II

Dans la sacristie, un bedeau reconnut mademoiselle Dax.

– C’est pour monsieur le premier vicaire, mademoiselle ? Il est là, je vais le prévenir. Voulez-vous l’attendre à son confessionnal ?

– Non, je vais frapper chez lui.

Mademoiselle Dax frappa à une porte de bois blanc, au bout d’un couloir crépi.

… 38. – Ainsi celui qui marie sa fille vierge fait bien ; et celui qui ne la marie pas fait mieux.

39. – La femme est liée à la loi aussi longtemps que vit son mari ; que si son mari s’endort, elle est affranchie ; qu’elle se marie à qui elle voudra, mais seulement selon le Seigneur.

40. – Cependant, elle sera plus heureuse si, selon mon conseil, elle demeure comme elle est : or, je pense que j’ai, moi aussi, l’esprit du Seigneur… Entrez !…

L’abbé Buire, confesseur de mademoiselle Dax, reposa son livre.

L’abbé Buire était un très brave homme de prêtre qui croyait en Dieu et aimait ses ouailles. Il était âgé, tout blanc, et si maigre, qu’on l’eût volontiers pris pour une âme à peu près dépouillée de corps ; – une jolie âme d’ailleurs, propre et fraîche, quoique vieillotte ; mais une âme étrangère au monde des hommes ; une âme religieuse et chimérique, que trente ans de confessionnal n’avaient pas instruite des réalités de la vie. L’abbé Buire, prêtre très pur, haïssait le siècle et, par conséquent ne le comprenait point. En sorte qu’il n’était pas du tout un directeur mondain, ce qui sans doute valait mieux pour lui, sinon mieux pour ses pénitentes.

Alice Dax était de celles-ci depuis toujours. L’abbé Buire avait eu sa première confession de toute petite fille. Il avait combattu successivement ses gourmandises, ses paresses, ses colères, ses vanités enfantines ; il combattait maintenant l’éveil inquiet de ses sens. Mais le combat n’était pas bien acharné. Non que le prêtre fût accessible à aucune indulgence coupable : mais la jeune fille était pieuse ardemment ; et l’abbé Buire l’estimait une brebis d’élection parmi le troupeau perdu des fausses chrétiennes d’aujourd’hui.

– … Et que le bon Dieu soit avec vous, ma chère petite, ce soir et toujours. Vous venez vous confesser ? Mais est-ce que c’est la date ?

– Non, père, il s’en faut de huit jours. Mais comme nous partons mercredi pour la campagne…

M. Dax, calviniste et intolérant, avait épousé, par une incompréhensible folie, une catholique ; et ç’avait été l’une des conditions du mariage, que les filles à venir fussent élevées dans la foi de leur mère. M. Dax s’y était résigné ; mais c’était maintenant le remords de tous ses jours. Et ce remords se dépensait en mille menus obstacles élevés contre la piété pratiquante de mademoiselle Dax. Par exemple, M. Dax autorisait une confession par mois, mais une seule.

– Où allez-vous à la campagne, cette année ?

– En Suisse, père. M’man a déniché un petit trou tranquille, – Saint-Cergues. – Il paraît qu’on ne peut rien imaginer de mieux pour la santé de Bernard…

Bernard était le frère cadet d’Alice, et la santé de Bernard, lequel d’ailleurs se portait fort bien, figurait au premier rang parmi les anxiétés paternelles et maternelles. M. et Mme Dax, merveilleusement dissemblables de tous autres points, s’accordaient en ceci seul, qu’ils préféraient tous deux leur fils à leur fille, et ne dissimulaient, ni l’un ni l’autre, cette préférence.

– Il n’est pas malade, Bernard ? – demanda imprudemment l’abbé Buire.

Mademoiselle Dax, ainsi provoquée, tomba dans le péché d’envie.

– Malade ? comme moi ! Il s’est inventé des migraines, parce qu’il espérait se faire envoyer à Trouville ou à Dieppe. Et ça a très bien pris. Seulement le médecin a ordonné la montagne au lieu de la mer ; et Bernard déchante joliment, lui qui comptait sur un casino avec des opérettes ! C’est bien fait pour lui : je pourrais en attraper, moi, des migraines : je sais ce que ça me rapporterait !

