avait déjà une signification défavorable. Pour les Roumains d’aujourd’hui qui s’occupent d’histoire, c’est bien pis encore. Pour les gens du peuple, pour tous ceux qui ne savent et ne sentent les choses du passé que par la tradition léguée de père en fils, le terme « Phanariote », devenu nom commun, enveloppe les pires défauts qu’on puisse imaginer. Les essais de réhabilitation de quelques hospodars de l’Ancien Régime tentés de nos jours sont restés sans succès et ne s’expliquent que par le curieux esprit de contradiction qui règne de temps en temps en histoire : les souffrances de toutes sortes que ces princes ont fait subir au pays ont laissé une trop vive empreinte dans le cœur du peuple et les noms de « Phanariote » et de « Grec » resteront éternellement odieux à tout Roumain. Le résultat de nos recherches nous semble prouver que ce ressentiment n’est que trop fondé. — Les seules excuses qu’on pourrait alléguer eu faveur des Hospodars grecs sont : leur situation précaire en Turquie, qui devait avoir les mêmes conséquences que celle des boyars dans les Principautés mêmes, — et surtout le fait que les Grecs n’ont pas été les seuls mauvais maîtres des Principautés. De temps en temps, on voit, comme par un oubli de la Porte, un prince né de parents roumains monter sur le trône. Or si jamais le système phanariote de spoliation et d’humiliation du pays a été mis en pratique avec une rigueur excessive, ce fut à coup sûr sous ces hospodars indigènes. Pendant cette longue période de crise des Principautés, qui remplit le XVIIIe siècle, on trouve quelquefois des princes non pas meilleurs mais moins mauvais, ou plutôt moins profondément détestables: ils fondent des écoles, mauvaises, à la vérité, et destinées à helléniser le pays, mais ce sont des écoles ; — ils font rédiger des codes de loi qui, à la vérité, fixent les dispositions, prises contre le paysan, mais ce sont des codes de lois; — enfin, on en trouve qu’on effleuré les rêveries humanitaires” —ils ne les ont appliqués que d’une manière gauche et parfois contradictoire, ou ils ne les ont même pas appliquées du tout, mais, du moins, ils ont des „rêves humanitaires” : tous ces hospodars-là ont été des Grecs. Dans la nuit obscure du XVIIIe siècle, brilleront toujours d’un faible éclat les noms de N. Mavrocordat (1716-1730), qui sauva ses sujets des cruautés des Turcs et qui, bien qu’il fût le premier hospodar phanariote, ne pilla point le pays; — de Al. Ypsilanti (1774-1782) qui fit venir des étrangers pour rédiger, sous sa direction, un code de lois et qui organisa, du mieux qu’il put, l’enseignement grec dans les Principautés; — de N. Mavrogheni (1786-1788), prince d’esprit, à vrai dire, peu équilibré, à ce que disent les contemporains, mais qui avait des « tendances démocratiques” pillait plutôt les boyars que les paysans, et qui, dans les procès entre boyars et gens du peuple, rendait des jugements que les pauvres goûtaient fort et qu’ils appelaient « mavroghenesques » — Au contraire, on se rappellera toujours avec horreur M . Rac o viță (1716-1727), prince indigène, qui osa prendre son premier ministre non pas parmi les Grecs, mais parmi les Turcs mêmes (ce fut le fameux Haçan-Hagi-Osmanoglu, de triste mémoire); —les deux autres Racoviță, Constantin (1749-1753), en Moldavie; 1753-1756, enValachie) et Ștefan (1764-1765, en Valachie), de tous les hospodars ceux qui amenèrent de Constantinople le plus grand nombre de Grecs; — I . Callimaki (1756-1761, en Moldavie), fils d’un petit boyar du pays, élevé à Constantinople, qui, une fois nommé grand drogman, renia tout rapport avec son pays et se donna un nom grec.
Il est vrai que ces hospodars roumains, qui gouvernent selon les principes apportés par les Phanariotes, sont tous de la première moitié de cette époque d’infortune qui s’écoule de 1711 à 1881. Plus tard, ils trouveront dans les hospodars étrangers qui se succéderontavec une rapidité invraisemblable, à l’exclusion presque complète des indigènes, des imitateurs ou même des maîtres en corruption , bien dignes de baptiser de leur nom odieux le siècle des Phanariotes.
§ 2 — Quels sont ces hospodars étrangers ? comment se trouvent-ils à la tète des Principautés ? où ont-ils pris ce système l’administration qu'ils appliquent et qu’ils inculquent aux Moldo-Valaques ? — Pour y répondre, il faut revenir encore un instant en arrière
Les trahisons des boyars roumains, que nous avons décrites dans le chapitre précédent, devinrent bientôt à Constantinople comme une tradition et le nom de « raïas moldaves et valaques » y devint synonyme de traîtres. Mais, au-dessus des boyars, il veut toujours dans les principautés un pouvoir, presque constamment en opposition avec la Turquie : ce fut le pouvoir princier lui-méme. L’intérêt personnel du Prince se confondit, par la force des choses, avec celui de la Principauté qu’il administrait. Une fois en possession de son trône, il s’efforçait de desserrer, autant que possible, les liens qui rattachaient à la puissance suzeraine, et l’empêchaient de se conduire à sa guise. C’était en même temps chercher à rendre l’indépendance au pays et a le doter d’une monarchie héréditaire, c’est-à-dire porter remède aux deux plus grands maux dont souffraient les Principautés : la dépendance d’une puissance barbare, à l’extérieur, les guerres intestines, à l’intérieur. Les premiers de cas princes osèrent se déclarer ouvertement contre la Sublime Porte : c’est ce qu’on pourrait appeler l’époque héroïque des Roumains, les XVe et XVIe siècles; puis, le pays s'affaiblissant de plus en plus, à la suite des guerres intestines, tandis que les ennemis multiples qui le cernaient de toutes parts devenaient plusforts, et le Turc d’autant plus exigeant, les princes se mirent à agir secrètement contre leurs maîtres de Constantinople. Si l’on peut dire qu’il n’y eut point, pendant la première période, un prince vaillant qui n’ait fait partie ouvertement d’une ligue européenne contre les Turcs, ou qui ne se soit soulevé contre eux de son propre mouvement. — on peut dire également qu’il n’y eut guère de prince sage, pendant la deuxième période, qui n’ait adhéré en secret, à une combinaison diplomatique quelconque contre la Turquie. Les Turcs en furent informés presque toujours par les ennemis de ces princes. C’est pourquoi ni boyars, ni princes indigènes ne leur inspirèrent plus aucune confiance. Ils profitèrent de chaque trahison soupçonnée pour révoquer le Prince, pour le punir parfois d’une façon exemplaire, pour faire sentir, en tout cas, de plus en plus leur autorité dans les deux Principautés. Déjà, en 1460, un deuxième traité conclu avec la Valachie est loin de ressembler à une simple convention, comme celui qui avait été conclu soixante ans auparavant. C’est plutôt une série de prescriptions dictéespar un maître. Les anciennes conditions de vassalité commencèrent à sembler peu supportables aux deux parties : aux vaincus pour les avoir acceptées, aux vainqueurs, pour ne les avoir pas faites plus lourdes. On peut dire que, après les luttes intérieures pour le trône, le fait capital l’histoire roumaine, ce sont les efforts des princes pour se débarasser du joug étranger, et ceux des Turcs pour le rendre de plus en plus dur. D’un bout à l’autre de l’histoire roumaine, les boyars conspirent contre le prince, et le prince conspire contre la Turquie. Les derniers de ces princes furent, au commencement du XVIIIe siècle, Démètre Cantemir, qui se déclara brusquement pour les Russes, quand ils passèrent pour la première fois en Moldavie (1710) et Constantin Brâncoveanu en Valachie qui négocia en secret avec les Autrichiens, ennemis de la Turquie, quelques années plus tard (1714). Le premier réussit a se sauver en Russie, où l’attendait un sort brillant, lui et toute sa descendance. L’autre fut amené à Constantinople, où on le décapita avec toute sa famille.
