XX UNE EXÉCUTION

Si l’on vient de voir l’action de Rio-Santo poussée avec une telle vigueur sur le territoire australien, il serait puéril de supposer qu’elle se limitât à cette seule colonie.

L’Angleterre est une hydre aux têtes multiples : en frapper une isolément ne peut conduire à rien, sinon à exaspérer les autres. Réunies en faisceau, ces têtes sont dangereuses et réputées, peut-être bien à tort, comme invulnérables. L’avenir fera justice de cet orgueil, mais il n’en existe pas moins, et l’Europe en doit faire son mea culpa, la France la première.

En effet, la France ne cessa de grandir, d’accroître son prestige et son influence au dehors tant qu’elle fut en guerre avec la Grande-Bretagne, c’est-à-dire pendant quatre cents ans. Du jour où elle désarma contre sa rivale, elle laissa le champ libre à des usurpations constantes d’où sortit la puissance britannique, aux dépens des puissances voisines. Dès qu’Albion met le pied sur un rivage quelconque, sans vergogne et sans droit, elle ne le quitte plus : elle s’y incruste comme la pieuvre sur sa victime, suce son sang et détruit ses habitants. Et si la moindre protestation s’élève, Albion crie à l’usurpation et à la mauvaise foi et souvent en tire prétexte pour de nouvelles spoliations ou pour la recrudescence du massacre.

Tout ce qui est à prendre, elle l’a pris ou le prendra ; tout ce qui appartient aux autres devra lui revenir ; tout ce qu’elle est forcée de leur laisser est considérée par elle comme un vol commis à son préjudice.

Quand deux nations se battent, le bénéfice est pour elle ; en temps de paix, elle pose ses griffes sur quelque point du globe insignifiant en apparence : une forteresse anglaise s’y dresse aussitôt et on s’aperçoit trop tard que de là elle pourra gêner tout le monde. Mais la chose est faite, on s’incline ; Albion s’aiguise les dents et s’en va dévorer un autre morceau de territoire, s’emparer d’un nouveau détroit, de l’embouchure d’un fleuve, d’une île importante.

Au commencement de ce siècle, elle ne possédait pas une pointe de rocher dans la Méditerranée. Elle a pris Malte par la trahison, les îles Ioniennes par la ruse ; l’Égypte et Suez doivent lui appartenir ; jamais plus elle ne quittera la Méditerranée.

Son histoire est une série de crimes. Chaque page est tachée de sang et chaque ligne est le témoignage d’une perfidie. Il semble qu’on lise un acte d’accusation et ce qu’il faut accuser, ce n’est point tout le peuple anglais lui-même, mais son gouvernement : le premier est seulement complice, le second responsable, et celui-ci est fait de cette oligarchie criminelle et féroce, de cette féodalité mercantile dont le mensonge est la loi et la cruauté le moyen.

Napoléon avait vu juste quand il avait conçu le plan du blocus continental et la mise hors la loi de la Grande-Bretagne. Combien de fois, au soir de sa vie, sur le rocher de Sainte-Hélène, dut-il regretter de n’avoir pu accomplir sa tâche ! Car s’il eût réussi, la grande pestiférée, isolée des autres nations et repoussée par elles, se fût pourrie elle-même, gangrenée par ses propres souillures.

Elle avait eu conscience du danger auquel elle avait échappé et s’en vengeait en faisant du grand homme un martyr. Personne ne devait-il donc se lever pour venger Bonaparte et pour accomplir l’œuvre ?

Pendant quatre heures, le marquis de Rio-Santo avait causé, un matin, avec le géant qui se mourait à Longwood et peut-être Napoléon avait-il dit à Rio-Santo comment il fallait s’y prendre pour abattre l’hydre aux cent têtes. Il est telles conversations dont on se souvient toujours et des conseils qui portent leurs fruits ! La cour d’assises de Middlesex avait cru seulement frapper un audacieux, la justice n’avait vu clair qu’à demi. On l’eût bien surprise en lui disant que le poignard du condamné allait vers le cœur même de l’Angleterre et y pénètrerait un jour.

Au cours des débats, dans Old-Bailey, Sa Grâce le prince Dimitri Tolstoï, ambassadeur de Russie, avait lui aussi chargé l’accusé avec véhémence, croyant frapper un homme et ne se souvenant plus des paroles de cet homme.

Pourtant ils avaient eu ensemble d’intéressants entretiens touchant certaines gens venus d’Europe, qui avaient aidé les Afghans à saccager des établissements de la Compagnie des Indes, poussé le Canada à la révolte, fait interdire en Chine le commerce de l’opium, agité les États-Unis et conspiré même en Irlande en dehors du tiède O’Connell.

