La jeune femme à qui Fergus O’Breane s’était adressé en entrant dans la ferme de Leed était belle, mais portait sur son visage triste et doux des traces de souffrance. Quant aux deux enfants qui se tenaient à ses côtés, jamais têtes plus angéliques ne tombèrent du gracieux et naïf pinceau de Greuze. La jeune femme répondit à la question de Fergus en désignant son mari qui se tenait à l’écart sous le manteau de la cheminée. Fergus le considéra longtemps avec attention.
– Y a-t-il donc une autre personne qui porte le nom d’Angus Mac-Farlane ? demanda-t-il.
La jeune femme baissa les yeux avec un pénible sourire. Son mari s’avança lentement vers Fergus.
– Il n’y a qu’un seul homme pour porter le nom que vous venez de prononcer, monsieur, dit-il d’une voix sombre, et c’est un de trop ! Ceux qui l’ont vu aux jours de son bonheur se retrouvent avec lui face à face et le méconnaissent. Mac-Farlane, lui, reconnaît encore le visage de ses amis, mais il ne sait plus leur nom. Comment vous appelez-vous ?
Fergus prononça son nom. Les traits flétris d’Angus Mac-Farlane s’animèrent d’une sorte de joie.
– Soyez le bienvenu, O’Breane, dit-il en lui tendant la main ; femme, embrassez votre frère et le mien ; enfants, fêtez l’ami de votre père.
Clary tendit son front en rougissant ; Anna sourit et s’enfuit.
– Réjouissons-nous ! reprit le fermier ; Amy ! n’y a-t-il plus de vin de France dans les caves de Leed ! Que Duncan aille chercher mon frère Mac-Nab ! Il faut nous réjouir.
Le ton d’Angus contrastait si étrangement avec ces joyeuses paroles, qu’une larme se balança aux paupières d’Amy, tandis qu’elle répondait :
– Vous aurez du vin de France, Mac-Farlane, et je vais envoyer Duncan chercher notre frère Mac-Nab.
Fergus l’arrêta d’un geste.
– Angus, dit-il, vous savez que M. Mac-Nab ne m’aime pas.
– C’est vrai. Pourquoi cela ?
– Parce qu’il protégeait Godfrey de Lancester autrefois.
– White-Manor ! s’écria le fermier qui chancela et tomba sur le siège qu’il venait de quitter, comme s’il eût reçu un coup dans la poitrine ; pourquoi me parle-t-on de White-Manor ? Sortez, Amy ! Emmenez les enfants ! Ah ! Fergus O’Breane, je suis aise de vous voir. Nous allons causer de White-Manor.
Mistress Mac-Farlane sortit. Fergus s’approcha du foyer et s’assit auprès de Mac-Farlane.
Angus, durant ces quatre années, avait vieilli de quinze ans. Fergus le contempla un instant avec tristesse et compassion. Angus et lui s’étaient aimés d’instinct ; ce sont ces amitiés-là qui restent.
– Je croyais vous retrouver heureux, Mac-Farlane, dit-il après un silence.
– Je suis heureux de vous revoir, frère, répondit le fermier qui semblait avoir repris un peu de calme ; je pleurai des larmes de colère lorsque j’appris votre malheur. Mon noble frère Fergus accusé d’assassinat, condamné pour assassinat ! car je ne sus votre accusation qu’avec le verdict du jury. Et ce fut la faute de Mac-Nab, qui ne vous aimait pas. Embrassons-nous, O’Breane, et dites moi que vous m’aimez comme autrefois.
– Je suis toujours votre frère, Mac-Farlane, et dans le projet qui occupe ma vie, vous avez votre place et votre rôle.
Angus passa la main sur son front.
– Des projets ! murmura-t-il. Que vous êtes jeune et beau, Fergus ! Mary vous aimait bien.
– Je n’osais vous parler de Mary, murmura O’Breane.
– Versez du vin ! s’écria le fermier ; où est le vin de France ? buvons !
Il s’était levé et avait mis un flacon débouché dans la main de Fergus. Celui-ci trempa ses lèvres dans le verre ; Angus l’acheva d’un trait et reprit :
– J’irai bientôt, moi aussi, à Botany-Bay.