En même temps croissait, dans les Principautés et en Turquie, l’influence des Grecs. Nous les avons vus exercer une grande influence sur les affaires religieuses en Moldavie et en Valachie, s’y emparer, peu à peu, an nom des « Saints Lieux », des « Couvents dédiés ». Mais la religion ne fut pas leur seul chemin poor parvenir. Leur gloire passée, associée au souvenir récent de leurs souffrances en Turquie, les fit bien accueillir par les princes et les grands boyars, amoureaux de la gloire et hospitaliers. Puis ils témoignèrent de qualités d’esprit réelles, surtout une finesse et un esprit pratique, qui les mettaient bien au-dessus des indigènes. Ils accaparerent peu à peu tout le commerce des Principauéts et on les vit se mêler des affaires politiques. Bien avant le siècle qu’on nomma celui des « Grecs phanariotes », on vit des Grecs devenus boyars, intriguer pour le trône et y parvenir : ainsi, en 1666, Duca-Vodă; en 1667, Iliaș-Vodă, qui ne savait même pas la langue du pays; en 1674, Démètre Cantacuzène; en 1676, Antoine Husset, dont le véritable nom était Kirița-Draco. Avant même la nomination du premier Hospodar phanariote, les Grecs étaient déjà tout puissants dans les Principautés. C’est ce que témoigne cette apostrophe que leur adresse de Venise un de leurs compatriotes, le métropolitain Mathieu Pogoniani :
Mais vous autres boyars grecs, qui vivez à la cour et faites le commerce dans ce pays, gardez vous bien de commettre des injustices; n’importunez pas les Roumains par votre insatiable avidé, ne dépouillez pas le pauvre, car Dieu est au ciel, et son oeil est ouvert sur vous; ne convoitez pas les épargnes du Roumain, car Dieu et le Saint le Saint a des yeux en grand nombre; l’injustice ne saurait se soustraire à sa punition. Vous exercez votre tyrannie sur les Roumains et votre avidité insatiable rend les Grecs tellement odieux à cette nation, qu’elle ne peut les voir, même en peinture...
En même temps qu’ils envahissaient les Principautés, les Grecs gagnaient aussi du terrain à Constantinople, grâce à une circonstance toute particulière qui les rendait indispensables à la Turquie. On sait que le Koran défend aux Turcs d’employer d’autres langues que celle des peuples convertis à la religion musulmane: c’est du moins ce que prétendent les historiens grecs aussi bien que les historiens roumains. Toujours est-il que, dès le milieu du XVIe siècle, les Grecs, en vertu de leur esprit de finesse et de leur aptitude à apprendre les langues étrangères, se virent chargés en Turquie de la délicate mission de servir d’interprètes (drogmans), entre le cabinet turc et les puissances étrangères, et même de la mission plus délicate encore de négocier les traités. Ils acquirent ainsi une importance toujours plus grande dans la conduite des affaires de l’Empire ottoman et surent en tirer bientôt tout le profit possible.
Le premier grand drogman de la Porte fut Panaïote Nicousias (1665-1673) le second fut Alexandre Mavrocordat l’Exaporite, homme instruite et habile, qui fut chargé par les Turcs des négociations épineuses de ta paix de Carlovitz (1698), où il mena, paraît-il, une conduite traîtresse, qui fit perdre la Transylvanie à la Turquie. Néanmoins, il sut si bien captiver la confiance de ses maîtres, qu’il devint le fac totum de la politique ottomane.
En 1710, il fit nommer prince de Moldavie son fils Nicolas Mavrocordat, et en 1715, lors de la trahison évidente du prince Brâncoveanu, le fit transférer en Valachie. Il sut même persuader les Turcs que nommer dorénavant des Grecs dans les deux Principautés serait le seul moyen de s’assurer leur fidélité, et il resta dorénavant de tradition que les hospodars de Moldavie et de Valachie fussent pris parmi les Grecs les plus notables de Constantinople. Les Turcs avaient d’abord songé à transformer les deux Principautés en simples « pachaliks», mais la combinaison phanariote valait mieux : les boyars murmuraient déjà dans les Principautés; une révolution indigène aurait pu attirer l’attention de l’Autriche ou de la Rassie; — de plus, dans une contrée turque, il est fort difficile d’augmenter les impôts; les Phanarioles allaient faciliter la tâche dans les deux provinces, le « raïas » qu’ils allaient administrer. —- Il resta aussi de tradition que les nouveaux administrateurs (hospodars) fassent des anciens drogmans de la Porte : les Principautés furent désormais considérées comme un avancement, comme one sorte de récompense des services rendus à la Turquie.
§ 3 — Le premier hospodar phanariote, Nicolas Mavrocordat, qui régna de 1711 à 1730, fut, relativement, un prince assez honnête et assez capable. Par le temps assez long qu’il passa dans les Principautés, par sa conduite, qui le sépare des autres hospodars qui suivirent, il forme à lui tout seul une première phase des règnes phanariotes, que l’on pourrait appeler, par comparaison avec ce qui suivit, la phase heureuse. Turquie et Principautés n’eurent pas beaucoup à se plaindre de lui, surtout la première. Dans la guerre qui surgit, pendant ce règne entre la Turquie et l’Autriche, il ne balança point un seul instant : il se déclara pour la Turquie, prit part à la guerre et, peut-être, cette altitude belliqueuse du premier Hospodar constitue encore un trait qui le sépare de ses successeurs. De retour de Brasov (Kronstadt), où il fut fait prisonnier par les Autrichiens, il obtint des Turcs le pardon des boyars qui avaient trahi et de ceux qui avaient suivi Démètre Canternir. Loin de piller le pays, il supprima ou réduisit les impôts; il parait même qu’un déficit s’étant produit dans le budget de la Valachie, il prêta de l'argent au pays... Il défendit le bas peuple contre les marchands turcs.
Ce ne fut que plus tard qu’on reconnut les bienfaits de ce premier règne phanariote : les boyars contemporains ne purent pardonner son origine au Hospodar, qui, du reste, nu fit rien pour la faire oublier ; il s’entoura de boyars grecs, organisa l’« Académie grecque » et y fit venir des professeurs grecs, il encouragea les moines grecs et nous avons déjà montré comment il sut s’y prendre, pour dépouiller, à leur profit, les indigènes. Enfin, dans sa haine contre l’aristocratie et surtout contre l’aristocratie indigène, il ne se contenta pas de la soumettre à l’impôt, il supprima l’« Assemblée nationale » des boyars, qui contrôlaient et conseillaient en quelque sorte les anciens princes indigènes.
Mais bientôt on s’aperçut que l’élément paysan ne possédait pas et ne pouvait pas posséder d’influence dans les Principautés, que les boyars du pays étaient très puissants et très naïfs, que le pays était très riche. On pouvait donc faire tout ce que l’on voulait dans les deux Principautés, à condition de faire les intérêts et la vanité de l’aristocratie. Cette aristocratie avait du reste perdu son caractère sous Nicolas Mavrocordat par l’introduction en masse d’éléments grecs. On s aperçut de plus que, des deux Principautés, la Valachie était bien plus riche que la Moldavie. Dès lors, les deux provinces devinrent le but des convoitises de tous les riches habitants du Phanar, et parmi eux le mot d'ordre fut la chasse aux Principautés. Des marchands grecs, plus nombreux que jamais, vinrent s’établirà à Bucarest, à Jassy, dans les principales villes. Tout le Phanar et toute Grèce remuèrent. « Là-bas, au delà du Danube, dans Ia province la plus septentrionale qui appartint au Grand Turc, on venait de découvrir comme un pays réservé depuis longtemps aux Grecs, dû aux Grecs, une sorte de nouvelle Grèce, où l’on pouvait, sous des hospodars de race grecque, devenir boyar, riche ; dans cette nouvelle Grèce, ou plutôt dans cette sorte d’Amérique nouvelle, dans ce « Pérou des Grecs », comme l’appelèrent bientôt les Phanariotes et leurs compatriotes, on était plus libre que dans tout le reste de la Turquie, plus chez soi qu’à Constantinople, que dans toute la Thessalie ou l’Attique, que dans toutes les îles de l’Archipel... » Pourtant, les premiers hospodars qui succédèrent à Nicolas Mavrocordat, son fils Constantin Mavrocordat et Grégoire Ghica tinrent bon; ils surent écarter presque tous les autres compétiteurs des Principautés pendant une dizaine d’années. Il est curieux de voir surtout comment Constantin Mavrocordat sut s’y prendre dans cette affaire, comment il sut adapter à sa propre expérience et à ses intérêts la politique de son père : comme lui, il témoigna de la sympathie au bas peuple, ...en faisant sa fameuse « réforme »; et si son père avait supprimé l’Assemblée nationale », pour plaire à la Turquie et pour s’affermir, il supprima la milice nationale, pour atteindre les mêmes résultats, et aussi pour s’enrichir. On eut dès lors l’instinct que, pour se maintenir dans les Principautés, il fallait d’un côté soutenir, par de l’argent, son crédit auprès du Sultan, auprès du Grand Vizir, auprès des autres puissants du jour à Constantinople; et de l’autre affaiblir de plus en plus les Principautés, pour y rencontrer le moins de résistance possible et y faire au mieux ses affaires. Au fond, tout se réduisait à cette dernière opération, car, en faisant ses propres affaires, on trouvait en même temps le moyen, de se gagner tout le monde à Constantinople.
