III RUINES FUMANTES

Certaines personnes accusent les romanciers de faire toujours intervenir soit la Providence, soit le hasard, au moment le plus opportun. Elles ne se rendent pas compte que l’imagination ou la fantaisie de l’écrivain n’y sont que pour fort peu de chose, tandis que les événements eux-mêmes naissent et s’enchaînent par la prévoyance des acteurs.

Ainsi, dans notre récit, il peut paraître étrange que le toit, pour s’écrouler, eût attendu qu’il n’y eût plus un être vivant dans le palais du gouvernement. Il semble tout aussi surprenant que, juste au moment où le fier sauveteur posa le pied sur le perron, une demi-douzaine de chevaux tout sellés se trouvèrent là, prêts à être enfourchés.

C’était uniquement la conséquence du sang-froid du marquis de Rio-Santo – on a déjà reconnu notre héros dans ce personnage mystérieux – et le résultat des précautions prises par lui. Dans le premier cas, il avait calculé très exactement le temps qu’il lui faudrait pour descendre l’escalier et l’avait jugé suffisant, sans quoi il eût sauvé lady Humphray et ses compagnes par les fenêtres. Quant à la présence des chevaux, tenus jusqu’alors hors de portée, elle faisait partie d’un plan mûri longtemps à l’avance. Ces montures ne tombaient donc pas du ciel et Fergus O’Breane, qui n’agissait jamais sans bien savoir ce qu’il allait faire, avait prévu depuis longtemps qu’il en aurait besoin. C’est là, d’ailleurs, la qualité maîtresse des hommes d’action et des grands génies. Quand Napoléon partait pour une campagne, tout en était combiné d’avance dans son vaste cerveau ; la part réservée à l’imprévu était infime. Or, le marquis de Rio-Santo, nous le savons, avait reçu des leçons de Napoléon.

Ce n’est pas davantage par une fantaisie de la plume qu’on retrouve en Australie M. de Rio-Santo bien vivant longtemps après qu’en Écosse Mary Mac-Farlane avait posé la main sur son cœur et ne l’avait plus senti battre. On verra plus loin qu’il n’y avait eu ni magie, ni miracle et, tout ceci posé, il est temps d’en revenir au récit.

Parmi la foule des convicts, il y eut bien un moment de stupéfaction quand apparut sur le seuil l’inconnu qu’ils avaient vu pénétrer seul dans le palais et qui en ressortait avec, entre ses bras, la femme du gouverneur, puis, derrière eux, toute une théorie de misses et de ladies, effrayées et fort à plaindre peut-être, mais qui, à plus d’un titre, sans parler de leur haute naissance et de leur incomparable orgueil de race, méritaient un châtiment exemplaire pour ces pauvres hères et bandits, vaincus des enfers de Londres, opprobre des Trois-Royaumes.

À vrai dire, ceci rentrait pour le marquis dans le cadre de l’imprévu et, s’il en acceptait la responsabilité, c’était par suite d’une décision toute récente. Toutefois, aux yeux des révoltés, sa conduite prêtait fort à la discussion. Ou bien il était avec l’émeute et, dans ce cas, il eût dû laisser rôtir lady Humphray et les autres ; ou bien il était contre et devait être traité en ennemi. Plusieurs penchaient pour cette dernière solution, arguant de ce fait qu’il était déjà intervenu de façon très suspecte pour arracher le gouverneur à de justes représailles.

Mais si beaucoup le pensaient, il en était peu qui avaient hâte de le dire, ce personnage mystérieux semblant être de ceux avec lesquels il est nuisible de parler trop haut. Quelques-uns pourtant eurent cette audace, réclamèrent la mort de la jeune femme comme ils avaient demandé celle de son mari. Il en fut même un qui osa proposer de dresser un bûcher sur la place et d’y attacher toutes ces ladies qui, par leurs maris, par leurs frères ou par leurs proches, avaient trempé dans la tyrannie et contribué à l’oppression. Celui-là, par hasard, était un Anglais : depuis Jeanne d’Arc, la tradition ne s’est pas perdue de brûler les femmes.