– Pourquoi ? demanda Fergus étonné.
– Parce que je tuerai le comte de White-Manor.
– Mac-Farlane, dit Fergus, apprenez-moi tout ce qui touche la pauvre Mary. Je devine un malheur.
– Devinez dix malheurs, O’Breane ! Le bien de la famille nous a été enlevé par un procès inique. Mon père est mort. Ma sœur… Combien de larmes une femme peut verser avant de mourir !
– Mary n’est-elle pas comtesse de White-Manor ?
– Je le tuerai ! prononça Angus avec une explosion de haine, oui… Mary est comtesse de White-Manor… elle l’était du moins…
– Est-elle donc morte ? s’écria Fergus.
– Elle a un enfant, mon frère ; elle ne peut pas mourir.
– Mais, au nom de Dieu ! qu’y a-t-il alors ?
– Buvez, Fergus ! dit Mac-Farlane avec un rire convulsif et amer ; je le tuerai. Mac-Nab avait agi pour le mieux, je pense. Il croyait faire le bonheur de la pauvre Mary… Voilà huit mois maintenant que je reçus une lettre d’elle… vous la lirez, O’Breane. Je n’ai jamais rien aimé en ce monde autant que j’aimais Mary, et c’est pour cela que je voulais la voir votre femme. Ah ! c’eût été un jour heureux que le jour de votre mariage !
Angus se leva et ouvrit une armoire où il prit un portefeuille. Parmi les papiers qui s’y trouvaient, il en choisit un amolli et froissé par de fréquents contacts. Il le déplia d’une main tremblante.
– L’aimez-vous encore, mon frère ? demanda-t-il brusquement.
– Je l’aimerai toujours, répondit Fergus.
Mac-Farlane revint vers le foyer.
– Elle vous aimait bien ! dit-il ; mais pourquoi parler de cela ? Voici sa lettre… sa dernière lettre. Depuis, je suis allé à Londres pour la chercher ; je ne l’ai point trouvée.
Fergus prit la lettre qu’on lui présentait. En plusieurs endroits les caractères étaient à demi effacés par les larmes. Étaient-ce des larmes d’Angus ou de la comtesse de White-Manor ? Voici ce que disait cette lettre :
« Mon cher frère,
« Quand j’ai appris par votre dernier message que votre intention était de venir à Londres pour me consoler, pour me protéger, mon cœur s’est élancé vers vous. Vous m’aimez, vous, Angus, et vous êtes tout seul ici-bas pour m’aimer. Je pense que je retrouverais un peu de joie à vivre près de vous, à sentir autour de moi les murs chéris de la maison de notre père. Mais il m’est défendu d’espérer ce bonheur.
« Le soir même de la réception de votre lettre, j’ai quitté la maison que j’habitais depuis trois mois. Mon bon frère, pardonnez-moi si je vous fuis. Je suis sous le coup d’une menace terrible… Ma pauvre enfant bien-aimée ! si vous saviez !… »
– Où en êtes-vous, O’Breane ? demanda Angus en ce moment. Vous souvenez-vous combien elle était gaie autrefois ?
Il allongea ses deux mains sur ses genoux et demeura l’œil fixe, la tête penchée sur son épaule. Fergus poursuivit sa lecture.
« Si vous saviez, mon frère ! Vous êtes hardi et généreux ; vous voudriez me défendre. Angus, je vous connais, vous le voudriez… et ce serait un horrible malheur. J’aime mieux souffrir. Je suis heureuse de souffrir. Ne vous fâchez pas contre moi, mon frère ; si je m’éloigne de vous, c’est pour ma fille. La vengeance de milord a été bien cruelle ! Vous savez qu’après la scène honteuse de Smith-Fields il m’a pris ma fille. Mais vous ne savez pas tout, Angus. Hélas ! c’est là un malheur qui ne se devine point. Ma fille est entre les mains d’un scélérat, choisi peut-être pour jeter dans son âme d’ange des germes de honte et de corruption… »
– Pauvre Mary ! dit Fergus.