Pendant que les premiers successeurs de Nicolas Mavrocordat faisaient à Bucarest et à Jassy l’expérience du gouvernement et roulaient dans leur esprit les combinaisons qui auraient pu les y maintenir le plus longtemps possible, les Turcs, parfaitement instruits de ce qui se passait dans les deux cours, par les ennemis des hospodars, c’est-à dire leurs compétiteurs, tâchèrent eux aussi de tirer de la situation les plus grands avantages possibles. Si les Phanariotes s’enrichissaient aux dépens de leurs administrés les grands personnages du gouvernement ottoman tâchèrent de s’enrichir aux dépens des hospodars phanariotes. Ils inventèrent une taxe que devait payer le grand drogman à son avancement au hospodariat; cette taxe qu’ils appelèrent le „mucarel” devait être renouvelée tous les trois ans. Puis ils feignirent de prêter l’oreille à toutes les dénonciations, et firent surtout comprendre que leurs oreilles ne se fermaient qu’avec l’or; enfin les Turcs exigèrent une taxe plus forte pour la principauté de Valachie, qu’ils commencèrent à considérer comme un avancement... payé, pour le prince de Moldavie; avant d’inaugurer leur système de nommer et de destituer presque tous les ans les Hospodars, ils essayèrent d’abord celui de les déplacer sans relâche de Bucarest à Jassy et de Jassy à Bucarest: le hospodar de Jassy devait payer aux grands dignitaires de Constantinople sa reconnaissance pour son avancement, celui de Bucarest devait leur payer la grâce qu’ils lui avaient accordée de ne pas le priver tout à fait de principauté. Le tableau suivant nous montre l’inauguration du système, pendant les dix années qui suivent Nicolas Mavrocordat :
Valachie | Moldavie |
C. Mavrocordat | Gr. Ghica |
1731-1733 | 1727-1733 |
Gr. Ghica | C. Mavrocordat |
1733-1735 | 1733-1735 |
C. Mavrocordat | Gr. Ghica |
1735-1741 | 1735-1741 |
A partir de ce moment, ces deux hospodars ne purent plus tenir tête à leur compétiteurs de Constantinople, toujours plus nombreux et plus puissants. Ceux-ci étaient plus près du Sultan, pouvaient agir plus directement sur lui que le hospodar en place à qui il fallait bien du temps et encore plus d’argent pour dissiper les accusations. Puis on imagina de recourir à de riches marchands ou banquiers grecs de Constantinople: on leur promettait des titres de noblesse, des fonctions, des terres, de riches marriages pour eux et leurs enfants. Parents, amis, créanciers, tout se mettait en branle. A partir de ce moment, le système se continua de la sorte. Les deux Hospodars eurent à lutter non plus seulement contre les nombreux compétiteurs de Constantinople; il s’agissait non seulement comme auparavant de satisfaire sa vanité et celle de toute sa famille, de mettre en place le plus d’amis et de compatriotes possible, — mais de refaire d’abord sa fortune ruinée, de contenter les nombreux créanciers qui vous avaient fait parvenir au trône et qui venaient vous accompagner, pour la plupart, dans la Principauté, de tenir tête surtout aux nombreux compétiteurs et ennemis lointains, qui convoitaient votre place et qui épataient, par des agents, le moindre de vos mouvements, la moindre de vos paroles...
Les revenus officiels, réguliers des hospodars, qui étaient de trois cent mille le en Moldavie, de six cent mille en Valachie, (sommes fabuleuses pour l’époque), furent bientôt loin de satisfaire à leurs besoins. En encaissant cette liste civile, des leur arrivée, ils ne croyaient toucher qu'un faible acompte de ce que la Principauté leur devait.
Les impôts sur le gros bétail, sur les brebis, les abeilles, les moulins vinrent grossir leurs revenus. Il y avait encore les douanes, les saline. Puis l’impôt sur l’exportation des porcs. Puis la capitation sur les tziganes « esclaves de l’Etat », qui parcouraient le pays, en divertissant les gens ou en travaillant.
Ceci ne constituait encore qu’une faible partie de leurs revenus. Nous connaissons déjà le système des places et des rangs, qui permet d’exploiter le boyar en flattant sa vanité; mis que les hospodars avaient l'habitude de faire passer par tous les grades les fonctionnaires et les « simples boyars» : tel postelnic ne pouvait être fait d’un coup ban de Craiova, mais il y arrivait, peu à peu, en payant à chaque grade intermédiaire; ajoutons enfin que les nobles étaient obligés de renouveler leur rang à l’avènement de chaque hospodar, ce qui se payait encore. Telle était la deuxième source de revenus pour un hospodar. Il y en eut une troisième. Dans un pays où se commettait tant d’injustices, où les boyars n’avaient rien à faire et étaient d’humeur plutôt acariâtre, le nombre des procès ne pouvait que devenir toujours plus considérable.
Ceci devint une des grandes sources de revenus des hospodars. Ils découvrirent qu’il n’y avait pas de texte de loi précis, ce qui existait, comme loi, était un mélange curieux de l’« usage de la terre », de lois byzantines et de code romain. Par une imitation facile des pro-consuls romains et des pachas musulmans, les hospodars se réservent le le droit de juger en dernière instance. Enfin, ils établirent que la sentence de chaque hospodar pouvait être renouvelée, à l’infini, par ses successeurs. Deux fois dans le siècle, les hospodars phanariotes essayèrent de formuler des codes de loi qui sans doute auraient pu être des véritables bienfaits pour le pays, mais comme ils ne voulaient renoncer par ces lois à aucun de leurs bénéfices, ils évitèrent toujours de les formuler de façon précise. Ainsi, après la publication du code d’Alexandre Ypsilanti, en 1774, un chroniqueur du temps s’exclame: „On nous donna comme des lois en peau : chacun peut les tirer du côté où il veut”. En 1816, le hospodar Caragea revisa ce code, ou plutôt en fit un autre qui fut un véritable chef d’oeuvre de duplicité. Quinze ans plus tard, le général Kisselev, alors président des Divans des Principautés danubiennes, demandait à un des anciens rédacteurs de ce code pourquoi il était si obscur, si embarassé: — C’est par l’ordre du prince Caragea qu’il a été rédigé ainsi, lui fut-il répondu. Enfin, il nous reste à mentionner la quatrième source de revenus de ces hospodars, la plus importante de toutes. Ils inventèrent de confondre la caisse des Principautés avec leur caisse particulière. Ils encaissaient tout le revenu du pays, et c’étaient eux qui faisaient les „dépenses nécessaires au pays”, une fois déduits l’impôt dû aux Turcs et leur traitement annuel. Ils étaient tellement habitués à considérer les Principautés comme une ferme, que, pour se faire nommer à Constantinople, et pour trouver, dans ce but, de l’argent chez les banquiers, ils hypothéquaient d’avance les revenus de la capitation, des salines, des douanes. C’était une manière de ne rien compromettre de leur avoir particulier: le pays où le marchand créancier avaient seuls quelque chose à perdre dans cette combinaison. On demandait au prince Constantin Mavrocordat, en 1754, pourquoi il ne voulait accorder ce qu’on lui demandait pour obtenir la principauté. — Le pays est trop épuisé en ce moment-ci, répondit-il. Tel un fermier, quand la saison est trop mauvaise, refuse de renouveler son bail pour une terre trop ingrate...
