Clary Mac-Farlane était bien changée. Les traces du long et cruel martyre qu’on lui avait fait subir se voyaient sur son visage pâle et amaigri ; sa taille, naguère si charmante en ses juvéniles proportions, se pliait, affaissée ; elle marchait avec peine et lenteur. Elle était belle encore ainsi pourtant, mais belle de cette beauté qui serre le cœur et fait compassion.
La tristesse éprouvée à l’aspect de Clary se fût changée en attrait irrésistible et délicieux à la vue de Susannah, parce qu’elle était là comme un bon génie veillant sur la faiblesse et la souffrance, parce que son sourire consolateur semblait descendre comme un baume sur la blessure cachée de la malade, parce que chaque fois que Susannah parlait, bien doucement et comme parle une jeune mère penchée sur le berceau de son enfant, la pauvre Clary se prenait à revivre.
– Voilà que vous marchez toute seule, chère petite sœur, dit-elle en franchissant le seuil du cabinet. Je n’ai presque plus besoin de vous soutenir. Savez-vous, Clary, que nous sommes maîtresses ici toutes deux ? on nous a enfermées ; mais j’espère bien trouver une route qu’ils n’ont point songé à barricader. Asseyez-vous, ma belle Clary, et reprenez haleine.
Miss Mac-Farlane se laissa tomber dans le fauteuil de Tyrrel avec un soupir de lassitude.
– J’étais à ses côtés, murmura-t-elle, et j’étais bien heureuse, car il m’aimait. Anna est venue. Il s’est mis aux genoux d’Anna. Mon cœur s’est brisé !
Sa bouche se contracta et son œil trembla comme il arrive au moment où les larmes sont près de jaillir.
– Mais j’aime encore Anna ! poursuivit-elle ; je ne lui dirai pas qu’elle m’a tuée.
La belle fille s’assit auprès d’elle et l’attira sur son cœur.
– Et vous faites bien de l’aimer, ma chère petite sœur, dit-elle, car elle est bonne comme vous. Pauvre enfant ! Ils ont torturé votre âme, les cruels, encore plus que votre corps. Écoutez-moi, Clary, ma belle Clary, vous allez être libre. Ne songez plus aux tristes visions qui ont tourmenté votre solitude. Tout cela n’est que mensonge, ma sœur.
– Je l’ai vu ! murmura miss Mac-Farlane en frissonnant.
Puis elle ajouta d’une voix sourde :
– Je sais une longue histoire. Notre nourrice nous la contait en Écosse. La jeune fille s’appelait Blanche, et le fils du laird avait nom Bertram. Blanche aimait le fils du laird…
Clary s’interrompit et baissa les yeux.
– Après ? dit Susannah en riant.
– Après ? répéta Clary qui releva ses paupières et fixa son regard dans le vide ; oh ! chacun sait ce qui arriva. Blanche l’aimait tant qu’elle le tua.
La tête de Clary se pencha sur sa poitrine. Sa main, qui était dans celles de Susannah, devint humide et glacée.
La belle fille redoubla de caresses et de douces consolations. Il y avait en elle une force de persuasion si pénétrante, qu’elle agit à la longue sur le cœur fermé de la pauvre Clary. Le charme opéra. Miss Mac-Farlane, ramenée un instant à la vie, jeta ses deux bras autour du cou de Susannah, et lui dit merci en pleurant. Susannah profita de ce moment lucide.
– Vous voilà reposée, petite sœur, dit-elle ; ne voulez-vous point venir embrasser Anna ?
– Anna ! répéta Clary ; qui sait ce qu’elle est devenue, mon Dieu ! Oh ! venez, madame, venez bien vite, et tâchons de la retrouver.
Miss Mac-Farlane s’était levée d’elle-même. Susannah se hâta de la soutenir et lui fit quitter la direction de la porte principale, vers laquelle Clary avait fait déjà quelques pas en chancelant.
– Nous sommes enfermées de ce côté, dit-elle ; venez, je sais une autre issue.
Susannah, soutenant toujours d’une main Clary Mac-Farlane, mit son doigt sur un bouton de cuivre qui semblait destiné à retenir les plis d’une draperie. Un grincement se fit sous la tenture, et une porte masquée, qui communiquait avec la maison abandonnée du numéro 9 de Winpole-Street, s’ouvrit toute grande.
– Victoire ! s’écria la belle fille, qui souleva entièrement Clary et la porta sans s’arrêter jusqu’au seuil du numéro 9.
