Ce soir-là, l’aspect de la rade de Melbourne était impossible à décrire. On se fût cru transporté à Venise, une nuit de fête au Palais des doges.
Des barques pavoisées, amarrées au quai du bas du port, se remplissaient d’officiers, de gentlemen, de ladies et de misses en grande toilette et en grande liesse. Des appels, des éclats de rire, retentissaient de toutes parts. La flamme vacillante des torches jetait des lueurs passagères sur de joyeux visages, sur les bijoux ruisselant aux épaules nues, sur les bras nus chargés de bracelets ; la lune, presque timide devant ces éblouissements, baignait le tout de sa clarté pâle.
Les corvettes, de leur côté, se détachaient superbement sur la ligne sombre de l’horizon barré par la haute mer et par les contreforts montagneux s’avançant de chaque côté du port comme les gigantesques pinces de tenailles entrouvertes. Le long des vergues, des haubans et des bastingages, couraient des rampes de feu ; l’ombre produite par les bâtiments eux-mêmes semblaient un grand trou noir, d’où émergeaient des bouquets d’artifice ; puis un cercle lumineux se formait sur la mer, s’agrandissait ; les reflets dansaient sur les vagues comme des paillettes d’or. C’était un spectacle inoubliable et féerique.
À un signal, plus de cinquante embarcations quittèrent le quai, se groupèrent derrière la plus grande où flottait, à la hampe de l’arrière, le pavillon britannique. Sous un dais de velours vieil or se tenaient debout le gouverneur en grand uniforme, les officiers supérieurs et les principaux fonctionnaires de la colonie. Sur des banquettes également tendues de velours étaient mistress Lucretia, dans une pose étudiée et nonchalante, des jeunes femmes et des jeunes filles parées à merveille et dont les bras étaient chargés de fleurs. Les autres embarcations suivaient, déployées en éventail.
La Sournoise était embossée légèrement en avant des deux corvettes voisines, de façon à permettre l’accès de son échelle de coupée. La femme du gouverneur, aidée par le cavalier Bembo, qui se tenait sur la basse plate-forme de cette échelle pour recevoir les dames, fut la première à poser le pied sur les marches de caillebotis et son mari la suivit. Sur le pont, Randal Grahame les fit asseoir un instant sur un sofa préparé tout exprès, pour donner le temps de monter aux deux cents personnes qui, peu à peu, venaient se ranger derrière les représentants de l’autorité britannique.
Alors seulement le marquis de Rio-Santo parut, ayant à son côté Clary Mac-Farlane et derrière lui les commandants de ses cinq bâtiments.
Cette apparition provoqua une assez vive surprise et peut-être une légère déception. Les femmes s’attendaient à trouver un fastueux Oriental, aux vêtements étincelants d’or et de pierreries. Or, l’homme qui se présentait à elles portait un costume européen strictement élégant et correct, comme on en voit aux gentlemen les plus fashionables de Londres. Mais ses cheveux noirs rejetés en arrière, découvrant un front large et noble, sa fine moustache relevée à l’espagnole, la souplesse et la majesté de sa haute taille, et surtout l’éclat profond de ses yeux en imposèrent immédiatement à tous. Il rayonnait de mâle beauté et de force vive, semblait un Apollon égaré dans les cercles modernes. Un frémissement d’admiration courut parmi l’élément féminin, et les hommes fixèrent leurs regards sur l’arc nettement dessiné des sourcils, qui donnait à tout le visage un air de hauteur fière et de suprême énergie.
Quels que fussent son nom, sa nationalité, sa richesse, celui-là à coup sûr était un maître. Une minute après, il n’y avait personne pour en douter.