C’est par de tels moyens que les hospodars réussissaient souvent à tenir tête à tous leurs ennemis lointains et à contenter tous les amis qui les entouraient. Mais ce n’est là encore que le système général, le Phanariote que nous venons de dépeindre n’est que le Phanariote type. Chacun d’eux a encore des moyens a lui pour extorquer encore plus d’argent aux habitants. C’est surtout dans la dernière période, après la Révolution française, qu’il faut chercher les plus modèles de ces exploiteurs qui ont réussi à se distinguer dans la série même des Phanariotes par l’impudence et la cruauté de leurs rapines. — Voici, par exemple, le Hospodar Hangherliu qui ne régna qu'un an (1798-1799); et qui fut tué par ordre des Turcs, pour trahison : il redoubla pendant son court passage au pouvoir tous les impôts qu’il avait trouvés dans le pays; il osa revenir sur un impôt, aboli depuis longtemps, l'impôt très lucratif sur le gros bétail. Comme le Divan s'y opposait, il proposa de changer tout simplement le nom de l’impôt et, fort de quelques signatures, il donna d’ordres sévères pour qu’on le perçût dans un délai de quinze jours... Au milieu d'un hiver affreux, on vit, d’un bout à l’autre de la Valachie, des fonctionnaires princiers, des Arnautes, des Grecs, des Turcs, parcourant les villages et faisant violence aux habitants. Ce fut presque une guerre intestine. Des paysans osèrent pour la première fois se révolter, tenirtète aux gardes. Mais ils furent torturés, et beaucoup d’entre eux tombèrent sous les coups. Exaspérés, un grand nombre pénétrèrent dans la capitale et arrivèrent jusque sous les fenêtres du Hospodar. Ce fut le Hospodar qui leur cria furieux : « Payez les impôts et l’on ne vous tuera plusI »... Heureusement, avant les quinze jours écoulés, il fut tué par ordre de la Sublime Porte...
Les habitants se souvinrent longtempsde de cetle levée exorbitante de l’impôt du gros bétail appelé « văcărit », on s’en servit comme d’une date et l’on commença a compter les années àpartir du « văcărit de Hangherliu »...
Pourtant les pauvres habitants n’eurent rien à gagner à la mort du tyran. Son successeur Alexandre Moruzzi (1799-1801) fut un autre exemple caractéristique du régime phanariote. La Sublime Porte, pour faire croire aux habitants que c’était dans leur intérêt qu’on avait tué le Hospodar, ordonna la cessation de toute levée d’impôt. Des fonctionnaires firent les levées tout de même, à leur profit. Le hospodar Alexandre Moruzzi punit tous ces fonctionnaires, les fit emprisonner et mettre à la torture jusqu’à ce qu’ils eussent rendu les sommes encaissées, qui entrèrent, bien entendu, dans le trésor du Hospodar... Le même Moruzzi, quelques années auparavant, pendant une mauvaise récolte, avait imaginé d’acheter de force tout le blé du pays, au prix de sept lei la kila et de le revendre ensuite aux habitants pour quarante le i, en leur défendant expressément d’en acheter ailleurs.
Même système pour le maïs, dont le paysan fait presque son unique nourriture. Puis, sous prétexte qu’il y avait de la famine dans lepays, il avait emprunté de l’argent à droite et à gauche sans faire exception pour les couvents, pas même les « couvents dédiés ». — L’année et le mois où il profitait de la famine du pays étaient juste ceux où l’on décapitait en France le roi Louis XVI! — Quelle punition méritait le hospodar Alexandre Moruzzi ? Son successeur M. Șouțo (1801-1802) fut un troisième type dans la série des derniers princes phanariotes. Ce n’est point un hiver rigoureux ni une grande famine qui caractérisent son règne : ce fut l’invasion dans la Principauté des troupes révoltées fu fameux pacha de Viddin, Pasvan-Oglou. Les Turcs, sachant que le pays épuisé avait adressé une supplique au tsar Paul Ier pour Ie délivrer de cet envahisseur cruel, envoyèrent à Michel Soutzo uno armée contre le rebelle et l’argent nécessaire le payer. Celui-ci trouva bon de ne rien payer, de laisser les soldats turcs s'abattre sur le pays en même temps que les troupes de Pasvan-Oglou, et de s’enfuir, en emportant l’argent de la défense avec lui!
Aucun nom ne saurait mieux représenter le régime phanariote tout entier, avec ses rapines, avec ses cruautés, avec ses ruses, avec ses impudences que celui de l'avant-dernier des hospodars phanariotes, I. Caragea (1812-1818). Tous les chroniqueurs du temps, tous ceux qui l'ont approché, indigènes ou étrangers, ou qui ont seulement, de son vivant, entendu parler de lui, sont d'accord pour le traiter dle la « dernière des canailles ». Après avoir fait massacrer à Choumla un Moruzzi, son rival au treône de Valachie, après avoir fait battre cruellement ou exiler tous les gens du pays qu'il soupçonnait penser du mal de lui, il trouva moyen, outre les cadeaux magnifiques et continuels qu'il envoyait en Turquie, outre le paiement de tous ses fonctionnaires, de dépenser annuellement, dans le pays, de trois à quatre millions de piastres. Pour y arriver, il observa scrupuleusement, sans jamais faire la moindre exception, la règle de n’accorder les fonctions que pour un an, il inventa de mettre les fonctions à l’encheère, au commencement de chaque année, et de ne les donner que pour argent comptant. La première année de son règne, l’impôt fut à son taux ordinaire, puis il augmenta petit à petit : des historiens nous disent qu’il arriva à être, vers la fin de son règne, huit fois plus considérable qu’auparavant. Les droits d'octroi, qui n'étaient perçus que dans les villes, furent appliqués par lui aux villages. Les salines et les douanes tarent affermées dix fois plus cher que d’habitude. Pendant les six ans de son règne, on créa plus de quatre mille boyars. La Turquie, forcée par la Russie, avait renoncé pour deux ans au tribut des Principautés: Caragea le fit lever néanmoins a son profit. Puis comme les intrigues des ennemis de toutes sortes qu’il pu suscités rendaient son séjour dans les Principautés impossible et que sa tête était en jeu à Constantinople, il s’enfuit en Italie,... emportant avec lui la caisse des Principautés! En six ans, il avait extorqué à la Valachie plus de quatre-vingt-dix millions de piastres... A Genève, si loin cependant du pays ou il vivait en Sardanapale, le bruit de ses richesses fabuleuses était parvenu. Les coffrets seuls, qui les contenaient, coûtaient, disait-on, plus de cinquante mille francs. Dans le pays où il a régné, sa renommée se conserve encore et se conservera peut-être encore longtemps; on y entendait, bien après, le dicton : « Voler comme au temps de Carageà ».
Les choses allant ainsi dans les Principautés, les Turcs tâchaient d’en tirer leur profit. Puisque l’on pouvait tant gagner dans les Principautés, il était naturel que les Turcs devinssent de plus en plus exigeants, qu’ils songeassent à y envoyer un plus grand nombre de compétiteurs : au système du transfèrement des deux hospodars l’un à la place de l'autre, les Turcs substituèrent un système plus fructueux : hausser autant que possible la taxe de nomination, donner à chaque vacance le trône au plus offrant, prétexter le moindre événement politique pour décréter la déchéance des hospodars, feindre de prêter l’oreille à toutes les accusations. Pour bien s’expliquer ce qui se passe à Bucarest et à Jassy, il faut donc être au courant des machinations de toute sorte qui se trament à Constantinople, du système général de l’administration turque. Depuis l’avènement des hospodars phanariotes, Ιes deux Principautés qui formaient auparavant comme des organismes à part, étaient englobées dans le système général de l’administration turque : la marche des affaires à Bucarest et Jassy peut être comparée dorénavant aux battements d’un pouls, dont il faut chercher la première impulsion dans le cœur même de l’organisme, à Constantinople.
Et c’est parce que les Turcs furent mis au courant de ce qui se passait dans les deux Principautés, du nouveau système administratif inauguré par les Phanariotes, qu'ils inaugurèrent à leur tour le système de les déposer et de les nommer avec une rapidité vertigineuse. Tout le XVIIIe siècle, la deuxième partie de ce siècle, surtout, n'est que l’histoire des va-et-vient continuels des hospodars phanariotes nommés, déposés ou transférés d’une province à l’autre.