Une demi-heure après, un fiacre s’arrêta dans Cornhill, devant la maison de mistress Mac-Nab. Susannah sauta sur le trottoir et regarda la façade avec des larmes dans les yeux.
– Oh ! que je l’ai bien souvent cherchée ! murmura-t-elle ; à présent, je n’en oublierai plus le chemin.
Elle frappa. Ce fut Anna qui vint ouvrir. La belle fille la baisa au front avant qu’Anna, étonnée, pût se reconnaître, puis elle lui montra le fiacre.
– Votre sœur est là-dedans, Anna, dit-elle.
– Ma sœur ! s’écria la jeune fille en s’élançant au dehors.
Susannah la vit franchir le marchepied du fiacre et mettre sa tête dans le sein de Clary. Elle resta une seconde immobile et les yeux humides, puis elle traversa rapidement Cornhill et monta dans un cab qui partit au galop pour l’hôtel de lady Ophélia, comtesse de Derby. Anna voulut se retourner pour rendre grâce à l’inconnue qui lui ramenait sa sœur. Elle ne vit plus personne sur le seuil. Seulement, une douce voix vint à son oreille parmi le fracas de la rue :
– Je reviendrai, disait cette voix.
Anna regarda du côté d’où partait le son. Elle vit une tête se pencher à la portière d’un cab au galop, – une belle tête avec un sourire de madone. Puis la foule se mit entre deux ; les grands omnibus passèrent ; Anna ne vit plus rien.
Ce soir-là, les deux petits lits blancs, qui s’alignaient, jumeaux, au fond de l’alcôve commune, dans la chambrette occupée par les deux sœurs, s’affaissèrent sous leur fardeau accoutumé. Mistress Mac-Nab allait de l’un à l’autre, embrassant Clary, embrassant Anna, et remerciant Dieu avec larmes.
Clary dormait, Anna avait un grand secret qu’elle ne s’avouait point ; – le savait-elle ?
Tyrrel et le docteur Moore, en quittant Winpole-Street, s’étaient rendus dans White-Chapel-Road, afin d’assister au conseil des lords de la Nuit. La séance fut, comme on le pense, bien remplie. La noble assemblée était en fièvre. On n’y comptait guère que par millions sterling.
Naturellement, le personnage important de la séance était derechef William Marlew, le sous-caissier central de la Banque d’Angleterre. Ce gentleman, dont les talents oratoires et arithmétiques nous sont suffisamment connus, calcula sur ses doigts qu’il faudrait douze cents hommes et trois nuits pour vider les caves de Royal-Exchange. Son calcul fut accepté comme sincère et véritable. Restait à savoir comment on introduirait douze cents hommes à la Banque.
Chacun se tourna vers le chef, M. Edward, comme si sa cervelle infaillible eût dû avoir en réserve des solutions pour toutes les difficultés. Le marquis de Rio-Santo était à son poste, au trône de la présidence, mais il ne prenait point part à la discussion, et s’entretenait fort activement avec sir Paulus, Bembo, Smith, Falkstone et le docteur Muller, qui n’était autre que notre connaissance l’Écossais Randal Grahame. Ces cinq lords étaient la camarilla du marquis, et nous retrouvons parmi eux, sauf le nègre chauve Absalon, qui commandait alors une barque d’observation dans les mers de la Chine, et le joyeux roi Lear, mort plein d’âge et de vertus quelques années auparavant, tous nos conjurés du bois d’Eagle-River, en Australie.
– Messieurs, dit Rio-Santo, je dois vous prévenir que, usant des pouvoirs à moi conférés par vous naguère, j’ai mis sur pied aujourd’hui le ban et l’arrière-ban de la Famille. Il faut que l’attention des agents du gouvernement soit détournée, et tout est disposé dans Londres pour qu’une émeute formidable éclate au premier signal.
– Mais les vingt-cinq millions sterling, s’il plaît à Votre Seigneurie ? insinua le révérend Peter Boddlesie, qui ne perdait pas aisément de vue le solide.
Cette interruption ne déplut à personne.
– Écoutez ! écoutez ! dit lord Rupert.
