XIX LE DESTIN

L’homme propose, mais l’or, ce nouveau dieu, dispose.

Rio-Santo se trompait.

L’Irlande ne devait pas être libre, parce que pour dompter cette invincible, l’Angleterre allait faire donner la trahison. La cavalerie de Saint-George, ainsi qu’on a nommé l’argent grâce auquel la duplicité britannique gagne ses plus brillantes victoires, allait encore faire son œuvre funeste.

Le lendemain, au point du jour, les partisans campés dans le cirque de l’Anneau du Géant, apprirent avec stupeur et désespoir que le marquis de Rio-Santo venait d’être trouvé mort sous sa tente. Une petite écorchure au poignet droit et c’était tout ; il avait suffi d’un ongle criminel, d’un ongle empoisonné au curare pour foudroyer ce titan.

Il nous faut franchir un long espace de temps pour arriver au moment où se calma la tempête soulevée par l’héroïque agitateur.

Les principaux lieutenants de Fergus O’Breane s’étaient bravement fait tuer à la bataille qui avait eu lieu le jour même de sa mort. Angelo Bembo fut un des rares survivants, pour la plus grande joie d’Anna Mac-Farlane qui retrouva son joli sourire le jour où le cavalier se présenta au château de Crewe pour demander et obtenir sa main.

À la suite de la catastrophe de l’Anneau du Géant, la folie mal éteinte de Clary s’était réveillée avec force. Elle fut transportée chez la comtesse de Derby et soignée par elle, et souvent miss Mary Trevor, restée fille, rend visite à la comtesse. Que peuvent se dire ces trois femmes, sinon causer de celui qui a laissé en leur cœur des traces indélébiles ; car elles ont toutes trois essuyé de trop près les terribles rayons de l’astre pour perdre jamais son souvenir.

Au château de Crewe, héritage du laird Angus, où s’était retirée la comtesse de White-Manor avec sa fille Susannah, cette dernière revit une fois Brian de Lancester ; ce fut à l’occasion de la mort du comte, son frère, qui décéda en état de folie, à la maison de santé de Denham-Park. Brian baisa la main de sa nièce, lui notifia sa prise de possession de la pairie et partit sans avoir voulu coucher sous le même toit que Susannah qu’il aimait toujours à n’en pouvoir guérir.

Snail n’a point épousé Madge, et s’est fait policeman pour revenir à la vertu. Mais l’honorable Paddy O’Chrane, ex-capitaine de la Sournoise, a donné son nom à mistress Burnett, et trône, en qualité de mari de la reine, au comptoir des Armes de la Couronne.

Stephen Mac-Nab, n’ayant pu consoler son ami Frank Perceval de son amour malheureux pour miss Trevor, et désespéré lui-même parce qu’il ne peut plus rien attendre de sa cousine Clary, s’est résigné à gagner sa vie en soignant les fous à Bedlam. Le docteur Moore est devenu un de ses premiers clients. Il avait la rage de martyriser les chats.

Le dieu d’Abraham protège toujours Tyrrel l’Aveugle en Ismaïl Spencer qui est banquier dans Thomas-Street.

Il y a quelques temps, messieurs de la Banque imaginèrent de creuser de nouvelles caves pour faire semblant de regorger de lingots. Ces fouilles amenèrent la découverte d’un long souterrain percé sous Prince’s-Street et aboutissant à l’angle de Poultry. Dans ce souterrain, il y avait des ossements et une jarre ; le tout intrigua fort les savants.

La Société royale des Antiquaires ne put faire moins que d’opérer une descente en masse dans cette prodigieuse excavation. Les ossements furent examinés ; la jarre fut mesurée, jaugée, dessinée. À l’unanimité, la Royal-Society décida que cette jarre, qui était une amphore, avait servi de carafe à Galgacas, au temps de la tyrannie romaine.

Quant aux ossements, les uns prétendirent qu’ils appartenaient à un individu du genre homme, ce qui prouvait surabondamment l’existence d’une race de géants dans l’île, à une époque indéterminée. – Les autres affirmèrent reconnaître positivement les restes mortels d’un mastodonte ou éléphant fossile.

Le Times imprima la savante délibération.

– Tonnerre du ciel ! Dorothy, mon amour, dit le bon capitaine Paddy en lisant ce paragraphe : c’était tout bonnement Saunder et sa bouteille ! Soyons damnés tous les deux !

De temps en temps, lorsque la politique tortueuse du cabinet de Saint-James s’endort et oublie de jeter entre les peuples des semences périodiques de haine, les nations s’entendent ; un murmure de réprobation universelle s’élève ; un nuage sombre s’amoncelle menaçant et obscurcit l’horizon britannique.

C’est l’ouragan qui se cache derrière ce nuage ; et parfois il nous semble que du sein de cet orage va surgir, terrible et fort, et tenant en main la foudre, le génie de la tempête, Fergus l’Irlandais, le champion d’une haine immortelle.

A-t-il suffi de l’ongle venimeux d’un traître pour abattre ce géant qui, seul dans la balance, pesait autant qu’un empire ?…

Dieu a-t-il brisé ce levier puissant comme un instrument vulgaire ?

Peut-être ! – Peut-être aussi la lave s’amasse-t-elle au cratère du volcan éteint, attendant l’étincelle qui doit rallumer l’incendie.

Peut-être, lorsque l’heure du châtiment aura sonné, reconnaîtra-t-on le combattant infatigable, debout, le pied sur la poitrine de l’Angleterre criant grâce, et agitant, aux acclamations de l’univers, l’étendard relevé de l’Irlande !

FIN

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