– Où en êtes-vous, O’Breane ?
– Il faut partir, frère ! à tout prix, il le faut !
– Je sais où vous en êtes ! murmura Angus en baissant la tête ; lisez encore.
« … Ma fille est prisonnière, et son geôlier est un monstre de cynisme, qui raille impitoyablement mes larmes et lève sur moi un impôt périodique pour ne point frapper mon enfant ! Moi, je reste à Londres, toujours à la charge de cet homme bienfaisant qui eut pitié de moi lorsque j’avais la corde au cou sur le marché de Smith-Fields. Je reste à Londres parce que je suis plus près de ma fille, parce qu’il me semble que je veille sur elle. Je ne la vois point, hélas ! ce misérable prend mon or et me refuse impitoyablement la grâce d’embrasser mon enfant, ne fût-ce que durant son sommeil. Il obéit à milord, mon mari.
« Je me cache, parce qu’il ne faut pas qu’un œil ami surprenne ma profonde détresse. Nul ne pourrait me voir, et vous moins que tout autre, mon noble Angus, sans essayer de me secourir et de me venger. Me venger ! Me venger ! Oh ! savez-vous, Angus ! ce monstre me l’a dit… et il le ferait, mon Dieu ! À la moindre tentative, il la tuerait !… »
En écrivant ce dernier mot, qui était presque illisible, la main de la comtesse de White-Manor avait tremblé violemment.
Il y avait encore deux ou trois lignes. Fergus continua.
« Et puis, disait la pauvre femme, j’ai un espoir. Cet homme a mis auprès de ma fille un muet et une malheureuse créature, dont le cœur n’est point méchant. Un jour, peut-être, je parviendrai à la gagner, et alors il me sera permis d’entrer dans la chambre de Suky, de l’embrasser, de la serrer dans mes bras. Oh ! que de bonheur, que de bonheur, mon frère… »
Fergus ferma la lettre. Il y avait sur son noble visage une double expression de pitié tendre et de profonde indignation.
– Il faut la sauver, dit-il.
Mac-Farlane secoua la tête et répondit :
– Il faut la venger !
Puis il ajouta :
– O’Breane ! vous ne savez pas tout encore.
– En effet, dit Fergus, certains mots dans la lettre de votre malheureuse sœur n’ont pas de signification pour moi. Elle parle de la scène honteuse de Smith-Fields…
Angus était plus pâle qu’un mort.
– Vous voyez bien que ma main tremble trop pour verser le vin, murmura-t-il en essayant de sourire. À boire, mon frère, j’ai soif ! Ah ! ah ! vous voulez savoir ce qui se passa dans Smith-Fields ? Écoutez ! Il y a deux ans et demi, les journaux racontèrent une évasion hardie, exécutée au dépôt de Botany-Bay. Votre nom était parmi ceux des fugitifs. Ma sœur devint enceinte. Quelques temps après, les journaux encore annoncèrent que les évadés de Botany-Bay étaient à Londres depuis longtemps. Pour la seconde fois, votre nom se trouvait dans leurs colonnes.
Un bruit courut ; quelques-uns l’attribuèrent à Brian de Lancester, le frère de Godfrey, qui est tout jeune, mais qui, déjà, fait à son aîné une guerre sans merci. Ceux-là se trompaient : je connais l’Honorable Brian, qui est un noble et généreux cœur. Toujours est-il que ce bruit rappelait vos fiançailles avec ma sœur, et disait… Fergus, sur votre honneur, combien y a-t-il de temps que vous êtes de retour en Angleterre ?
– Douze heures, répondit Fergus.
– Ne voyez pas dans mes paroles, frère, poursuivit Angus avec hauteur, l’expression d’un soupçon indigne… Ce bruit disait que vous l’aviez revue. Et White-Manor, le misérable, ouvrait avidement l’oreille à toutes ces calomnies. Il se repentait sans doute, lui, le pair opulent, d’avoir donné son nom à une pauvre fille.