De 1749 à 1821, il y eut 25 changements de hospodars en Valachie, 23 en Moldavie: les «trônes» de ces deux provinces furent affermés pendant ce temps aux représentants de onze familles, la plupart grecques, la plupart résidant au Phanar : les Mavrocordat, les Cantacuzino, Racoviță, Ghica, Calimaki, Ypsilanti, Moruzzi, Soutzo, Carageà, Mavrogheni, Hangherliu. Quelques-unes de ces familles ne fournissent qu'un seul hospodar à l’une ou à l’autre des Principautés; par contre les Ypsilanti et les Carageà en fournirent deux, les Mavrocordat, Callimaki et Soutzo, quatre; les Ghica, cinq. Très peu de ces hospodars eurent du reste un long règne : on cite comme une merveille celui de Alexandre Ypsilanti, en Valachie, qui dura huit ans (1774-1782), ceux de Michel Soutzo, en Moldavie, qui en dura sept (1812-1819) et de son collègue de Valachie, le fameux Jean Carageà, qui en dura six (1812-1818). A côté, on cite, outre le règne d’un mois de Constantin Mavrocordat, quand il était tout jeune, en Valachie (1730), une douzaine de règnes qui ne durèrent qu’un an, — celui de Mathieu Ghica (1732-1753), en Valachie, qui ne dura que neuf mois et celui de Scariat (Charles) Calimaki (1810) en Moldavie, qui ne dura que deux jours.
Quand on songe à cette incertitude où se trouvaient les hospodars phanariotes sur la durée de leur régne, on comprend encore mieux comment ils devaient entendre Iadministration intérieure de leurs Principautés.
§ 4. — Nous n’avons envisagé jusqu’à présent que I’état des choses, mais cet examen nous a déjà permis d’entrevoir quelques-uns des traits de l’esprit du Phanariote et nous permettra d’en dégager d’autres facilement. Nous avons déjà vu comment le trait le plus frappant est un manque de scrupule encore plus complet que chez le boyar, dans le maniement des affaires intérieures du pays; nous avons vu celle incertitude du lendemain, cette inquiétude encore plus poignante que celle des boyars mêmes. On devine au prix de quelles bassesses ils doivent parvenir et se maintenir au pouvoir, et l’on comprend ce que cette platitude vis-à-vis des maîtres du jour a dû coûter, en sacrifices de toutes sortes, aux Principautés elles-mêmes. Ces hospodars doivent faire de leurs Principautés tout ce qui plait aux Turcs, et souvent ils vont au-devant des désirs de leurs maîtres. Nous les avons vus, pour être agréables à ces maîtres, supprimer l’Assemblée générale et la milice nationale des Principautés. Ils augmentèrent à volonté et de plus en plus le tribut annuel dit à la Turquie. Ils se soumettront de plus en plus aux pachas turcs limitrophes, à celui de Giurgevo qui est tout-puissant en Valachie, et à ceux d’Ibraïlov (aujourd’hui Brăila), de Chotin ou de Bender qui ont presque autant d’autorité en Moldavie que le Hospodar même. Ils contraindront par des lois les propriétaires et les paysans des Principautés de « vendre » annuellement aux Turcs « l’excédent » de leurs produits végétaux ou animaux, à des prix fixés par les Turcs, et que, eux-mêmes, pour se rendre agréables aux Turcs, réduiront de nouveau le plus possible. — Pour un Turc, un Hospodar fait tout. S’il est plus puissant que ses boyars, on peut dire que sa peur du Turc croit en proportion de sa grandeur. Un voyageur nous raconte qu'un Hospodar se sent très mécontent quand les pachas de Viddin ou de Chotin, ses voisins, viennent lui rendre visite : il ne s’agit point seulement des magnifiques cadeaux qu’il doit leur faire, mais c'est surtout parce que ces visites ne s’accordent guère avec lla vanité grecque.
Le Hospodar devra descendre de cheval de loin, à la vue du pacha, l’approcher humblement et lui baiser le pan de l’habit, le conduire à pied jusqu’à la maison princière : et là, il ne devra s'asseoir qu'après maintes et maintes invitations de la part de son hôte. Il faut bien endurer toutes ces vexations : car un jour, qui sait! le pa cha pourrait devenir Grand-Vizir! Devant le Sultan, ces hospodars se jettent ventre à terre. Une grande partie des finances du pays sont employées pour contenter les Turcs : les « călăraşi », gardes princiers, font sons cesee le voyage de Bucarest ou de Jassy à Constantinople pour y porter des présents, des bijoux surtout. Quand des Turcs, même d’une condition médiocre, passent par la Principauté, ils savent bien qu’ils seront reçus par les hospodars qui leur offriront des cadeaux de prix : des étoffes de luxe, des montres d’or, des chevaux tout harnachés, de I’argent ; car ces Turcs, mécontents, pourraient devenir dangereux, de retour à Constantinople. — Il y a, à Bucarest et è Jassy, de grandes maisons spéciales, qui s’appellent des „beyliks”, qui coûtent au pays jusqu'à vingt mille „lei” par an, et qui sont destinées à loger et à nourrir los passagers turcs d’une certaine marque. — Une des grandes préoccupations des hospodars, c’est de voir quels sont les Turcs ou les gens de Constantinople qui passent par les Principautés, de les contenter, de les attirer a soi, de les tourner coutre leurs ennemis; c’est pourquoi ils laissent faire tout ce qu’ils veulent aux „capenlei” du printemps, aux „janissaires” de l’été: ces marchands et ces officiers pourraient, de retour à Constantinople, crier en public et faire parvenir jusqu’aux oreilles du Grand-Vizir ou du Sultan que le „Hospodar en place est un traître, qui administre mal la Principauté”. Le Hospodar ne voit dans chaque Turc qu’un émissaire travesti pour espionner sa conduite et qui peut faire, sur son compte, le rapport qu’il lui plaît: il faut donc lui faire des cadeaux, le traiter en ami. — A la vue de chaque Turc, le Prince se demande avec anxiété si ce n’est pas, par hasard, un „capugibacha”, le redoutable hôte envoyé pour le déposer, ou même pour lui ôter la vie. On comprend bien par quel mépris les Turcs répondent à cette épouvante qu’ils inspirent aux Phanariotes, à toutes ces bassesses dont ils sont l’objet, de leur part. On raconte qu’un grand vizir qui témoignait beaucoup d’admiration pour Const. Mavrocordat et surtout pour un de ses amis, un négociant grec qui lui avait rendu des services, ne trouvait pas de meilleur compliment lui adresser, après sa mort, que de l’appeler „le défunt”. Ce mot est spécialement réservé aux musulmans, qui, en parlant des mots grecs, disent tout simplement le „crevé”.