La foule se ruait déjà. Rio-Santo, impassible, la toisa avec mépris. Entre elle et lui, qui faisait de son corps un rempart à ses protégées massées sur les marches du perron, trois hommes se tenaient debout, le pistolet au poing : le cavalier Angelo Bembo, Randal Grahame et plus bas Tom Turnbull. Aux pieds de ce dernier, lord Humphray, couché sur le dos, regardait voltiger dans le ciel les flammèches échappées de son palais embrasé.

Soudain le toit creva ; une immense gerbe d’étincelles éclaira la nuit, projetant d’étranges lueurs sur le visage aviné des convicts, sur le torse nu des nègres mêlés à leur foule et sur le front énergique du marquis, qui tenait toujours lady Humphray toute blanche entre ses bras.

Il pouvait être minuit. Le spectacle était féerique. Des tourbillons de fumée montaient vers la voûte céleste, voilant le scintillement des étoiles ; toute la rade était illuminée par les reflets de l’incendie et, dominant la baie, s’estompaient les noires silhouettes des forts Phillip, Denison, Macquarie et Bradley-Point.

L’attention des rebelles s’était concentrée un instant sur l’écroulement du palais, qui achevait de flamber comme un bol de punch ; mais elle ne tarda pas à se reporter sur les acteurs d’une scène à laquelle ils ne comprenaient rien et qu’on ne daignait pas leur expliquer. Ces hommes étaient-ils leurs ennemis, leurs alliés, ou peut-être leurs chefs ? C’était ce qu’il importait de savoir.

Ils se le demandaient lorsque Snail, disparu depuis un instant, se fit place à travers leurs rangs, traînant derrière lui six chevaux par la bride.

Il n’y avait point de doute que celui-là fût des leurs, puisqu’il avait arraché le drapeau anglais et posé son pied sur l’odieux léopard ; mais pourquoi ces chevaux ? Or, rien n’est versatile et changeant comme les sentiments d’une foule en révolte. Que le moindre soupçon de trahison passe sur elle et la voilà qui fuit ou qui rougit de colère, prête aux pires excès. Celle-ci se persuada que la scène du drapeau n’était qu’une feinte pour le sauver et la meilleure preuve que celui qui s’était fait le défenseur du gouverneur et de sa femme était un traître, c’est qu’il se préparait à fuir. Les révoltés sautèrent alors à la tête des chevaux et formèrent autour du groupe une houle profonde et menaçante.

Le marquis était debout sur le seuil avec son cortège de femmes. Une balle siffla à ses oreilles et s’aplatit sur le mur ; son front, barré de sa cicatrice, ne trahissait en rien sa colère intérieure ; son regard d’aigle planait sur toutes ces faces bestiales, sur ces têtes destinées à obéir aux conceptions de la sienne et qu’il eût courbées sur l’instant, d’un mot ou d’un geste. Il dédaignait pourtant de faire ce geste et de prononcer ce mot, tant il avait de mépris pour ces bandits qui n’étaient que ses instruments pour un but plus haut placé que leur intelligence et aussi que leur violence. Pauvres brutes qui croyaient faire leur jeu et ne jouaient que le sien, qui voulaient lui imposer leur volonté alors qu’ils n’agissaient que par la sienne ! Il lui répugnait, à lui, d’avoir du sang aux mains, mais pour son œuvre il fallait qu’il en fût versé des torrents : c’était le leur qu’il avait choisi pour que ces flots, en roulant, submergeassent l’Angleterre.

Il fit un signe. Tom Turnbull s’élança pour arracher les rênes aux mains qui les tenaient.

– Place ! cria-t-il, en envoyant son poing dans la figure d’un convict plus forcené que les autres et qui refusait de lâcher prise.

– Place ! ajouta Randal, en en culbutant deux autres.

Snail était aux anges, ce petit homme adorait voir administrer de maîtres coups de poing.

– Oh ! oh ! dit-il, voilà de bien jolies caresses, par le diable !… Allons, vous autres, mes chers amis, laissez passer votre maître !

– Nous n’avons plus de maîtres, rugit un bandit en s’élançant vers Rio-Santo, le poignard haut levé… Plus de maîtres, et moins celui-ci que tous les autres !…

Une rumeur courut, des vociférations éclatèrent. La situation était grave. Les ladies tremblaient de tous leurs membres à la pensée qu’elles allaient être la proie de ces hordes en délire.

