XIII DÉVOUEMENT PASSIONNEL

Le don de soi-même fait par une vierge pauvre est une générosité qui ne peut être égalée même par les femmes les plus riches, car pas une d’entre elles ne consentirait à se séparer de la majeure partie de son bien.

La proposition de Glady Sorley paraissait étrange, si l’on songe à son horreur pour le vice, à sa haine pour l’uniforme anglais, à sa qualité de rebelle, en vertu de laquelle elle se trouvait précisément cette nuit même à Armagh.

Depuis le moment où cette petite fille à l’intelligence vive et ouverte, pleine d’initiative et de courage, avait été accueillie par Randal Grahame et le prieur de Devenish, elle avait demandé la faveur de remplir un rôle. Connaissant comme personne les chemins et les sentiers, pouvant se faufiler partout sans se laisser prendre, elle avait obtenu la mission de venir à Armagh savoir quelle était la composition des forces anglaises qui occupaient la ville.

Elle y avait d’ailleurs trouvé autre chose.

En effet, comme elle errait à travers les rues, une branche de houx à son corsage, elle dut se ranger pour faire place à un cavalier qui la dévisageait avec une certaine persistance.

Elle eût bien essayé de s’esquiver, mais l’étranger la tenait sous le feu de son regard et venait d’arrêter son cheval auprès d’elle.

Cet homme l’effrayait un peu : il portait des vêtements sombres qui s’harmonisaient avec la robe de sa monture, une superbe bête toute noire, avec une étoile blanche au front. Il dardait sur elle l’éclair de ses prunelles d’acier. Tout à coup il se pencha, saisit la branche de houx et l’arracha de son corsage.

Glady poussa un cri de colère et essaya de ressaisir l’emblème.

Mais le cavalier était maintenant près d’elle, pied à terre. Il la regardait et souriait.

– Vous tenez donc bien, demanda-t-il, à ce rameau vert dont les feuilles sont acérées ? Je n’ai jamais entendu dire que les jeunes filles cherchent à s’en parer et le préfèrent à un bouquet de clématite ou de chèvrefeuille…

L’enfant leva les yeux sur lui, fut surprise de son regard doux, de sa voix caressante. Elle le trouva beau, et pourtant une certaine défiance la maintenait en réserve, presque hostile :

– Le houx est à présent de mode en Irlande, répliqua-t-elle, vous le verrez à plus d’un corsage, pour peu qu’il vous prenne la fantaisie d’aller vous promener dans les comtés du nord.

– Et pour que vous soyez à la mode, reprit l’étranger, votre amoureux a mis cette branche à votre corsage. Soit, je vais vous la rendre.

Elle fit un geste de dénégation, tandis que lui se penchait vers elle, rattachait de ses mains la branche de houx à sa boutonnière et lui murmurait tout bas à l’oreille :

– Revenge and liberty !… Qui êtes-vous, petite, et que faites-vous ici ?

À ces mots, Glady devint toute pâle et se redressa tandis qu’il poursuivait :

– Quand avez-vous quitté Randal Grahame ?… Dites-moi s’il est aux portes de la ville et si je pourrai le voir cette nuit même.

Elle ne sourcilla point. Comme elle ne connaissait pas cet étranger – et Dieu sait si la terre d’Érin en voyait sortir de tous ses taillis, à cette heure – ce pouvait être un espion ou un traître. Il ne portait pas d’ailleurs le signe de ralliement et pouvait avoir surpris les mots qu’il venait de prononcer.

– De qui parlez-vous ? dit-elle sur un ton d’indifférence dont le sens eût échappé à tout autre ! Je ne connais personne de ce nom à Armagh.

– Assez, mon enfant, fit-il. Vous avez fait tout votre devoir. Si j’insiste, c’est que je connais votre secret et que j’ai le droit de le connaître. Dites-moi ce que je vous demande : je suis le marquis de Rio-Santo.