Telle était la situation cinq ans auparavant, le jour où Rio-Santo disparut de la prison de Newgate. De ce jour, en suivant la ligne politique, voyons un peu ses actes. Son premier soin fut de jeter par-dessus bord ceux des Lords de la Nuit qui ne lui plaisaient plus : les faibles, les raisonneurs, les inutiles et surtout les orgueilleux comme le docteur Moore, sauf à les retrouver ou à les briser plus tard. Il ne garda avec lui que le cavalier Angelo Bembo, Randal Grahame, Tom Turnbull, Snail et la reine Mab. Quinze jours après, le temps de guérir sa blessure et de dresser d’autres batteries, puis il reprit sa route et recommença de rayonner sur le monde.

L’Angleterre avait essayé de lancer son cadavre au bout d’une corde sur une place de Londres, pour montrer ce qu’il en coûte de vouloir toucher à la puissance britannique. Mais l’Angleterre n’avait saisi que du vent et celui-ci s’en était allé souffler plus loin, ouragan insaisissable et terrible. Partout où le léopard anglais devait poser ses griffes sanglantes, il sentait tout à coup se dessécher sa langue sous l’effet d’un courant redoutable qui charriait la vengeance et déchaînait les représailles.

On put voir Rio-Santo tour à tour à Gibraltar, à Malte, à Ceylan. Un soir, il était à Québec, préoccupé et rêveur. Une carte et des papiers étaient étalés devant lui et parmi eux une lettre jaunie qu’il relut. Elle avait été adressée par le capitaine James Crawford au colonel Haldémond, gouverneur du Canada, pendant cette sinistre époque, déjà lointaine, où les troupes anglaises, non contentes de tuer par elles-mêmes, excitaient la férocité des Indiens en leur offrant une prime pour chaque chevelure américaine ; entre les généraux anglais et les chefs des tribus se faisait un commerce régulier de têtes humaines et la lettre du capitaine Crawford accompagnait l’envoi de huit ballots de péricrânes.

Albion pourrait en montrer beaucoup de semblables dans ses annales et si le nom de tous les vampires tels que Crawford et autres n’est point cloué au pilori de l’histoire, c’est qu’il y en eut trop.

Le marquis achevait donc sa lecture et crispait ses poings devant le témoignage de la plus honteuse barbarie et du plus ignoble cynisme, le misérable qui avait écrit ces lignes ayant osé évoquer le nom de Dieu, en mendiant une récompense pour son infamie. On comprend l’état d’esprit dans lequel se trouvait Rio-Santo quand le cavalier Bembo lui apprit que, le soir même, un capitaine anglais avait fait supplicier quatre malheureux Indiens pour un motif des plus futiles.

Le marquis fronça terriblement les sourcils et dit à Angelo Bembo :

– Dans une heure, il me faut cet homme à un demi-mille au nord de la ville, sur le bord du Saint-Laurent. Va.

À l’heure prescrite, le capitaine était là, ligoté, plus mort que vif, au milieu d’inconnus dont les intentions lui paraissaient pour le moins hostiles. Un pli de terrain ne permettait pas de voir le groupe depuis le Québec et d’ailleurs il faisait nuit noire ; une torche éclairait seulement les visages et la flamme se reflétait dans le fleuve. Rio-Santo s’avança vers l’officier :

Vous n’êtes point à la hauteur de vos devanciers, monsieur, lui dit-il. Aujourd’hui vous avez fait quatre victimes au nom de l’Angleterre ; il leur en fallait à eux des centaines. Pour les venger toutes, votre tête est bien mince ; mais je vais m’en contenter ce soir. Écoutez ce que faisaient ceux dont je vous parle : c’est une page arrachée à l’histoire de votre pays. Le jugement qu’ils eussent mérité sera le vôtre. Lis, Bembo.

Il tendit au cavalier la lettre jaunie et, dans la nuit obscure, la voix d’Angelo s’éleva, dominant le bruit des glaces qui se heurtaient sur les rives du fleuve. Écoutons ce qu’elle disait, pour la honte du peuple Anglais :

« Conformément à la prière des chefs sauvages de Senneka, j’envoie à Votre Excellence, à la garde de Dieu et sous la conduite de James Bloyd, huit ballots de péricrânes, ou chevelures préparées, séchées, garnies de cerceaux, peintes et décorées de toutes les marques triomphales des Indiens.