Mademoiselle Dax parlait avec plus de mélancolie que de colère. L’abbé Buire toutefois n’en fit pas le partage ; et il se dressa, sévère :

– Alice, Alice ! Notre-Seigneur a dit à saint Pierre : « Ton frère péchant contre toi, tu lui pardonneras, je ne dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à septante fois sept fois ! »

Alice s’humilia séance tenante :

– Pardon, père, je suis toujours mauvaise. Mais c’est ma langue, vous savez ! Au fond, je l’aime bien, Bernard… quoique, sans médisance, on le gâte un peu beaucoup, et moi guère !

– Hélas ! – dit le prêtre. – Mille fois plus de gâteries ne paieraient pas ce pauvre enfant de l’injustice qui l’a fait protestant, à côté de vous catholique.

Mademoiselle Dax baissa la tête. Personne plus qu’elle ne plaignait son frère et son père de ne point servir son Dieu à elle, seul vrai Dieu.

Un silence attristé se prolongea. Puis l’abbé Buire s’avisa des politesses d’usage.

– Madame votre mère se porte bien ?… Mais, au fait, asseyez-vous donc, ma petite : vous êtes là comme un peuplier qui veut grandir !… Eh bien ! eh bien ! qu’allez-vous chercher là-bas, quand voilà deux chaises qui ne font rien ?…

Mademoiselle Dax tirait de son coin le prie-dieu de paille, et s’y asseyait en bébé, les genoux au menton.

– Laissez-moi là, père ! Vous savez qu’il n’y a que devant vous que j’ose me tenir mal. Ça m’amuse de m’asseoir comme ça… Vous vous rappelez quand j’avais sept ans ?

L’abbé Buire se rappelait vaguement. Mais les enfantillages de cette grande personne en âge de pécher lui étaient une édification. Le royaume des cieux n’est-il pas à ceux qui sont comme les petits enfants ?

– Et quoi de nouveau, chez vous, Alice ?

– Pas grand’chose !

Elle dévida le chapelet du mois, les incidents sans relief de sa vie très monotone : – les leçons de piano, interrompues après la grande audition annuelle ; on avait joué un morceau à vingt-quatre mains ; – les leçons d’aquarelle : madame Séverin, malade, s’était fait remplacer par une maîtresse nouvelle, qui emmenait tout le cours à la campagne, pour des études d’après nature ; – enfin, le dispensaire… car mademoiselle Dax sacrifiait à la manie contemporaine, qui met les Françaises du vingtième siècle à l’école, non plus de Trissotin, mais de Diafoirus.

– … Et à la maison ?

– À la maison, c’est toujours pareil, père !…

Et mademoiselle Dax se tut soudain avec un gros soupir.

Hélas ! c’est qu’à la maison, c’était plus souvent noir que rose ; mademoiselle Dax, très tendre et sensitive, ne trouvait jamais, sous le toit familial, rien qui étanchât sa grande soif d’aimer et d’être aimée…

M. Dax, calviniste, Cévenol, et quelque peu Camisard, professait un mépris biblique pour les câlineries et les caresses. Madame Dax, méridionale, bruyante, vaniteuse, colère, donnait bien çà et là quelques baisers, mais beaucoup plus de bourrades. Et la pauvre Alice, ballottée de froideurs en rebuffades, n’avait même pas la ressource affectueuse de son frère, petit être fort sec qui drainait égoïstement à son profit tout le maigre courant des tendresses paternelles et maternelles, et n’aimait, lui, que lui-même.

« Toujours pareil… »

Deux mots lourds de quotidiennes tristesses, de menues meurtrissures, de larmes et de morne ennui…

Mademoiselle Dax ne se plaignait pas souvent de son sort revêche. À qui se plaindre, d’abord ? L’abbé Buire, confident unique, était trop homme de Dieu pour compatir volontiers à des infortunes de la terre. Le Christ n’est-il pas là, pour nous consoler de tout ce qui n’est pas Lui ? Et puis mademoiselle Dax, candidement honnête, n’était pas bien sûre qu’il n’y eût pas de sa faute dans son malheur. Guère aimée… mais guère aimable, peut-être ?…

Pourtant elle se plaignait un peu ce jour-là.