Il parla, et le timbre chaud de sa voix, au-dessus du bruit des vagues, produisit le son d’une harpe d’or. Sans incliner sa tête majestueuse, il s’avança vers mistress Greenough Gruppe et son mari, les remercia d’être venus, ainsi que les personnes qui les accompagnaient. Il présenta Clary Mac-Farlane, sans lui donner aucun titre, et rapidement, en bloc, les commandants des corvettes. La comtesse Cantacouzène n’eut pas cet honneur et ne s’en montra pas trop vexée. De lui, Rio-Santo ne dit pas un mot, et ceux qui le connaissaient bien eussent pu voir une fine ironie dans son sourire.
Offrant son bras à mistress Lucretia, tandis que Clary acceptait celui du gouverneur, le marquis fit visiter la Sournoise à ses hôtes. Il parlait l’anglais le plus pur avec une élégance naturelle ; sa conversation était brillante et grave. La femme du gouverneur, en frottant ses anguleuses épaules au bras de son cavalier, sentait dans ce corps voisin du sien une puissance musculaire énorme, une intensité de voix considérable. Elle se sentait auprès d’un homme, dans toute l’acception du terme, et son âme s’emplissait d’orgueil en comparant le moment présent et ceux où d’autres hommes fats, légers, jusqu’aux plus grotesques et aux plus nuls, s’éloignaient d’elle après l’avoir lorgnée d’un air moqueur.
Elle n’avait pas encore dépassé la trentaine. Elle se trouvait à cet âge des aspirations violentes où la femme, en possession de toute sa sève et de toute sa vigueur, regarde haut et loin devant elle. Triomphante au bras de Rio-Santo, celle-ci perdait de sa laideur, l’illusion de sa gorge avait même d’étranges tressaillements.
Mais les hommes en général, – le marquis à plus forte raison, – ne deviennent jamais amoureux d’une femme laide et en même temps intelligente. Dépourvue d’esprit, elle est souvent stupidement coquette ; en ayant, elle peut aimer beaucoup elle-même, mais presque jamais être aimée avec passion. L’amour a pour base le désir de posséder un objet rempli de charmes ; si les charmes manquent, il n’y a pas d’amour, aussi quand une femme possède le don de plaire, rien ne la peut mettre en fureur comme d’être appelée laide.
Un jour que deux dames de la cour s’étaient jetées à la face les plus grossières injures, on en fit part au duc de Roquelaure :
– Se sont-elles appelées laides ? demanda-t-il avant toute autre question.
– Non, pas cela, mais tant d’autres choses…
– Le reste ne compte pas, repartit le duc en riant ; je me charge de les réconcilier.
Jamais on n’avait appliqué cette épithète à mistress Lucretia ; toutefois, on lui avait assez souvent fait comprendre combien elle la méritait. Le premier homme qui s’était permis d’agir autrement était son mari, nous l’avons vu. Un autre aujourd’hui se montrait assez chevaleresque pour ne point paraître s’en apercevoir et la traiter en jolie femme ; et celui-là était un prince ! Il y avait de quoi troubler les esprits de l’Anglaise.
Le luxe déployé à bord faisait l’étonnement des visiteurs auxquels rien ne fut caché, excepté la cabine du maître et celle de Clary. Les affûts des canons étaient parés de fleurs, de la poupée à la volée ; ils semblaient bâillonnés par des guirlandes de roses. Ainsi une jolie maîtresse met ses doigts sur les lèvres de son amant, pour empêcher d’en sortir un blasphème contre l’amour.
Les gardes-corps des ponts volants jetés entre chaque navire étaient également garnis de fleurs de muscadier odorant et d’eucalyptus. Les matelots en grande tenue, la hache d’abordage au poing et les pieds nus, formaient la haie, immobiles. Rien ne remuait d’eux, sinon leurs yeux soudain allumés à la vue d’un corsage, ou l’éclair de leur prunelle se croisant avec l’étincelle d’une œillade provocante.
Le couvert avait été dressé, sur le pont de chaque bâtiment, par table de dix personnes. Nul n’eût pu se figurer qu’il fût possible de traiter une quantité aussi considérable de convives. Autour d’énormes et splendides baquets, les services s’alignaient, symétriquement disposés et plus ou moins riches, suivant qu’ils étaient destinés à telle ou telle catégorie de personnes.