Mais les bassesses et les cadeaux ne suffisent pas toujours pour se maintenir dans sa place, ou pour l’obtenir. Vos ennemis sont capables de bassesses encore plus plates et, à force de promesses, trouveront toujours un créancier pour leur fournir des cadeaux plus magnifiques que les vôtres. Il faut lutter avec eux surtout sur le terrain de la ruse. Il faut inventer sans cesse de nouveaux moyens pour garder la principauté, car il n’y a point de sacrifices que les autres compétiteurs ne fassent pour vous l’arracher. C’est pourquoi, en général, il est si difficile de la garder pendant très longtemps. Plus le temps passe, plus le nombre des comptiteurs augmente, et plus la concurrence devient vive à Constantinople. Alors il suffit du moindre bruit pour que l’un des hospodars chancelle sur son trône, pour que tout le Phanar se mette en branle, pour que la vanité des familles et l’intérêt des gros banquiers se réveillent; il y en a, parmi ces derniers surtout, qui attendent depuis des dizaines d’années: il faut enfin qu’ils rentrent dans leurs fonds! Quel conflit d’intérêts, candidats contre candidats, familles contre familles, créanciers contre créanciers! Et tous ces gens, qui luttent les uns contre les autres, dirigent ensemble leurs efforts contre le Hospodar. Les Turcs, à mesure que leur ouvre leurs mains, commencent à ouvrire leurs oreilles. On dit de vous: que vous avez trahi les intérêts de la Turquie dans telle guerre, dans telle négociation, que vous exploitez trop les Principautés : les „pauvres habitants” sont décidés à porter leurs plaintes aux Russes... Les deux sortes d'accusations sont malheureusement toujours trop vraies, les preuves ne sont pas toujours difficiles à fournir, surtout quand elles sont appuyées par de riches cadeaux. Il faut en faire autant, il faut eu faire plus, pour dissiper les preuves, il faut montrer que ce sont précisément vos ennemis qui ont commis ou qui ont l’intention de commettre les crimes dont ils osent vous accuser, et pour cela il faut savoir s’y prendre, il faut reconnaître quels sont précisément ces ennemis, de quels personnages ils se servent, ce qu’ils ont dit au juste contre votre administration, et il faut inventer toujours d’autres moyens et un autre langage pour la circonstance. Mais ce qui est certain et ce qui ne change jamais, c’est qu’il vous faut, dans ces fréquentes circonstances, de l’argent, beaucoup d’argent, ot alors il faut piller, piller, pilier toujours davantage, sans scrupule, piller pour payer le Grand-Vizir, piller pour le Capitan-Pacha et les autres ministres, piller pour la sultane Vaïdé et pour le grand Sultan lui-même, piller pour payer même parfois vos compétiteurs et vos ennemis de Constantinople. Mais alors se pose le difficile problème : piller trop, c'est donner une arme de plus à vos ennemis, en même temps que c’est le seul moyen de calmer tout le monde. Les hospodars, tout habiles qu’ils soient, ne savent point sortir de ce cercle vicieux. Car, en vérité, piller c’est seul moyen de sortir d’embarras, en même temps que c’est le moyen le plus infaillible, si vos adversaires sont plus habiles que vous, de vous y enfoncer de plus en plus.
Et ce n’est pas seulement contre les compétiteurs de Constantinople que les hospodars ont à lutter de ruse. C’est surtout I’un contre l’autre. Les deux Principautés ne jouissent pas d’une importance égale aux yeux des Turcs et ne rapportent pas autant l’une que l’autre. La Valachie y est de beaucoup la plus considérée, la plus riche. La Moldavie n’est, à proprement parler, qu’un temps d’arrêt entre le drogmanat et le véritable hospodariat, qui est celui de la Valachie. C’est pourquoi on comprend la haine sourde qui existe toujours entre les deux hospodars. Un des problèmes les plus importants que se pose le hospodar de Moldavie est : Comment renverser celui de Valachie et se faire nommer un remplaçant inoffensif, en Moldavie ? L’une des préoccupations les plus constantes du hospodar de Valachie devient alors par contre coup : Comment se débarrasser de son collègue de Moldavie et nommer à sa place un hospodar de son choix, inoffensif? — Tout le siècle est rempli des intrigues qu’ourdissent les deux hospodars l’un contre l’autre. On voit presque à chaque instant, les deux hospodars envoyer des agents secrets à la cour de l’autre pour intimider, pour gagner tel et tel boyar. Dès les premiers tempe de l’époque phanariote, on voit les deux hospodars Nicolas Mavrocordat et Michel Racoviță, luttant ensemble : il y a eu une guerre contre l’Autriche, les deux hospodars ont été fidèles à la Turquie ; « pour récompense de ses services », le hospodar de Moldavie demande le trône de l’autre !! Mais ce serait raconter toute l’histoire du siècle que d'appuyer ce fait par d’autres exemples.
Καλή ή Μπογδανια (nom turc de la Moldavie), καλήτερη ή Βλαχια • χαλή ή λεξια, καλήτερη ή Βλαχια • καλή ή Ούγγρία, καλήτερη Βλαχια • καλή πασα ή γη • καλήτερη ή Βλαχία • ό εν ΄Εδέμ παράδεισος τησ έν Δαχια Βλαχίασ.
Pour arriver aux deux postes, au poste de la Valachie surtout, il n’y a point de scrupule qui retienne, il n’y a point de hasard que l’on ne coure. Les liens de parenté ne signifient rien. Le premier hospodar phanariote, Nicolas Mavrocordat, fut amené captif en Autriche : son frère, Jean Mavrocordat, chargé du « caïmacamat » de la Principauté pendant la captivité de son frère, chercha, pendant ce temps, à se faire un parti dans la Principauté, pilla de son mieux et fit ce qu’il put pour garder définitivement la place, au détriment de son frère; — celui-ci, revenu d’exil, rentra néanmoins en possession de sa place et l’on vit le frère envieux mourir en moins d’un an : les «mauvaises langues » dirent qu'il avait été empoisonné. — Voilà un autre frère, Mathieu Ghica, qui donne en 1752 un exemple un peu différent : à la mort de son père Grégoire, son frère Scarlat obtint les suffrages des boyars qui le demandèrent à la Porta. Mais Mathieu s’entendit avec le grand «kapikehaia » (sorte d’ambassadeur des Principautés à Constantinople), dont il était le gendre et qui espérait de lui de riches présents. Ils n’eurent qu’à remplacer dans l’adresse des boyars le nom de Scarlat par celui de Mathieu, qui régna un an. — Que dire d’un cousin, comme le hospodar Grégoire Ghica qui veut toujours prendre la place de son cousin Constantin Mavrocordat en Valachie ? Nous avons vu, dans le chapitre précédent, la moitié de cette histoire. L’autre moitié n’est pas moins caractéristique. La pétition des boyars n'avait pas réussi. Ghica avait essayé de soutenir ouvertement les Suédois contre les Turcs et avait vu que, non seulement I’affaire ne réussissait pas, mais qu'il n’était même pas prudent de continuer. Il y renonce donc, mais il pousse son cousin Constantin Mavrocordat à faire la même chose, dans l’espérance que cela le perdra peut-être! — Si des parents se jouent de tels tours, on comprend bien que des étrangers auront encore moins de scrupules: ainsi on voit bien, en 1777, le Phanariote Constantin Moruzzi payer la tête du hospodar de Moldavie Grégoire Ghica, qui fut tué, en effet, et dont il vint prendre la place ; or vit, en 1786, le Phanariote Alexandre Ypsilanti payer la tête de Alexandre Mavrocordat; on avait vu, dès 1751, Grégoire Ghica payer, à Constantinople, la tête du drogman Jean Calimaki, qu'il craignait; on vit Jean Carageà payer les têtes des frères Moruzzi, en 1812. Ce coup réussit presque toujours : surtout quand il est bien appuyé par des présents. — Mais si votre ennemi est plus fort que vous en argent, en amis et en ruses, gare à vous!... Ainsi Constantin Mavrocordat dépensa mille bourses pour faire tuer son ennemi Michel Racoviță, quand il débuta, en 1730, comme hospodar. Les Turcs prirent les bourses, mais, sachant que Racoviță était plus riche que son rival, ils l'enfermèrent, puis l’exilèrent à Mitilene : puis à prix d’argent, on le nomma Hospodar; Constantin Mavrocordat l’échappa belle en ce moment.
Ainsi ce n'est pas seulement votre place que vous jouez le plus souvent, quand vous êtes hospodar ou que vous voulez l’être c’est aussi votre tête. Les Turcs ne se font pas beaucoup prier pour tuer un « ghiaour ». Du reste, il n’est même pas besoin qu’ils soient payés. Le moindre soupçon peut mettre en péril votre existence. Ce fut le cas du prince Hangherliu, que le capitan-pacha, son ami, fit mourir sur un simple bruit.
Il n’est même pas besoin d’un tel bruit : les Turcs sont assez vindicatifs, et il suffit que vous ne plaisiez plus à quelque puissant du jour. Ce fut le cas du prince Mavrogheni qui fut tué, sans qu’on eût lancé contre lui le moindre firman, sans qu’il eût inspiré le moindre soupçon, à la suite d'une guerre contre les Autrichiens, où il s’était montré fidèle à la Turquie, uniquement parce que le grand vizir, ancien pacha de Roustchouk était son ennemi personnel.