La cicatrice apparaissait très nette au front de Rio-Santo, qu’une sourde colère gagnait peu à peu. À la menace du rebelle, il répondit en sortant un pistolet de sa poitrine :

– Finissons-en, dit-il. Puisque celui-là ne veut plus de maître, qu’il soit fait à sa volonté.

Il ajusta et fit feu : la cervelle jaillit et l’homme tomba. Le marquis s’enleva sur l’étrier, coucha avec précaution lady Humphray en travers de sa selle. Ses compagnons montèrent à cheval, ainsi que la jeune fille qui était avec eux et qui vint se placer à sa gauche. Tom Turnbull avait attaché le gouverneur sur le pommeau de sa selle ; Bembo et les autres encadraient le groupe de ladies.

– Allons, ordonna à haute voix le cavalier Angelo Bembo, place à Son Honneur, vous autres, et défense à qui que ce soit de suivre.

La meute, hargneuse, mais domptée par cette fière audace, s’écarta d’elle-même et le cortège s’ébranla.

Un convict s’était approché de Snail qui fermait la marche. Il lui glissa à l’oreille :

– Cinq shellings pour vous, si vous me dites le nom de cet homme.

– Oh ! oh ! répondit Snail, donnez toujours, graine de pendu !

Il empocha les cinq shellings, et prit un air important :

– C’est Son Honneur, dit-il, en affectant de baisser la voix… En quel pays êtes-vous né, curieux coquin ?

– À Kingstown, tout près de Dublin, en Irlande…

– Eh bien ! tâchez de vous trouver derrière nous, quand nous irons à Dublin ; il y aura des chances alors pour que vous appreniez le nom de Son Honneur…

– Dieu me damne ! s’écria le convict en se frappant le front ; c’est lui le chef des United-Irishmen !

– Dieu vous damnera si c’est son idée, répliqua Snail ; pour ce qui est de ce que vous venez de dire, je n’en sais rien… Adieu, mon compagnon, et soyez discret.

Il n’est rien de tel que de recommander la discrétion à un bavard, si l’on veut le faire parler.

Le cortège n’avait pas fait vingt pas que déjà la nouvelle avait circulé de bouche en bouche et que les murmures s’étaient changés en acclamations. En effet, si tous ces hommes savaient vaguement qu’ils avaient un chef, aucun d’eux ne l’avait vu, ses ordres étant transmis par des lieutenants, et personne ne les discutant jamais. Il courait sur lui de fantastiques légendes ; les condamnés se les racontaient entre eux en les amplifiant encore, quand ils tenaient dans les forêts leurs assemblées secrètes. Aux yeux de certains, Anglais et Écossais, il n’avait d’égal en audace que Lucifer lui-même. Pour les Irlandais crédules et quelque peu mystiques, bien que criminels, il devait être l’exterminateur des Anglais, une sorte de Messie libérateur de l’Irlande. Ils ne cherchaient pas à le connaître, mais ils savaient qu’il existait et ils lui obéiraient en aveugles.

Ceci explique les transports de joie de ceux qui venaient de l’apercevoir un instant et qui avaient eu l’audace de menacer sa vie. À cette heure, ils avaient honte et remords. Pour les empêcher d’aller implorer leur pardon et lui faire escorte, il ne fallait rien moins que la défense expresse qui leur avait été faite de le suivre.

Cependant, la petite troupe avançait péniblement dans les rues jonchées de cadavres, entre la double haie de brasiers fumants qui, naguère, étaient des maisons. Quelques ladies avaient reconnu l’emplacement de la leur et pleuraient ; chacune d’elles cherchait des yeux parmi les morts le corps d’un des siens qu’il ne lui serait pas même permis d’ensevelir. Et, marchant dans le sang, ces jeunes et belles femmes éplorées, s’en allaient vers un problématique, peut-être un dangereux destin, à la remorque de cet inconnu qu’elles devaient bénir et qui était, à leur insu, l’instigateur de leur misère.

L’impression produite par ce cortège était pénible.

On eût cru voir passer un de ces vainqueurs de l’antiquité, au sortir d’une cité conquise, traînant après lui les plus belles des femmes de la ville pour en faire des concubines ou des esclaves. M. de Rio-Santo avait bien l’allure d’un conquérant dont aucune puissance humaine ne peut arrêter l’élan, dont l’indomptable sang-froid se sait à l’abri de toute émotion.