Une seule chose laissait peut-être à désirer. Rio-Santo s’en excusa :
– Parmi mes matelots, dit-il à mistress Greenough Gruppe, se trouvent cinq ou six musiciens et nous disposons d’un piano à bord de la Sournoise. L’orchestre sera donc bien maigre ; à mon grand regret, je ne puis faire mieux.
– Oh ! ne vous mettez point en peine, protesta-t-elle avec un cliquetis de ses dents jaunes, qui étaient à elles seules tout un orchestre. Un fifre et une cornemuse suffiraient amplement, ajouta-t-elle.
Le marquis sourit et reprit :
– Personnellement, je ne suis pas musicien. Une seule musique me ravit : c’est le fracas de la tempête, la rafale dans les hautes futaies, le sifflement du vent dans les gorges des montagnes… c’est surtout le grondement du canon par une nuit comme celle-ci.
Sa voix sonore et grave semblait elle-même un écho de celle du bronze. Mistress Lucretia se serra contre lui :
– Écoutez le canon de loin, puisque ça vous plaît, glapit-elle, mais puisse ma prière vous détourner d’y exposer votre vie si précieuse.
– Il est beau, madame, s’écria Rio-Santo, se parlant plutôt à lui-même en ce moment, il est beau de combattre pour le droit, pour la justice et pour la liberté !
– Vous devez être un lion dans le combat ! s’écria-t-elle, enthousiasmée plus que de raison. Heureuses celles qui ont pu vous y voir !
Le marquis fronça les sourcils. Il venait de se laisser aller à suivre ses pensées et à les exprimer devant une femme dont il ne lui plaisait guère d’exalter les sentiments. Il redevint immédiatement impassible et froid.
– Toutes ces personnes m’étant inconnues, dit-il, vos conseils seront peut-être nécessaires pour assigner à chacun la place qui lui convient ?
– Je vais m’en charger, si vous le voulez bien, dit-elle vivement, avec le désir de lui être agréable. Je possède une certaine autorité sur la colonie, ajouta-t-elle avec un sourire orgueilleux, et je puis bien l’exercer ce soir en votre nom.
– Merci, dit le marquis.
En même temps, il appela le cavalier Angelo Bembo et le mit à la disposition de mistress Greenough Gruppe pour l’aider dans sa tâche. Puis, lui-même pria qu’on voulût bien l’excuser quelques minutes et gagna sa cabine où Randal vint le retrouver aussitôt.
La joie de Rio-Santo n’était pas souvent apparente ; mais, ce soir, malgré lui, son front s’éclairait d’une lueur.
La fête est commencée, dit-il. On s’en souviendra à Melbourne. Les échos du bal s’en iront tout à l’heure vers Londres sur les ailes du vent, et quand, à Saint-James, on demandera à ceux-ci qui était le maître de ballet, ils pourront répondre :
« – C’était le marquis de Rio-Santo ! »
– Tout est prêt, murmura Grahame.
– Pas encore, les embarcations qui stationnent autour des corvettes me gênent. Dès qu’on sera à table, dis-leur de retourner au quai et de revenir seulement une heure après minuit. Elles n’auront pas cette peine. Toutefois, les airs que nous allons jouer d’abord sont pour la haute société et non pour la racaille : celle-ci aura le sien plus tard !
Resté seul un instant, il plongea sa tête dans ses mains et réfléchit :
– Tant pis ! murmura-t-il, le sort en est jeté. L’Australie sera longue à se relever de ses ruines, et j’aurais du moins épargné bien des vies. Ces gens ne sont pas responsables des crimes de l’Angleterre : si elle doit cesser d’être, ils ne cessent pas eux, d’avoir droit à l’existence. Il me suffit de les écarter de ma route ! Allons notre chemin !