Mais la grande raison pour laquelle votre tête court toujours quelque risque en Turquie, surtout quand vous êtes Phanariote, ce sont précisément les mêmes richesses qui peuvent vous faire gagner, dans de certaines circonstances, les Principautés tant désirées. Les Turcs ont, en effet, deux moyens opposés de s’emparer des richesses des „ghiaours” phanariotes: leur vendre une Principauté, qui leur coûte, d'ordinaire, à peu près tout ce qu'ils ont; ou bien les emprisonner, exiler ou mettre à mort. Ce fut ainsi qu’en 1786, le futur hospodar Mavrogheni, étant gêné par la candidature sérieuse du très riche Petraki, son protecteur, le capitan-pacha, fit entendre au Sultan qu’il valait bien mieux, au lieu de vendre à Petraki une Principauté pour une partie seulement de scs richesses, ne rien lui donner du tout, le tuer et s'emparer ainsi de toute sa fortune. C’est ce que fit le Sultan. Bien d’autres hospodars ou candidats au hospodariat durent mourir de la même manière « pour les Principautés ». — Quand on ne vous tue pas pour vos richesses et qu’on se contente de vous emprisonner ou de vous exiler, c’est une grande grâce que l’on vous fait et dont il faudra, tôt ou tard, être reconnaissant au Sultan : ainsi le « capikehaia » Stravraki fut seulement emprisonné; Jean Calimaki exilé. On raconte que, à la fin d’un de ses nombreux règnes, le prince Constantin Mavrocordat fut ammené prisonnier à Constantinople avec toutes ses richesses, par un « capudgibacha »; pour qu’il ne s’enfuit pas. Ies Turcs investirent ce « capudgibacha » de deux firmans contradictoires : l’un de confirmation, l’autre de déposition. Ce fut la deuxieme fois que le hospodar Constantin Mavrocordat l’échappa belle.
Aujourd’hui, quand on étudie l’histoire de ces régnes, qu’on se rend compte de l’état fébrile où se mettait on Grec phanariote pour parvenir au trône, des inquiétudes qu’il traversait pendant toute la durée de son règne, et qu’on sait qu’il courait le risque de perdre, très souvent, non seulement les biens amassés au milieu de tant d’angoisses, mais même sa tête, on a de la peine à comprendre cette chasse aux Principautés, qui a duré plus d’un siècle, on ne peut s'imaginer comment des êtres raisonnables pouvaient trouver plaisir à perdre leur temps, leur tranquillité et tous leurs biens pour des dangers si réels, pour des avantages si futiles. « Mon frère était prince de Valachie », me dit plus d’une fois, à Constantinople, le vieux Hangherliu, mais on lui a coupé la tête. Cependant — continue le voyageur — cet homme intriguait de tous côtés, avec ses trois fils, pour obtenir le gouvernement de l’une des deux fatales Principautés ; et, après avoir obtenu l’objet de ses désirs, sa tète chauve fut, comme celle de son frère, attachée à la porte du sérail » —C’est qu’ils comptaient surtout sur leur ruse pour se maintenir au pouvoir. Cette ruse ne réussissait pas toujours, mais il n’importe, devenir riche, régner un an ou deux de sa vie, ils ne voulaient point voir plus loin. Cest comme une sorte de passion qu’ils ont pour les deux provinces d’outre-Danube. Vieux et jeunes désirent les Principautés, la Valachie surtout; Ils les désirent ardemment, quand ils ne les connaissent pas encore, ils les désirent encore plus, quand ils les ont connues une fois. Voilé, dit le chroniquaire, le hospodar Alexandre Ypsilanti, qui retourne en Valachie (1797) étant „blanc comme un brebis”, quinze ans après l’avoir quittée; voilà Grégoire Calimaki, qui désire retourner en Moldavie, en 1793, trente ans après un premier règne.
Voilà le hospodar C. Mavrocordat qui, de1730 à 1769, règne dix fois, preque sans interruption, tantôt dans une Principauté, tantôt dans l’autre. La moitié d’entre eux ont régné, à des intervalles plus ou moins longs, deux ou trois fois! C’est bien le mot depassion qui caractérise mieux que tout autre la maladie dont a suffert pendant tout le XVIIIe siècle le Quartier du Phanar !.. La raison ne saurait donner une explication normale à leur penchant irrésistible pour la Moldavie, pour la Valachie ! Ils y sont attirés malgré eux! Tous les raisonnements et toute l'expérience du monde n'auraient pu les soustraire à cette passion dangereuse, plus forte qu’eux! Qu’ils y laissent tous les biens amassés au prix de tant de bassesses et d’intrigues! Qu'ils y laissent même leur tète»...comme des amans fiévreux qui ne désirent plus que posséder l’être aimé, un instant et mourir!
§ 5 — Il nous reste à dire quelques mots de lapolitique extérieure de ces Hospodars phanariotes. Pour eux, les Principautés roumaines sont « des pays grecs », ou destinés à le devenir, et, avant tout, des pays qui doivent les enrichir. Aussi retrouve-t-on dans leur politique extérieure la même indifférence pour les intérêts des Principautés mêmes, qui caractérise leur politique intérieure. Il parait que, pour s'expliquer la grande influence qu’ont exercée les Phanariotes sur la politique extérieure de la Turquie, il faut recourir une fois de plus au livre capital de la religion mu sulmane. Le même Koran qui défendait aux Turcs d’apprendre des langues étrangères, leur avait interdit aussi de franchir un territoire infidèle, autrement que le glaive du conquérant à la main. Toujours est-il que les Turcs qui se servirent de bonne heure de drogmans étrangers pour négocier avec les autres Etats, se servirent, plus tard, quand leurs rapports avec les autres peuples devinrent plus fréquents, de ces mêmes drogmans avancés aux rangs de hospodars, comme d’une sorte de plénipotentiaires lointains. C’est par leur intermédiaire qu’ils correspondent avec les autres gouvernements. Ce sont eux qui doivent informer la Sublime Porte des nouvelles politiques des grands États. Usant des agents accrédités, la plupart du temps secrets, auprès des grandes cours. Ils ont auprès deux des fonctionnaires chargés de rédiger en turc les nouvelles reçues, des secrétaires grecs, des copistes turcs. Des courriers dits « lipcani » ont la charge de porter jusqu’aux frontières des Principautés les lettres et gazettes qui viennent de partout. « Los hospodars de Moldavie et de Valachie — dit un proverbe turc — sont les deux yeux de l’Empire ottoman, tournés vers l’Europe ». L’idée de transformer les hospodars en ambassadeurs est née dans l’esprit d’un Phanariote même : Alexandre Mavrocordat avait persuadé à la Porte de donner l’administration intérieure des Principautés à des drogmans grecs : ce fut son fils, Nicolas, qui Ies persuada de charger les hospodars de la conduite des affaires diplomatiques. Ils devinrent les véritables ministres des Affairas étrangères de la Turquie.
On peut diviser les règnes phanariotes en trois phases bien distinctes : pendant la première, qui comprend le règne du hospodar Nicolas Mavrocordat tout seul, ils sont humains dans l’administration intérieure et fidèles à la Turquie; pendant une seconde, qui va de la mort de Nicolas Mavrocordat jusqu’à la fin du dixième règne de son fils Constantin Mavrocordat (1730-1769), ils sont d’assez mauvais administrateurs, mais encore fidèles à la Turquie; pendant une troisième phase, qui coïncide avec la décadence de l’Empire ottoman, avec ses guerres malheureuses contre Autrichiens et Russes, ils sont en même temps de mauvais administrateurs et des ministres infidèles. L’histoire des derniers régnes (1769-1821) est remplie des trahisons des hospodars phanariotes à l’égard de la Turquie. Leur but était de se maintenir, à tout prix, dans les Principautés : ils s’y étaient maintenus auparavant au prix de bassesses, de spoliations et d’intrigues; il vint un moment où ils y parvinrent au prix de trahisons.