– Les vingt-cinq millions sterling seront à nous, monsieur, répondit Rio-Santo. Bien que le temps me presse, je consens à vous faire savoir ce que j’ai réglé à cet égard. Il y aura rush de nos hommes au bout de Prince’s-Street et dans Lokbury, dans Cornhill, dans Cheapside et dans King-William-Street, partout enfin aux abords de notre tunnel. Un passage restera ouvert néanmoins dans Threadneedle-Street, au bout duquel nos fourgons attelés en poste devront stationner. Sir William Marlew se tiendra à l’intérieur de la Banque avec ceux des gardiens qui nous appartiennent. Je dois dire à sir William que tout dépend ici de son aplomb et de sa célérité. Il aura sous ses ordres le nombre d’hommes qu’il jugera à propos de fixer, mais je l’invite à ne point dépasser vingt ou trente, parce que la confusion est ici l’obstacle le plus redoutable.
– Vingt ou trente ! se récria Marlew. Pensez-vous donc, milord, que vingt-cinq millions sterling, qui font six cent vingt-cinq millions, argent de France, et qui, évalués en dollars de l’Union…
– Je pense, monsieur, interrompit le marquis, que notre tunnel n’est pas aussi large que Regent-Street. Tout retard est fatal dans une entreprise comme la nôtre. J’ai avisé. Vous n’aurez à vous occuper, sir William, que de l’intérieur de la Banque et du transport des objets à l’orifice intérieur de notre galerie.
Rio-Santo cessa de s’adresser au sous-caissier central et se tourna vers le gros de l’assemblée.
– Voici ce que j’ai décidé, poursuivit-il. Pour éviter les allées et venues dans un boyau étroit, où il faudrait agir et marcher avec un ensemble que nous ne pouvons point attendre de nos hommes, j’ai pensé à établir une double chaîne communiquant des caves de la Banque à Prince’s-Street. De cette façon, notre proie, passant de main en main avec rapidité et sans interruption, arrivera bien plus sûrement à sa destination.
– Hurrah ! cria John Peaton.
– Je propose de voter, séance tenante, des remerciements au très noble marquis, dit le pair d’Angleterre.
– Devant le magasin de soda-water, reprit Rio-Santo, au bout de Prince’s-Street, se trouvera la tête de nos fourgons, protégée par une cohue de nos hommes. Aussitôt chargé, chaque fourgon prendra le galop par Threadneedle-Street, pour gagner Leaden-Hall, puis White-Chapel-Road, où nous avons, nous aussi, nos caves, messieurs.
– Et qui sera chargé de surveiller le transport ? demanda Moore.
– Vous, monsieur, et sir Edmund Makensie, répondit Rio-Santo. Les autres emplois seront à la volonté des gentlemen ici présents, saufs messieurs de la police dont le rôle est tracé. Il serait bon que chacun payât de sa personne et soutînt les groupes.
– Et, milord, demanda encore le docteur, où sera pendant ce temps Votre Seigneurie ?
– Là où il y aura du danger, monsieur, répliqua Rio-Santo.
Il se leva. Les lords de la Nuit se séparèrent, laissant seulement au lieu de la réunion Jédédiah Smith, avec ordre d’ouvrir les portes du Purgatoire à la tombée de la nuit, afin que la tourbe amassée là loin du jour fît irruption au dehors et augmentât d’autant, au moment de la crise, le désordre général.
Rio-Santo remonta dans sa voiture avec Bembo et Randal Grahame. Derrière, dans une autre voiture, Falkstone et Paulus Waterfield suivirent la même route, de sorte que les deux équipages arrivèrent en même temps dans Belgrave-Square. Il était alors quatre heures du soir. Les abords d’Irish-House étaient déserts.
Lorsque le marquis et ses trois compagnons entrèrent dans le salon d’Irish-House, il y avait deux hommes assis auprès du foyer. L’un de ces deux hommes, auprès duquel se courbait, caressant et confiant, le beau chien Lovely, était le laird Angus Mac-Farlane. Angus avait la tête penchée sur sa poitrine ; il ne remua point à l’entrée des nouveaux arrivants.
L’autre étranger, au contraire, se leva et salua gravement M. le marquis de Rio-Santo. C’était un homme chargé de vieillesse, à la physionomie ouverte et pensive, au large front, demi-chauve, où la méditation avait creusé de profondes rides. Il y avait en lui du tribun et il y avait de l’apôtre. On n’eût point pu dire si cet énergique visage avait derrière soi l’âme ferme et douce d’un conseiller de paix ou le cœur ardent d’un prédicateur de la guerre. Rio-Santo alla vivement vers lui et toucha sa main avec un mélange de cordialité et de respect.
– Soyez le bienvenu, monseigneur, dit-il, je vous attendais.