Il glissa un poignard dans l’une de ses poches et remonta sur le pont. La distribution des places était presque achevée ; personne ne songeait à contester les listes dressées par la femme du gouverneur. Celui-ci se bornait à des frais d’amabilité envers Clary, dont il comparait la beauté à la laideur de son épouse. Mistress Lucretia n’avait pas le temps de le surveiller, car dans sa tête dansaient bien d’autres idées.
Parmi les matelots, il y avait des Écossais, par conséquent des cornemuses. On entendit tout à coup descendre des hunes des airs graves et monotones, les vieilles légendes patriotiques de l’Écosse et les antiques chants scandinaves, gardés jalousement par la tradition à travers les âges.
À Paris, on soupe après le bal ; à Londres, la maîtresse de maison en use suivant son rang. Un maharajah de l’Inde, égaré dans le port de Melbourne, avait bien le droit d’agir à sa guise et de commencer par là : cela pouvait être dans ses mœurs à lui. La raison, à vrai dire, était autre. Rio-Santo ne voulait pas que ses invités fussent à jeun pour danser.
Le marquis offrit son bras à la femme du gouverneur et l’amena à sa place ; les tables dressées sur le pont de la Sournoise avaient été réservées aux principaux personnages, et, très rapidement, chacun fut installé. Les matelots allaient et venaient pour le service, stylés comme des maîtres d’hôtel de la reine, sous la haute direction de Snail.
– Ah ! si Madge était là, et ma pauvre sœur Loo ! soupirait celui-ci à l’oreille de Paddy O’Chrane.
Et Paddy répondait :
– Oui, mon enfant, coquin du diable ! Moi aussi, je voudrais bien avoir à ma droite mistress Dorothy Burnett, le diable m’emporte ! Et, pourtant, il y a de bien jolies femmes ici, petit serpent, abominable matou !
N’ayant pas le temps de s’épancher plus longuement touchant leurs tendresses rétrospectives, leur conversation s’arrêta là.
Le marquis de Rio-Santo, étincelant de verve et plus brillant que jamais, traitait vraiment ses hôtes en grand seigneur. Il buvait bien quand il lui en prenait envie. Et, ce soir-là, il désirait qu’on lui tînt tête. Le champagne, les vins d’Espagne, les liqueurs fortes coulaient à flots : il fallait que les femmes fussent émoustillées pour la danse, que leurs yeux pétillassent comme le vin dans leurs verres. Au bout d’un quart d’heure, plusieurs déjà parlaient haut et des rires s’égrenaient ou fusaient dans le calme du soir.
Le cavalier Angelo Bembo était un aimable garçon, et si, aux yeux de certaines, il semblait moins beau que Rio-Santo, il n’en allumait pas mois les désirs sur son passage. Il allait parmi les groupes, le verre en main, et le choquait à la mode française. Il se penchait, frôlait des nuques et des bras qui se prêtaient à cette caresse passagère et semblaient vouloir la prolonger. Les ex-laveuses de vaisselle se souvenaient de caresses brutales ; les siennes, d’une grande douceur, avaient le piment de l’inconnu. Leurs regards s’attachaient à lui, et l’une d’elles prétendit l’avoir vu déjà une fois à Londres, avec son maître, dans Belgrave-Square. Bembo haussa les épaules. La femme était mûre déjà ; il s’en débarrassa par un compliment :
– La dernière fois que je fus à Londres, dit-il, vous étiez, madame, encore toute petite. Je ne passai pas dans Belgrave-Square et je n’étais pas avec mon maître.