Ce fut surtout après la paix de Koutchouk-Kaïnardji (1774), Iorsque l’Autriche et la Russie établirent des consules dans les Principautés et imposèrent à la Turquie des hospodars de leur choix, que les Phanariotes commencèrent à courtiser leurs puissants voisins. Certes, de tout temps, il y avait eu parmi eux des traîtres, et l’on soutient que leur ancêtre au grand drogmanat, Alexandre Mavrocordat, avait inauguré sa fonction par une trahison. La Turquie y perdit à Carlovitz (1699) la Principauté roumaine de Transylvanie qui ne devait jamais revenir ni aux Turcs ni aux Roumains. Son fils Jean Mavrocordat lui ressembla étrangement : chargé de gouverner la Valachie, pendant la captivité de son frère, il ne se contenta pas de trahir celui-ci et de piller Ie pays; ayant reçu la mission de conduire des troupes turques en Transylvanie, il s'engagea enversles Autrichiens à leur tondre, pendant la guerre, tous les services, à leur faire céder toute la Valachie... Mais la victoire des Autrichiens ne fut pas aussi complète qu'il l'espérait et ils ne purent réclamer qu'une partie de la Valachie. Le Hospodar, voyant déjà sa Principauté divisée changea de tactique : il arracha à la naïveté des boyars une supplique et de l’argent, pour persuader aux Turcs qu'il ne fallait pas renoncer à une portion de leur territoire — Trois ans auparavant, le hospodar Stefan Cantacuzino, qui avait fait couper la tête à son prédécesseur Constantin Brâncoveanu, en l’acccusant de trahison avec les Allemands, renouait, aussitôt arrivé au pouvoir, les mêmes intrigues ; mais il fut dénoncé à son tour, conduit à Constantinople, et tué comme son prédécesseur — Grégoire Al. Ghica de Valachie fut plus habile. Comme Démètre Cantemir en Moldavie, il appela les Russes dans sa Principauté (1774), se fit enlever par eux et conduire à Saint-Petersbourg, où on le traita avec la plus grande distinction. En même temps, il était l’objet des mêmes distinctions de la part des Turcs qui le considéraient comme un prisonnier de guerre, victime de son dévouement à la Turquie.
Mais ce n’étaient là encore que des trahisons individuelles. Ce n’était pas encore la politique officielle et comme le mot d’ordre des Phanariotes. A partir de 1774, ils envoient constamment à la Porte de fausses nouvelles et ne songent plus qu’à se ménager les bonnes grâces de l’Autriche ou de la Russie. Constantin Mavrocordat disait lui-même qu’il obéissait avec plus de scrupules aux ordres des ambassadeurs de Saint-Pétersbourg qu'au firmans de la Porte. C’est ce que les Russes aussi bien que les Autrichiens non seulement dictaient leurs volontés à la Turquie, mais pouvaient faire nommer ou déposer des hospodars. Al. Ypsilanti n’avait dû qu'à I’intervention de l’Autriche de remplacer, en 1786, Al. Mavrocordat, nommé, l’année précédente en Moldavie, grâce au consul russe; — Const. Mavrocordat fut destitué, en 1782, pour n’avoir pas bien accueilli le consul russe Lascar — et Alexandre Mavrocordat lui-même fut déposé pour n’avoir pas bien accueilli le consul autrichien Raichevich — Sous ces deux puissances agissaient l’une contre l’autre, et alors c’est à la finesse des Phanariotes à décider quel parti il fallait prendre l’Autriche exige en 1784, la déposition de Nicolas Caragea, des Russes; la Russie avait contribué, en 1782, à la déposition de Al. Ypsilanti, ami des Autrichiens. — Parfois les deux hospodars qui se succédaient dans une même Principauté avaient, à cet égard, des tendances contraires : après Al. Ypsilanti, philo-autrichien, vint Nicolas Carageà, philo-russe. Souvent encore, les deux hospodars régnant à la fois se trouvaient là-dessus en désaccord. C'était encore des prétextes à dénonciations réciproques et une source d’accusations pour leurs compétiteurs de Constantinople. Jusqu’en 1774, on les accusait seulement de piller les Principautés, de faire émigrer les habitants, d'y faire haïr la Turquie. A partir de ce moment, on les accuse et ils s’accusent entre eux de trahison. — Mais il y avait toujours un argument plus fort que toute accusation aux yeux des Turcs : c’était l’argent! Ainsi AI. Ypsilanti a beau être reconnu traître dans la guerre avec les Autrichiens: son fils n’a qu’à payer, il sera drogman et ensuite prince!... M.Soutzo a beau s’enfuir avec la caisse de la défense le la Valachie contre Pasvan-Oglu... il se fera protéger par le consul russe, un instant plus tard, il paiera, sera pardonné et son fils pourra être nommé aussi drogman et prince! Ainsi, à la fin du siècle, les Phanariotes présentaient au moins autant d’inconvénients pour la Turquie, que les princes indigènes qu'ils avaient remplacés. Ils avaient démoralisé et appauvri les deux provinces qu’on leur avait confiées, et travaillaient à les faire perdre à la Turquie. Leurs trahisons ne peuvent même pas s'excuser comme celles des princes indigènes de Jadis par le désir de rendre aux Principautés le calme et l’indépendance. D'un autre côté, ce n’est plus avec l’Autriche ou avec la Pologne qu’ils trahissent, mais avec la Russie, dont la puissance augmente sans cesse et qui deviendra bientôt l'épouvantail de la Turquie. Aussi peut-on dire qu’à la fin des règnes Phanariotes, la Turquie en même temps que les Principautés se sentaient épuisées, amoindries, menacées. Souvent leurs trahisons restaient sans résultat. Mais deux fois elles portèrent de rudes coups à la Turquie et aux Principautés. En 1774, la trahison de Grégoire Ghica, vendu aux Russes, obligea les Turcs à céder à l'Autriche une des plus belles parties de la Moldavie, celle où reposaient les os des anciens princes et où se trouvait I’ancienne capitale de cette province, nous avons nommé la Bukovine. De même à la suite de la guerre turco-russe de 1812, ce fut à la trahison d’un Phanariote qu’on dut de perdre presque la moitié de la Moldavie, la fertile région comprise entre le Pruth et le Dniester, c’est-à-dire la Bessarabie. Les Phanariotes craignirent un instant que l'empire turc de même que I’empire russe ne fussent à jamais écrasés par Napoléon : les Principautés leur auraient été enlevées à jamais! Le drogman Panaïotaki Moruzzi intercepta une dépêche de Napoléon aux Turcs, dans laquelle il leur annonçait qu’il marchait contre les Russes. En même temps, son frère Démètre, chargé de négocier la paix avec les Russes à Bucarest, envoya aux Turcs un ultimatum signé Kutuzov, menaçant de passer le Danube et de marcher sur Andrinople si la paix n'était pas signée avant dis jours. Le sultan effrayé céda. Il n’apprit que plus tard la trahison, à la suite des intrigues d’un autre Phanariote, Caragea. Au moment où Démètre Moruzzi s ’amusait à Bucarest dans les bals donnés par les Russes, on signait à Constantinople son arrêt de mort. Il fut décapité, revêtu de la pelisse d’honneur. La tête placée sur son cadavre, à la manière des infidèles, fut exposée pendant trois jours avec cet écriteau: « Ayant eu connaissance de toutes les affaires politiques de son gouvernement, et s’étant uni avec son frère pour les révéler aux énnemis de l’Etat, le traître a payé ce crime de sa tête!” On trouva parmi ses effets: une bague de douze mille piastres donnée par les Russes et les titres de propriété d’une terre dans la partie de la Moldavie cédée à la Russie! Ses deux filles, réfugiée en Russie, furent faites demoiselles d’honneur de l’impératrice.
Nous aurons à revenir bientôt sur ce portrait du Phanariote. Pour le moment, ces traits suffisent. Nous l’avons vu administrer la Principauté, intriguant pour la posséder ou pour la garder, trahissant les intérêts de la Turquie. Corrompu, sans l'ombre d'un scrupule, le hospodar phanariote est funeste aux Turcs, ses maîtres, aux Roumains, ses administrés. Mais nous le verrons, dans les chapitres qui suivent, nuire à tout ce qui l'entoure, à ses compatriotes mêmes. Nous ignorons dans quelle estime les hospodars phanariotes étaient tenus dans leur pays. Pour les Turcs, l’argent qu'on tirait d’eux faisait vite oublier leurs méfaits. Quant aux Principautés, où ils ont régné, leur mémoire est ineffaçable : leur nom est resté l’appellatif injurieux de tous les vices de la nature humaine, on n'y parle d’eux qu’avec horreur. Bien longtemps après la cessation du régime, on associait ce nom à toutes les calamités dont on gardait le souvenir, aux calamités naturelles même , qu’on avait l'air de leur attribuer; quarante ou cinquante ans après leur départ, on disait communément dans les deux Principautés :
L’hiver de Hangerliu!
Le tremblement de terre de Ypsilanti !
La famine de Moruni I
La peste de Caragea!