« Voici ce qui arriva. Mary mit au jour un enfant. White-Manor se fit apporter le berceau dans son appartement et le considéra longtemps en silence. Il trouvait que l’enfant vous ressemblait.
– À moi ! s’écria Fergus étonné.
– À vous. Mary vous avait tant aimé ! Ceci se passait à White-Manor, dans le Northumberland, tout près d’ici. Mais il y avait bien longtemps que Godfrey nous avait éloignés, Mac-Nab et moi ; nous n’avions plus la permission de visiter notre sœur. Fergus, Mac-Nab est un honnête cœur. Il s’est souvent repenti d’avoir prêté les mains à ce mariage. Mais que disais-je ? Quand je parle de tout cela ma pauvre tête se trouble et il fait nuit dans mon cerveau.
– La ressemblance, dit Fergus.
– Oui, oui, interrompit Mac-Farlane ; je me souviens. La ressemblance ! Godfrey ne mit pas le pied dans la chambre de sa femme tant qu’elle garda le lit. Il ne revit point l’enfant et défendit qu’on le montrât à sa mère. Au bout de quinze jours, Mary fit ses relevailles. Elle avait demandé bien des fois avec des larmes son enfant, et ne le voyant point venir, elle le croyait mort, sans doute. Mieux eût valu que l’enfant fût mort.
« Ce jour, Godfrey de Lancester se rendit chez sa femme. Il était suivi de son âme damnée, un vil coquin du nom de Gilbert Paterson, qui portait un berceau entre ses bras. Mary s’élança vers le berceau et voulut soulever le voile dont il était couvert pour dévorer de baisers cette frêle créature qui allait être désormais sa passion, son amour, sa vie. Godfrey la saisit brutalement par le bras et la força de s’arrêter. Gilbert mit le berceau sur une table, au milieu de la chambre.
– Madame, lui dit White-Manor en arrachant le voile du berceau, cet enfant, qui est le vôtre, n’est pas à moi.
Mary le regarda, stupéfaite.
– Cet enfant est le fruit d’un crime, poursuivit Godfrey ; voyez, madame, et osez dire qu’il ne lui ressemble pas !
– À qui ? demanda notre pauvre sœur.
– À mon assassin, madame, à l’homme que vous avez aimé, à Fergus O’Breane.
– À Fergus ! répéta Mary dont le front s’éclaira de joie.
Ce fut sa condamnation.
Godfrey reprit :
– Regardez cet enfant, milady ; regardez-le bien longtemps et de tous vos yeux, car vous le voyez en ce moment pour la dernière fois !
Mary joignit les mains, brisée par ces cruelles paroles.
Elle pleura, elle pria, elle se traîna aux pieds de White-Manor. Celui-ci ne bougeait pas. Il semblait trouver un barbare plaisir à prolonger cette scène déchirante. Enfin, lorsqu’il fut ivre de sanglots, il fit un geste. Gilbert emporta l’enfant.
Mary était sans mouvement sur le plancher. White-Manor la somma rudement de se relever. Elle se releva. Il la poussa devant lui de marche en marche jusque sur le perron du château. Ici se trouvait encore Gilbert Paterson, qui avait à la main une corde de chanvre. Sous le perron, tous les domestiques et tenanciers de White-Manor étaient réunis. Au portail de la cour, il y avait une chaise attelée. Godfrey prit la corde des mains de Paterson, et…
Angus s’arrêta tout à coup et se leva en disant :
– Oh ! je le tuerai, je le tuerai, Fergus ! par la sainte mémoire de ma mère !
Il tremblait et haletait. Les mots tombaient avec peine à travers ses dents serrées.
– Et que fit-il ? demanda Fergus, qui tremblait aussi et dont le front se couvrait de sueur.
– Ah ! s’écria Mac-Farlane avec un gémissement étouffé ; ces Anglais sont lâches et n’ont point de pitié, mon frère. Mary était là, pâle et sans force. Il pesa sur sa main et la fit se mettre à genoux sur la pierre du perron. Puis il passa la corde de chanvre autour de son cou en disant à haute voix : Qui d’entre vous veut acheter cette femme ?