Quand son cheval hésitait devant un monceau de cadavres, le cavalier, pour le lui faire franchir, l’enlevait d’une simple pression de ses genoux nerveux ; si le râle d’un blessé montait jusqu’à lui, il ne l’écoutait pas, ou ne voulait pas l’entendre. Il n’en était plus à compter les morts, à plaindre les victimes : sa pensée allait plus loin, plus haut, vers le but.

Ce but, – toujours le même, – qu’il poursuivait depuis tant d’années avec cette âpre volonté de ceux qui ont un grand rôle à remplir, il l’avait une fois touché du doigt. Il avait suffi d’un fou en travers de sa route pour anéantir l’œuvre de la moitié de sa vie. Et, esclave acharné du devoir, il recommençait l’œuvre, l’édifiant sur des bases nouvelles. N’ayant pu porter le coup à la tête, il s’attaquait aux membres, jusqu’à ce que, tout le corps une fois désagrégé, la tête tombât d’elle-même : Sydney était l’un de ces membres, Sydney n’existait plus ! Irait-il jusqu’au bout de sa tâche ? Serait-il assez dépourvu de pitié pour entasser ruines sur ruines, cadavres sur cadavres ?

Lui-même se posait cette question au milieu de cette nuit dont il eût été impossible d’amoindrir la sanglante clarté, et la réponse lui vint de la poitrine de femme dont il sentait la chaleur contre la sienne, de ce cœur qui battait contre son cœur. Les lèvres pâles, les yeux clos de lady Nelly lui disaient :

Non, marquis de Rio-Santo, tu ne seras jamais sans pitié. Tant qu’une femme jeune et belle traversera ta route, tu seras aimé d’elle et tu l’aimeras peut-être. L’amour dominera tout le reste et souvent il te faudra des mois pour réparer ce que tu auras omis de faire dans une heure de plaisir. Reste quand même ce que tu fus toujours, ce que tu es encore : magnanime et chevaleresque, bon quand rien ne t’oblige à être féroce. Que le nombre des baisers donnés aux femmes aimées compense le chiffre des hommes qui seront tombés par ton ordre et pour le succès de ta cause. Quoi que tu fasses, l’amour est plus fort que toi.

De fait, celui qui lui eût dit le matin même qu’il arracherait à la mort la femme du gouverneur anglais, qu’il l’emporterait entre ses bras et qu’il était prêt à lui parler d’amour dès qu’elle rouvrirait ses beaux yeux, l’eût à coup sûr grandement étonné. Cependant il avait fait pis encore : il se retourna, contempla ce troupeau de femmes dont il avait sauvé l’existence pour les beaux yeux d’une seule. Ce coup d’œil jeté en arrière lui montra, sur sa gauche, l’étrange et ravissante créature qui, depuis le premier écueil auquel s’était heurtée sa volonté, vivait auprès de lui en faisant abandon de son être entier, pauvre petit satellite d’un grand astre. Par un retour subit sur l’ensemble de son existence, il les revit toutes, celles qu’il avait attachées à ses pas par des liens de tendresse, celles qu’il avait enchaînées par des liens de passion et aussi de luxure : Mary Mac-Farlane, lady Ophélia, comtesse de Derby, Léopoldine d’Autriche, l’impératrice brésilienne, Fanny Bertram, Harriet Perceval, Clary Mac-Farlane… et tant d’autres !

– Dieu m’est témoin, se dit-il en lui-même, que j’étais né pour aimer et non pour haïr. Les trois quarts de ma vie sont pourtant faits de haine et je ne suis pas à la moitié de ma tâche…

Il ajouta avec colère :

– C’est qu’il est dans le monde une nation maudite qu’on nomme l’Angleterre, un pays de souffrance qui s’appelle l’Irlande et des scélérats comme White-Manor !

Un incident vint modifier le cours de ses pensées. Sans cesser tout à fait, la fusillade s’était peu à peu affaiblie et il n’y avait guère prêté attention. Brusquement elle éclata près de lui, dans Saint-Marc street, petite rue transversale qui va du pont tournant à la place de la cathédrale Saint-André. Là, apparurent une cinquantaine d’habits rouges poursuivis par la meute des convicts. Il n’eût point bronché si l’engagement qu’il avait pris de mettre en sûreté lady Humphray et ses compagnes ne lui eût fait un devoir de les soustraire au moindre danger. Il donna l’ordre à Bembo de faire hâter le pas aux ladies.