Il s’en alla choquer son verre ailleurs, excitant tout le monde à boire, même les hommes qui n’avaient pas besoin de ce stimulant. À la table de Paddy O’Chrane, deux matelots ne suffisaient pas à remporter les bouteilles vides. D’un coup d’œil, Rio-Santo embrassait l’ensemble du spectacle. Il était content des convives. Cependant, ce n’était rien encore, le bal allait leur donner soif, et, pendant des heures, on pourrait boire. Un buffet devait rester en permanence à l’avant de chaque navire ; dans les cales il y avait des barriques de vin et des paniers de liqueurs. On danserait la valse française et la valse fait tourner les têtes. Or, quand les têtes tournent, il faut boire : un verre de sherry-brandy aux danseuses, un verre de coktail aux danseurs.
Mais l’orgie n’entrait pas dans les plans du marquis. Il voulait avoir des convives aux idées saines à l’heure où s’achèverait la fête, car le peu qu’il avait à leur dire devait être entendu de tous.
Un certain nombre, officiers ou fonctionnaires en uniforme, étant venus avec leur épée ou leur sabre, on les en avait obligeamment débarrassés avant de se mettre à table, sous le prétexte que ces armes leur seraient un embarras pour luncher et surtout pour danser ; depuis, personne, si ce n’est quelques gens du navire, n’eût pu dire ce qu’elles étaient devenues. Leurs propriétaires ne s’en inquiétaient point : on les leur rendrait au moment du départ, comme cela a lieu dans les salons bien tenus de Londres.
Rio-Santo se leva, porta un toast à mistress Greenough Gruppe et aux dames de Melbourne : sa galanterie eut de formidables échos. Quatre cents bras se levèrent pour acclamer l’amphitryon inconnu, à qui nul ne songeait pourtant à demander son nom, et des quais on entendit une triple salve de hurrahs.
Au début du lunch, quelques curieux avaient pourtant interrogé Paddy O’Chrane, Snail ou des matelots. Les femmes surtout eussent voulu connaître ce nom, car à quoi bon le souvenir d’un homme entrevu dans un tel faste, si l’on ne peut dire : « J’ai soupé à la table d’un prince, j’ai dansé avec un prince et c’était le prince Un Tel, le plus puissant de l’Inde » ?
Mais la consigne était sévère et Paddy O’Chrane, particulièrement harcelé par sa voisine, une Espagnole empâtée et lourde, dont le genou seul était léger, le bon capitaine s’était risqué à répondre :
– Eh ! tudieu, dame de Satan, mon bien cher cœur, lui-même vous le dira ce soir : c’est sa surprise. Il laissera aux Melbournais un petit souvenir où son nom sera écrit en grosses lettres. Par le diable ! mes enfants, prenez patience, vous saurez qui vous a fait danser.
Cette promesse avait suffi pour calmer les curiosités et l’on avait trop à faire de manger, de boire et de se presser les genoux sous les tables, pour avancer d’une heure l’instant de savoir.
En attendant, on acclamait le héros de la fête. Enfin, Rio-Santo jugea l’effervescence suffisante pour ouvrir le bal. Le festin avait duré une heure ; il fallut cinq minutes pour en faire disparaître les traces matérielles ; en si peu de temps les tables et les bancs furent enlevés comme par enchantement et le pont, rendu libre, attendit le pas des danseurs. Les estomacs seuls, les cerveaux bouillants et les yeux allumés pouvaient garder trace de ce qui venait d’avoir lieu.
Tous les honneurs à mistress Lucretia. Le marquis ouvrit le bal avec elle. Aussi sentait-elle se heurter dans sa tête mille pensées qui jamais n’y étaient venues jusqu’à ce jour. Ils étaient loin les soirs où nul ne l’invitait parce qu’elle était trop laide ; loin tous ceux qui n’avaient pas su la comprendre, n’avaient point vu qu’elle avait un cœur comme les autres et des aspirations semblables. À la vérité, avait-elle eu un cœur avant ce jour ? Elle hésitait à se poser la question et se faisait à elle-même une étrange réponse. Elle était presque sûre d’avoir entendu parler jadis de l’amour sans le connaître… jusqu’à ce soir. Malgré lui, Rio-Santo exerçait son charme et la fascinait. Adieu la respectability, le cant et le rigorisme ; elle avait oublié la Bible ; elle eût renié Dieu, son mari, l’Angleterre, et si son danseur lui eût dit qu’il était Lucifer, elle eût adoré le diable à deux genoux. Semblable à une figure vivante de la danse macabre d’Holbein, elle allait, à demi pâmée, souhaitant que cette nuit durât toujours.