– Je sais bien que je n’ai pas grand’chose pour plaire aux gens ! Je ne suis ni jolie, ni spirituelle, ni amusante… Et j’ai mauvais caractère : on ne peut rien me dire sans me faire pleurer ! Tout de même, ils sont durs pour moi…

– Alice !…

L’abbé Buire détestait certains vocables, le verbe « plaire », tout particulièrement, à moins qu’il n’eût pour complément immédiat le substantif « Dieu ».

– Alice !… Il est coupable, et indigne d’une chrétienne, de s’occuper de plaire. Vous n’avez que faire d’être jolie ni séduisante. Soyez bonne, rien que bonne, et vous serez selon le cœur de Dieu…

Il sermonna, pas trop fort : car en somme, Alice, très pure, très droite, très tendre, lui semblait bien à peu près selon le cœur de Dieu…

Et il s’interrompit tout à coup :

– Ils sont durs pour vous ? qui donc ?

– Tous, – murmura très bas mademoiselle Dax : – p’pa, m’man, Bernard…

L’abbé Buire s’étonna :

– Durs ?

Il la regarda très attentivement. Elle avait de belles joues pleines, le teint chaud, l’allure robuste d’une fille bien portante ; avec cela, une robe d’été fort gracieuse… bref, pas du tout l’air d’un enfant martyr. L’abbé fronça les sourcils :

– Je ne vous comprends pas très bien, ma petite… Vous faites plutôt envie que pitié, ce me semble !

Mademoiselle Dax hocha mélancoliquement la tête :

– Envie ? Oh ! père !… Vrai, il faudrait qu’elle eût le cœur sec, celle à qui je ferais envie !

– Le cœur sec ?

– Eh oui ! si vous croyez que c’est gai de n’être aimée de personne !

L’abbé Buire écoutait, attentif. Mais au dernier mot, il respira large, et haussa les épaules.

– Ah ! – dit-il. – Voilà votre marotte qui vous reprend… On ne vous aime pas ! personne ne vous aime !

Il eut un petit rire indulgent. Puis, plus sévère :

– Mon enfant, songez-vous quelquefois qu’en vous plaignant ainsi, sans raison et sans justice, du sort très beau que la Providence vous a fait, vous offensez Dieu ?

Mademoiselle Dax courba le front.

– Car, je vous le dis en vérité, – poursuivait le prêtre, grave, – Dieu vous a comblée de ses dons ! Vous êtes catholique, d’abord. Protestant, votre père aurait voulu sans doute vous voir partager sa fausse et détestable croyance. Mais votre mère, avant même que vous fussiez née, luttait déjà pour votre salut éternel ; – votre mère, que vous accusez de ne vous point aimer ! – Vous êtes catholique… Quelle félicité de la terre équivaudrait à ce bonheur surhumain, gage de la félicité éternelle ? Mais les joies du siècle ne vous ont même pas été refusées. Vous avez la santé, plus précieuse que la richesse. Vous avez la richesse aussi : car je ne sais pas grand’chose de la vie mondaine de cette ville ; mais le nom de M. Dax est pourtant venu jusqu’à moi, tellement on vante partout son ardeur laborieuse, l’opiniâtreté de ses efforts, et le succès qui l’a récompensé. – Mon enfant, quand votre père, déjà vieux et déjà opulent, use sa vie, au fond d’un bureau, pour accroître cette fortune dont il ne jouit pas, et qui sera vôtre un jour, à qui donc sacrifie-t-il son repos, sa paix ? Ah ! vous êtes ingrate ! et vous péchez contre le commandement : Tu honoreras ton père et ta mère ! Ma fille, la tendresse des vôtres s’exerce envers vous par des actes, et c’est mieux que par des paroles. Je vous le demande ici : quel reproche précis, direct, réel, oseriez-vous formuler contre vos parents, à supposer même qu’un enfant pût jamais rien reprocher sans crime à ceux qui lui ont donné la vie et le baptême ? Oui : quel reproche ?

– Aucun, – murmura mademoiselle Dax, très bas.