Les soldats se repliaient en désordre, brûlant leurs dernières cartouches. Ils n’avaient pu atteindre le palais du gouvernement et refoulés, harcelés de toutes parts, ils fuyaient presque. C’était là tout ce qui restait de la garnison de Sydney. Cette débâcle marquait la dernière convulsion de la puissance britannique sur le coin de terre anglanisé par la force.

L’officier, dont tous les efforts pour ramener ses hommes au feu, restaient impuissants, était celui-là même qu’on a vu au palais du gouverneur.

Jadis nous le vîmes à Londres dans le salon de lady Campbell, alors que, sportman émérite, il voyait triompher ses couleurs sur tous les hippodromes. Un jour, dégoûté du turf et pris d’une attaque de spleen comme doit en avoir au moins une fois en sa vie tout Anglais qui se respecte, lord John Tantivy s’était suicidé d’une originale façon : il avait piqué une tête dans les rangs de l’armée en achetant une compagnie.

Quand il aperçut le cortège, un frisson le secoua de la tête aux pieds et il se mit à trépigner de rage. Que faisait là lady Humphray, inerte et pâle, emportée par cet homme entrevu tout à l’heure sur la place et dont il ignorait le nom et la qualité ? Était-elle évanouie, blessée… peut-être morte ? Il vit aussi des femmes en larmes qui suivaient et, garrotté sur la selle de Tom Turnbull, le corps du gouverneur reconnaissable à son uniforme.

Celui-ci lui importait peu. La stupéfiante pusillanimité dont il avait été témoin le lui rendait indifférent. Mais il ne pouvait en être de même pour la courageuse femme emportée dans les serres d’un vautour. Il eut aussi un peu pitié pour les autres, car il avait dansé avec toutes, flirté avec plusieurs. Mais lady Nelly, celle-là, à tout prix, il lui fallait la sauver.

De ses anciennes victoires sur les champs de courses, les seules qu’il eût encore à son actif, lord John avait conservé une certaine fatuité de viveur rarement éconduit et la spontanéité de son mouvement cachait un espoir secret : c’était bien le diable si, arrachant la jeune femme des griffes de son ravisseur, il n’en tirerait pas quelque preuve de reconnaissance ?… C’est ainsi qu’on se bâtit des châteaux en Espagne et que, même vaincu, on escompte une problématique victoire à venir.

N’ayant pas le loisir de donner beaucoup de temps à la réflexion, il fut d’avis qu’entre le gibier d’importance qui se présentait à lui et celui qu’il traquait, – ou par lequel il était traqué, – depuis deux heures, il n’y avait pas à hésiter un instant. Il rassembla donc ses hommes et les lança sur la nouvelle piste.

C’était téméraire, si l’on songe que la meute hurlante et dix fois supérieure en nombre des convicts et des bushmen le serrait de près par derrière. En tuant celui qui emportait lady Nelly et en s’emparant de son cheval, il courait chance de faire œuvre plus utile qu’en brisant quelques têtes de rebelles de plus ou de moins. Bien que fat, il était brave et l’amour qu’il croyait ressentir pour la belle captive lui donnait de l’audace.

Dans le temps qu’il mit à parcourir l’espace le séparant de la petite troupe, celle-ci avait disparu à ses yeux. Il ne lui fallut que quelques minutes pour la rejoindre au tournant de la rue et constater, non sans surprise, qu’elle avait modifié ses ordres de marche et pris ses dispositions de combat. Les cinq hommes à cheval avaient fait volte-face et présentaient un front de bataille qui barrait la rue. Chacun d’eux avait une paire de pistolets aux poings, à l’exception de Turnbull et du marquis, dont une seule main était libre et armée. Le dernier avait rabattu sur son visage les bords de son vaste chapeau ; peut-être ne voulait-il pas être reconnu par sir John Tantivy.

Attaquer cinq hommes avec cinquante parut indigne à l’officier ; on lui en doit tenir compte en sa qualité d’Anglais. Il se contenta donc de donner à ses soldats l’ordre de mettre en joue et s’avança à quelques pas de ses adversaires :

– Qui que vous soyez, leur cria-t-il, je vous somme de jeter vos pistolets à terre et de vous rendre. Le feu des cinquante fusils braqués sur vous n’en laisserait pas un seul debout.