« Je ne doute pas que Votre Excellence ne juge à propos de donner quelque encouragement ultérieur à ces honnêtes gens.

« Les présents qui me seront consignés pour eux seront distribués, d’après mes soins ordinaires, avec prudence et fidélité.

« Voici la facture et l’explication du contenu des huit ballots dont les Indiens vous demandent de faire hommage en leur nom, à Sa Majesté.

« Signé : JAMES CRAWFORD.

« N° 1. – Quarante-trois chevelures de soldats du congrès, tués en diverses escarmouches ; elles sont déployées sur des cerceaux noirs ; le devant de la peau est peint en rouge avec une petite tache noire pour indiquer qu’ils ont été tués par des balles.

« N° 2. – Soixante-deux chevelures de fermiers tués dans leurs maisons. Les cerceaux sont rouges ; la peau peinte en brun et marquée d’une houe. Vous trouverez autour un cercle noir qui démontre qu’ils ont été surpris dans la nuit, et une hache au centre, laquelle signifie qu’ils ont été tués par cette arme.

« N° 3. – Quatre-vingt-dix-huit chevelures de fermiers, tués dans leurs maisons. Même symbole que leur profession. Le grand cercle blanc et le soleil indiquent qu’ils ont été attaqués en plein jour, le petit pied rouge indique qu’ils se sont défendus et sont morts en combattant pour leur vie et celle de leurs familles.

« N° 4. – Quatre-vingt-dix-sept péricrânes de fermiers. Les cerceaux verts dénotent qu’ils ont été tués dans les champs ; le soleil désigne également l’heure du combat.

« N° 5. – Cent deux chevelures de fermiers. Les mêmes symboles suivant les diverses circonstances. Dix-huit seulement marquées avec une petite flamme jaune, pour annoncer qu’ils ont été brûlés vifs après avoir eu les ongles arrachés et subi d’autres tortures. Un des péricrânes désigne un ecclésiastique, par son rabat suspendu au cerceau de sa chevelure. On y remarque soixante-sept têtes grises, ce qui rend le service plus essentiel.

« N° 6. – Quatre-vingts chevelures de femmes. Les cheveux longs, tressés à la manière des Indiennes, pour dénoter qu’elles étaient mères. Les cerceaux bleus ; la peau fond jaune, avec de petits crapauds rouges, pour représenter d’une manière triomphante les larmes qu’ont répandues les parents. Dix-sept têtes ont les cheveux gris.

« N° 7. – Cent quatre-vingt-treize chevelures de garçons de différents âges. Petits cerceaux verts ; fond blanchâtre sur la peau avec des larmes rouges au milieu. Des haches, des couteaux, une massue, suivant l’instrument qui les a mis à mort.

« N° 8. – Deux cent onze chevelures de filles de différents âges. Petits cerceaux jaunes, peau fond blanc, larmes, haches, massues, scalpel.

« N° 9. – Mélange de toutes les espèces, au nombre de cent vingt-deux, avec une boîte d’écorce de bouleau contenant les péricrânes de vingt-neuf petits enfants de diverses grandeurs. Petits cerceaux blancs, peau de même couleur ; point de larmes, mais seulement un petit couteau noir au milieu, pour désigner qu’ils ont été arrachés du ventre de leurs mères.

« Ces présents furent remis au capitaine Crawford par le grand chef indien Conciogatchie. »

Comment ce chef-d’œuvre de la barbarie anglaise, où l’officier s’était complu dans les détails avec un cynisme révoltant, était-il aux mains de Rio-Santo plus de cinquante ans après que lettres et ballots avaient été saisis dans les bagages du général Burgoygne, lors de la déroute de l’armée royale ? Mystère. Les Américains, paraît-il, conservèrent les têtes, le délicieux cadeau offert à Sa Majesté britannique. Pourraient-ils les montrer encore si quelque jour l’Angleterre venait à leur parler d’alliance ? Il est des reliques dont la diplomatie n’aime pas à s’embrasser.

Le marquis de Rio-Santo possédait la lettre et, pour l’Amérique, se souvenait des œuvres de l’Angleterre. Ce document, d’ailleurs, n’était pas le seul de ses archives et le cabinet de Saint-James les lui eût payées cher.

La terre était couverte de neige, car cette nuit-là, il faisait froid autour de Québec. N’empêche que de grosses gouttes de sueur perlaient sur le front de l’officier anglais. La lecture achevée, il se mit à trembler.