M. et Mme Dax étaient en effet des parents tout à fait irréprochables, et qui prenaient de leur fille le soin qu’on doit. Mais…

Mais mademoiselle Dax, exigeante sans doute, soupirait obscurément après d’autres tendresses, moins efficaces, moins prouvées, plus douces…

Et toujours accroupie sur le prie-dieu, elle regardait son directeur. Elle avait des yeux très grands et très noirs. Immobile et pensive, elle semblait un petit sphinx s’efforçant de déchiffrer sa propre énigme…

– N’oubliez pas, – continuait l’abbé Buire, – n’oubliez pas la dernière marque de cet amour que vous ont prodigué vos parents : vous êtes fiancée, et fiancée selon votre cœur. Pour assurer votre bonheur d’épouse, vos parents n’ont pas même attendu que vous eussiez vingt ans. Prévoyants, vigilants, ils vous ont cherché à loisir un mari parfait. J’entends encore votre mère répéter à moi-même qu’elle n’accepterait pour vous que le plus honnête homme de Lyon. Cet homme, on l’a trouvé. Et malgré toutes les garanties qu’il offrait, on a voulu votre assentiment, votre volonté libre. On ne vous a contrainte en rien. Vous avez dit oui. Eh bien ?…

L’abbé Buire s’interrompit. Il faisait chaud. Par la fenêtre entre-bâillée, nulle fraîcheur n’entrait dans la cellule. L’abbé ouvrit les deux battants tout grands. Et, revenant vers sa pénitente :

– Eh bien ? – répéta-t-il.

Mademoiselle Dax, cependant, avait souri :

– C’est vrai, – dit-elle. – J’ai dit oui. Je crois que je serai très heureuse avec M. Barrier… et je l’aime déjà beaucoup…

Elle s’arrêta, hésita deux secondes :

– Seulement…

– Seulement quoi ?

– Seulement… j’ai peur que lui… ne m’aime pas… pas assez… pas comme je voudrais…

Le prêtre, cette fois, s’irrita :

– Pas comme vous voudriez ? Comment voulez-vous donc être aimée, Alice ?

Elle rougit. Sous sa peau mate de brune, le sang transparaissait couleur de pourpre sombre. Elle balbutia :

– Je ne sais pas…

Puis, rassemblant son courage :

– Je ne sais pas au juste… Mais, je voudrais qu’on me parlât doucement, sans me gronder, sans me dire tout le temps des choses méchantes… je voudrais être un peu gâtée, câlinée… Oh ! père ! quand j’avais dix ans, juste avant ma première communion, on m’a mise en pension pendant six mois, vous vous souvenez ? Et là, mes compagnes m’aimaient, mes maîtresses m’aimaient… d’un amour très bon, très tendre… on jouait avec moi, on m’embrassait… Voilà, voilà comment je voudrais être aimée, encore…

Le prêtre la regardait, froid :

– Prenez garde ! – dit-il. – Satan vous tente. L’amour qu’il fait miroiter à vos yeux n’est pas un amour chrétien. Alice, Alice ! vos yeux regardent vers une chimère sentimentale, une chimère coupable et païenne. Vous n’êtes plus une petite fille. Vous avez vingt ans, l’âge d’une femme. Il n’est pas bon pour une femme d’être aimée autrement qu’en Dieu…

Il saisit sur la table le livre laissé ouvert :

– Écoutez la parole sacrée : Il est écrit : La femme est liée à la loi. Qu’elle se marie à qui elle voudra, mais seulement selon le Seigneur…

Mademoiselle Dax, contrite jusqu’au fond de l’âme, cacha dans ses mains son visage.

Une longue minute s’écoula.

Alors, dans l’une des quatre tours, la cloche des heures tinta.

– Trois heures et demie, – dit l’abbé Buire. – Voulez-vous vous confesser sans plus attendre, mon enfant ? Vous n’aurez que le temps de redescendre en ville ; c’est toujours vous, n’est-ce pas, qui allez chercher Bernard à la sortie du lycée ?

Mademoiselle Dax s’agenouilla. Et soudain les pensées lourdes qui couraient en houle sous son front s’apaisèrent. Une gravité monastique, une humilité de nonne en prière, entraient en elle, et la pacifiaient, dès l’approche du sacrement. Elle parla bas, comme on parle devant l’autel :

– Bénissez-moi, mon père, parce que j’ai péché…

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