Rio-Santo le toisa :

– Votre invitation est fort aimable, monsieur, répondit-il. Cependant nous ne ferons rien de ce que vous désirez.

– Prenez garde, répliqua l’officier en se montrant, vous qui vous servez du corps d’une femme comme d’un bouclier.

– Qu’à cela ne tienne, monsieur ; en me visant à la tête, lady Humphray ne court aucun danger.

Il se haussa sur ses étriers, de façon à présenter toute sa poitrine aux balles. Un sardonique sourire abaissait le coin de ses lèvres et ce fut avec une profonde expression de dédain qu’il reprit :

– Sir John Tantivy, je suis heureux d’avoir l’occasion de vous saluer si loin de la métropole. Sa Majesté a fait en vous une bien méritante recrue… Mais je n’ai pas le temps, vraiment, de m’entretenir avec vous aujourd’hui, ce que je ferai volontiers si nous nous rencontrons jamais. Adieu, monsieur, j’aurai le plaisir de présenter vos hommages à lady Humphray.

La foudre tombant sur la tête du lieutenant ne l’eût point paralysé davantage. Quel était cet homme qui venait de l’appeler ainsi par son nom et dont il n’avait pu distinguer le visage ? Il essaya bien de rappeler ses souvenirs, de chercher dans l’allure et le port de tête de l’inconnu quelque chose qui pût le mettre sur la trace, mais celui-ci avait déjà tourné le dos et se disposait à reprendre sa place en tête de la colonne.

Le trouble de sir John Tantivy dura peu. L’instant était décisif, car les convicts allaient prendre à revers sa compagnie et la balayer.

– Vingt guinées à qui m’abattra cet homme ! s’écria le lieutenant en désignant Rio-Santo.

– Nos fusils sont vides, répondirent les soldats.

– J’ai encore une balle, la dernière, murmura l’un d’eux ; mais le sang qui me coule dans les yeux m’empêche de viser.

Il avait, en effet, une large balafre au sommet du front et des filets de sang zébraient sa longue face osseuse. Les vingt guinées ne le tentaient pas, d’ailleurs ; il y avait derrière lui deux mille convicts pour les lui prendre.

Il tendit son fusil à l’officier, celui-ci épaula et ce fut un faible cri, poussé par une voix de femme, qui répondit à la détonation.

– Misère de moi ! s’écria-t-il avec rage en voyant son ennemi se pencher vivement pour soutenir la jeune fille qui chevauchait à ses côtés ; ce n’est pas lui que j’ai tué !…

Il jeta son arme au moment même où une large lance, lancée par Randal Grahame à la façon mexicaine, venait s’enfoncer, en vibrant, sous son aisselle.

Une écume sanglante moussa à ses lèvres et il s’abattit avec, dans ses yeux déjà vitreux, l’image de lady Nelly qui ne le voyait même pas mourir.

Ainsi prit fin, en sa fleur, la carrière militaire de lord John Tantivy, ex-sportsman.

Aussitôt s’engagea autour de son corps une lutte féroce et corps à corps. Plus les baïonnettes des soldats acculés trouaient de poitrines et plus il s’en présentait qu’elles ne pourraient jamais atteindre. Les coutelas des bushmen travaillaient avec un effrayant entrain et les crosses de leurs carabines déchargées, maniées en façon de massues, résonnaient sur les crânes avec un bruit sourd. Bientôt il n’y eut plus d’habits rouges sur le pavé de George-Street, sauf ceux qui gisaient à terre, râlants ou morts.

En deux heures, Sydney avait changé de maîtres, ou pour mieux dire n’en avait plus, car, au milieu de la ville fumante, au centre de cette agglomération de ruines, la cathédrale Saint-André, alors en construction, dressait seule le squelette géant de son échafaudage intact.

Ainsi l’avait voulu dont José Maria Tellès de Alarcaon, marquis de Rio-Santo, condamné jadis à mort dans Old-Bailey par la cour d’assises du Middlesex. Par cette terrible exécution il venait de prouver à l’Angleterre qu’il était bien vivant et qu’il allait son chemin de haine, de vengeance et d’amour.

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