Ah ! si la pauvre femme eût pu lire dans le cœur de Rio-Santo, quelle amère ironie elle y eût trouvée ! Comme elle eût compris l’impossibilité d’allier la beauté à la laideur, d’unir des choses qui se repoussent d’elles-mêmes ! Rio-Santo avait aimé des filles d’Albion, pour la splendeur de leurs corps, leur pardonnant d’être Anglaises. Mais celle-ci, avec son visage osseux, ses dents longues, l’aspect entier de sa personne, représentait trop fidèlement l’image de cette Angleterre dévoratrice, sèche et égoïste, inapte à la tendresse, véritable antithèse de l’amour. Et tandis qu’elle se laissait aller volontairement sur sa poitrine, il songeait à la jouissance de tenir ainsi la Grande-Bretagne, de l’étreindre de toute la force de ses bras puissants et de voir passer sur ses lèvres blêmes le spasme de la mort.
Le marquis quitta mistress Lucretia, alla à d’autres, choisissant les plus belles. Et devant celles-ci, quoi qu’il en eût, l’éternel amoureux qui était en lui, l’irrésistible don Juan reparut. La peau satinée, le parfum capiteux émané de celles qu’il voulait bien élire le prenaient au sens, chatouillaient son épiderme. Il leur parlait de sa voix d’or, leur murmurait un éloge jamais banal, jamais entendu, et toutes, il les sentit au bout d’un instant défaillir dans ses bras. Rien qu’à le frôler, rien qu’à le voir, au contact de sa main touchant la leur, elles lui appartenaient. Dès qu’il les avait quittées, elles le suivaient avec des yeux d’envie, l’inondaient de leurs regards jaloux. Leur gorge brûlait, leur sang bouillonnait ; elles avaient soif et s’en allaient boire, pour revenir bientôt le chercher dans la foule et s’accrocher à ses pas.
Les deux filles de sir Edmund Fancett s’étaient mises tout exprès sur son chemin ; leurs yeux mendiaient la faveur d’être accueillies. L’une après l’autre, il les emporta dans le tourbillon d’une valse, les sentit se lier à lui, des bras et des hanches. Leurs têtes se couchaient sur son épaule, leurs cheveux caressaient sa joue et, quand il les eut fait asseoir, elles ne voulurent plus danser avec personne.
C’était étrange même que les maris, les pères, pour la plupart aventuriers jaloux et féroces, ne prissent point ombrage de cette poussée de passion vers un homme. Lisaient-ils sur son visage une vague expression de dédain, cet air particulier qu’on trouve quelquefois au lion du désert, quand il passe insensible, sultan superbe, au milieu des lionnes amoureuses qui se roulent dans le sable à ses pieds ? Ou bien avaient-ils tous les regards troubles, car ils buvaient encore, ils buvaient toujours ?
Ces femmes n’étant pas des lionnes, le lion passait ; les plus dignes d’entre elles n’étaient pas dignes de lui et s’il éprouvait un certain plaisir à voir toutes ces poitrines dont quelques-unes étaient riches, ces épaules dont beaucoup étaient nacrées, ces nuques élancées, les torsades noires ou blondes, les bouches pâles ou rouges comme du sang, les yeux doux et profonds ou les prunelles d’acier ; s’il savourait l’odeur de ce bouquet gigantesque et vivant s’offrant de lui-même à ses narines délicates, il ne s’en grisait pas plus qu’il ne s’était grisé de champagne.
Le marquis de Rio-Santo ne voulait pas aimer ce soir !