À ce nom, le nom du chef, du maître suprême, la jeune fille se troubla un instant, bégaya. Mais, en quelques secondes, elle reprit tout son courage et murmura :

– Venez, je ne suis pas seule ici. Il y a avec moi un vieillard qui vous reconnaîtra, si vous avez dit vrai. Mais on ne ment pas quand il s’agit du salut de l’Irlande !

Elle prit Rio-Santo par la main, le guida à travers les rues étroites vers une maison de modeste apparence où deux hommes étaient attablés et causaient à voix basse. Le marquis attacha sa jument noire au loquet de la porte, précédé de Glady :

– Qui est cet homme ? Le connaissez-vous ? demanda-t-elle en s’adressant à Daniel O’Sullivan qui se leva aussitôt.

– Le maître ! murmura celui-ci. Dieu soit loué, je vais donner cette nuit de bonnes nouvelles à Randal.

Quelques instants après, à la suite d’une conversation fort intéressante, à laquelle Glady Sorley avait pris part et où Rio-Santo avait eu pour elle des paroles aimables, le cavalier, enfourchant sa monture, s’était éloigné au galop. On a vu Daniel O’Sullivan quitter de même Glady Sorley à l’entrée de la nuit et disparaître, à cheval, au moment même où lord Albourgham adressait la parole à la jeune fille.

Remettons donc ces deux-ci en présence, le lieutenant et la révoltée, l’homme qui disait : « Je n’ai plus le droit de frapper le marquis de Rio-Santo ! » et la vierge qui ajoutait : « Si vous voulez être sauvé, venez ! »

Comme elle avait guidé Fergus O’Breane, elle tenait par la main l’officier anglais, le dirigeant à travers les rues étroites et obscures. Il était brave et ne s’en inquiétait point, car il sentait tressaillir dans la sienne la petite main de celle qui avait posé un instant sa belle tête sur son épaule. Il la suivait sans scrupule, sans honte et aussi sans crainte, parce qu’il la devinait loyale.

Elle ouvrit la porte, qui ne possédait aucune fermeture défensive, comme toutes les portes d’Irlande. La maison était vide, une pauvre demeure composée de deux pièces : dans la première, une table et des escabeaux ; dans la seconde, un grabat. Elle lui montra un siège et resta debout devant lui :

– Vous n’avez pas peur ? demanda-t-elle.

– Moi, pourquoi ? Je me suis confié à vous, je ne crois pas avoir à le regretter. Si j’avais un danger à courir, je le braverais ; si le danger vous menaçait, je suis prêt à vous défendre.

– J’aurais pu, murmura-t-elle, vous attirer dans un guet-apens, car cette maison est isolée.

Il ne daigna pas jeter un regard d’inquiétude autour de lui, posa son coude sur la table et se mit à considérer la jeune fille. Elle semblait le menacer, mais de son attitude il ne ressortait que plus de franchise. Elle vint s’asseoir auprès de lui et lui demanda :

– Ne m’avez-vous pas affirmé que votre mère est Française ?

– C’est vrai…

– Je n’en doute pas. Quoi que vous fassiez et bien que vous portiez l’uniforme de l’armée anglaise, vous ne serez jamais complètement Anglais. C’est ce dont je voulais m’assurer. À présent, ma conviction est faite. Si vous ne m’aviez pas dit cela tout à l’heure, je ne vous aurais pas amené ici ; et si je vous ai amené, c’est que j’ai d’autres choses à vous apprendre.

Il lui prit la main et la garda dans les siennes tandis qu’elle reprenait :

– Je ne sais pourquoi l’idée m’est venue de vous sauver la vie. Peut-être est-ce pour avoir entendu parler ainsi du marquis de Rio-Santo ? Je ne sais et ne devrais pas vous parler moi-même ainsi. Mais s’il est certaines personnes dont on s’éloigne, une force invincible vous rapproche des autres… Il y a en ce moment à Armagh plus de vingt officiers anglais desquels je me fusse détournée avec haine et mépris… Demain, ils n’existeront plus et vous seul resterez.