Rio-Santo s’avança vers lui :

– L’homme qui a écrit cela, dit-il, méritait tous les supplices. Mais la race n’en est pas éteinte : les quatre victimes d’aujourd’hui, j’en suis sûr, ne sont pas les seules que vous ayez sur la conscience. Je ne connais pas votre nom ! c’est celui d’un félon et d’un lâche. Je ne vous dirai pas le mien : l’humanité et la justice me donnent le droit de vous condamner sans appel. Ôtez les liens à cet Anglais digne de sa patrie, de la barbarie de son gouvernement. Les Indiens sont des hommes, monsieur, et leur gloire est de ne pas vouloir être Anglais. Ils ont des frères malheureux en Irlande et, mois qui suis Irlandais, je venge mes frères Indiens.

Il tira un pistolet et fit feu : le capitaine tomba, la tête fracassée. Tom Turnbull fit rouler son cadavre dans le fleuve en le poussant du bout du pied.

– Ma conscience, murmura Rio-Santo, ne me reprochera jamais d’avoir exécuté cet homme.

Du Canada, le marquis passa aux Indes. Il y avait, là aussi, des descendants et des émules de James Crawford. Sur des ordres secrets, dont le vice-roi s’émut trop tard, des officiers anglais disparurent : on les retrouva le front troué d’une balle. Puis des sectes religieuses levèrent l’étendard de la révolte ; des fakirs parcoururent la montagne, entraînant derrière eux les populations affamées.

Ventre creux n’a pas d’oreilles, dit le proverbe. Cela dépend de la façon de l’entendre. Dans ce magnifique empire des Indes, dont se glorifie tant la couronne d’Angleterre, on meurt de faim plus qu’ailleurs, bien que le Parlement affecte chaque année dans son budget une énorme somme destinée à empêcher la famine. Mensonge comme toujours ! La famine est prévue, voulue, organisée ; quand elle se produit, à époque fixe, le crédit destiné à la faire cesser n’existe plus ; on l’a épuisé en armements ou pour le bien-être des fonctionnaires. Les Hindous demandent du pain : on leur répond avec du plomb et beaucoup n’ont plus faim le lendemain. Les autres écoutent la voix de la révolte et leurs ventres ont des oreilles.

Le marquis de Rio-Santo retrouva là ses commis-voyageurs politiques, envoyés d’Europe pour ensemencer le hasard, suivant l’expression du prince Dimitri Tolstoï. Ils avaient aussi ensemencé la haine contre Albion et quand le marquis quitta Bombay, près de vingt mille affamés, exaltés par les fakirs, se préparaient, dans les Ghattes occidentales, à demander à manger les armes à la main.

Puis Rio-Santo alla ailleurs. L’homme arrêté naguère par un tas de pavés à l’entrée de Belgrave-Street continuait sa route et plus que jamais il était The great agitator. Donnor avait tué Clary, la belle et vaillante jument qui eût pu sauver Rio-Santo et lui permettre d’accomplir son œuvre.

Mais qu’est-ce qu’un cheval qui s’abat, dans l’existence d’un tel homme ? Celui-ci allait lentement mais sûrement son chemin, enfonçant peu à peu son poignard au flanc de la nation abhorrée, de même que celui de l’Irlandais s’était enfoncé au flanc de la jument. Petites causes et grands effets ! Mais qui donc empêchera jamais un libérateur de suivre sa voie, quand celle-ci est le salut d’un peuple édifié sur la mort d’un autre ? Le marquis de Rio-Santo chevauchait la vengeance et sa monture avait des ailes.

Le jour où il aborda en Australie, il avait semé sur tous les points du globe où traîne, sanglant, le drapeau de la Grande-Bretagne, des serments de justice, de haine et d’espoir tout prêts à germer et à porter des fruits. Les noires murailles de la prison de Newgate et la silhouette de la potence dressée pour l’arrêter brusquement dans sa course, lui avaient à peine voilé un instant la splendeur du soleil. De nouveau il le voyait briller, haut dans le ciel, si rouge qu’on l’eût dit teint de sang anglais.

Nous retrouvons Rio-Santo dans sa cabine de la Sournoise, méditant sur les événements passés, préparant les succès futurs auxquels doit le conduire sa politique d’audacieuse justice. Mais avant de le suivre plus loin dans cette voie, peut-être serait-il bon, dans un autre ordre d’idées, de revenir avec lui de cinq ans en arrière pour expliquer comment cet homme que Londres croyait mort était si bien vivant, prêt à relever l’étendard de l’Irlande et à poser à son tour son pied sur le front de l’Angleterre vaincue ?

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