Lord Albourgham se leva d’un bond :

– Assez, s’écria-t-il ; je ne veux point subir cette épreuve de rester seul quand tous les autres seront morts. Je dois combattre avec mes compagnons, succomber avec eux ! Quelque chose que je ne comprends pas et que vous connaissez se trame contre eux pour l’instant. Sous peine d’être lâche vis-à-vis d’eux, je veux rejoindre mon poste… Adieu !

Glady lui barra le passage :

– Tout à l’heure, lui dit-elle, à la place où vous êtes, j’ai vu le marquis de Rio-Santo. Ne bravez pas sa colère, n’entravez pas sa marche… Dieu est avec lui !… Laissez agir ceux qui ne le connaissent pas, ceux qui n’ont pas comme vous une mère française !… laissez l’Irlande redevenir libre !

– Ma mère ! s’écria l’officier en s’arrachant les cheveux. Lui aussi m’a parlé de ma mère !… Est-ce donc une raison pour que j’oublie mon devoir ?

– C’est une raison, dit-elle, pour que vous ne fouliez pas aux pieds le sentiment de la justice… Écoutez-moi : je ne suis qu’une petite sauvage ; j’ai grandi comme j’ai pu, dans la lande, sans parents, sans appuis ; nul ne m’a appris à penser, à agir, mais je vous défie de me prouver que l’Angleterre puisse justement opprimer l’Irlande, je vous défie de me dire que votre mère approuve l’Angleterre !

– Eh ! que m’importe ! s’écria l’officier. J’ai prêté serment de fidélité à la reine, je dois obéir à mes chefs. Tant que je n’en serai pas relevé par la mort ou par l’impossibilité matérielle, absolue d’agir, je ne me reconnaîtrai pas le droit de manquer à mon serment.

– Soit, reprit Glady. Il me plaît de vous voir ainsi. Je vous prie néanmoins de rester. Pour l’instant, vous ne courez aucun danger.

Elle s’était placée devant lui. Il l’écarta du geste. Ce n’était plus le même homme. Le front haut, l’œil largement ouvert, il s’écria :

– Moi, c’est possible, puisque vous vous êtes mis en tête de me sauver. Je vous en sais gré, croyez-le ; mais je ne saurais accepter votre dévouement si mes camarades ne doivent pas en bénéficier.

La jeune fille l’empêcha de passer :

– Vos camarades, je ne les connais pas ! Quand le moment sera venu pour eux de se défendre, qu’ils le fassent. Momentanément, et d’ici plusieurs heures, je vous jure qu’ils n’ont rien à craindre. S’ils dorment, laissez-les dormir ; personne ne songe à les égorger durant leur sommeil.

Puis, prenant les mains du jeune homme, le regardant dans les yeux et frôlant contre lui sa poitrine ferme, elle lui dit :

– Pourquoi voulez-vous provoquer ma haine quand les événements nous ont rapprochés ? Si quelque honte devait rejaillir sur vous, je vous dirais : Allez-vous-en. J’aurais honte moi-même que vous me confondiez avec une fille s’offrant pour vous tendre un piège… Peut-être ne me croyez-vous pas ! Vous vous demandez pourquoi je me suis attachée à vous plus qu’à tout autre, pourquoi je vous ai dit : « Venez chez moi ! » à vous qui ne l’avez pas convoité, quand ma faible main s’est rougie naguère du sang d’un landlord, parce qu’il voulait ce que vous dédaignez ! Celui-là a voulu mettre ses lèvres aux miennes. Son audacieux mouvement de convoitise s’est achevé dans l’autre monde !… Je vous les offre moi-même à cette heure. Prenez-les, milord, elles seront votre sauvegarde. Je vous les donne parce que vous êtes le fils d’une Française et parce que le fils d’une Française peut être l’adversaire du marquis de Rio-Santo, mais non son ennemi !

Dans la chaleur de la discussion, les boutons de son étroit corsage avaient craqué. Ses épaules nacrées, sa douce poitrine apparaissaient maintenant aux yeux du lieutenant. Tout autre à sa place, brutal et sadique, eût entraîné cette belle fille vers l’autel du sacrifice. Lord Albourgham, lui, ne regardait que ses yeux où il lisait un dévouement sans bornes, un courage sans limites, la franchise et la foi.

Durant cette lutte, les heures passaient. La nuit s’était achevée. Les premières lueurs de l’aurore s’accrochaient aux toits de la ville. Glady Sorley eut un sourire de triomphe et retomba tout à coup dans une vague inquiétude. C’était seulement maintenant qu’il lui fallait retenir lord Albourgham, l’empêcher d’aller retrouver ses compagnons. Si elle était heureuse de constater que, trois heures durant, elle avait pu le garder auprès d’elle, elle tremblait à la pensée que, le jour paru, il allait vouloir s’en aller, au moment même où le danger réel commencerait pour lui.

Elle se rapprocha tout contre lui, lui souriant doucement, avec une candide impudeur, et laissa sa tête aller sur son épaule :

– Vous êtes las, murmura-t-elle, je le vois bien, vos paupières se ferment malgré vous. Je vous en prie, reposez-vous un instant ; je veillerai sur vous et je vous assure que personne n’entrera dans cette maison. Je serai là, tout près ; donnez-moi la preuve de votre confiance en moi. Il fait lourd comme à l’approche d’un orage ; ôtez votre dolman rouge et étendez-vous là. Vous pouvez, si vous le voulez, garder votre pistolet à portée de votre main, quoique cette précaution soit bien inutile, je vous le jure, car je suis seule et resterai seule avec vous ; mais je ne veux pas que vous doutiez de moi… Allons, je suis votre amie, écoutez-moi… Si je ne dois plus vous revoir, jamais, faites-moi la grâce de m’obéir une minute. Si, au contraire, nous devons nous rencontrer un jour encore, je veux que vous gardiez de moi un bon souvenir.

Elle était devenue câline ; ses cheveux frôlaient les moustaches de l’officier et parfois celui-ci sentait la caresse de son haleine. Il ne résistait plus. De ses doigts agiles, elle dégrafait les boutons du vêtement rouge, parfois arrêtée dans sa besogne par un tressaillement dont elle n’était pas maîtresse.

À la vérité, elle aimait lord Albourgham. Pourquoi ? Cela lui était venu brusquement, dans sa soif de dévouement et d’action, tout simplement parce que cet homme lui avait parlé doucement, parce qu’il avait émis devant elle, révoltée et ennemie, des idées particulières et généreuses sur Rio-Santo ; surtout parce qu’il avait une mère française et qu’on n’ôtera pas de l’idée du peuple irlandais que la France est la nation sœur.

C’était du moins étrange, cette égide de sa mère couvrant lord Albourgham vis-à-vis du marquis et vis-à-vis de cette fille du peuple ; cette association de sentiments chez deux adversaires dont l’un était au sommet et l’autre en bas de l’échelle, mais également nobles de cœur et pleins d’une générosité qui coûtait peu à l’un, obligeait l’autre à sacrifier ce qu’elle avait de plus cher.

Il était si peu accoutumé à ces choses, – tant le caractère anglais se prête difficilement à ces grands élans de sentiment, et l’on ne doit pas oublier qu’il était Anglais par son père, – qu’il eut une dernière défiance et referma d’un geste brusque son vêtement déboutonné.

Mais Glady ouvrit le sien, lui montra les richesses de sa poitrine, lui noua ses bras autour du cou et agrafa sa bouche brûlante à celle de l’officier :

– Tu ne veux rien me donner, s’écria-t-elle ; pas même ta confiance !… Moi je me donne sans arrière-pensée et sans réserve parce que je t’aime et que je me suis jurée d’écarter de toi tout danger !… Ne crains rien : reste courageux comme je t’ai vu jusqu’alors et sois homme, puisque pour toi et par toi je veux être femme !… Vois, le soleil va se lever dans une demi-heure, cette demi-heure est à nous ; la retrouverons-nous jamais ?

– C’est vrai, dit le jeune homme… J’ai eu tort de douter de toi… Viens !

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